• 2022-3 Cruauté nazie

    séance 3

    LA CRUAUTE NAZIE

    (sur les modes opératoires de la persécution)

     

    Saul Friedländer intitule son livre L’Allemagne nazie et les Juifs (1939-1945), Paris, Seuil, 2008, le tome 1 Les années de persécution, et le tome 2 Les années d’extermination. Est-ce que la différence ainsi introduite entre la persécution et l’extermination est toujours pertinente ? Je ne le pense pas… pour des raisons que la suite de mon propos éclairera.

    Pourquoi faire référence, et centralement, à la cruauté nazie ?

    Parce que je ne me satisfais pas d’une description simplement « objective » et historiographique des institutions et des pratiques nazies de la répression et de l’extermination, notamment dans les camps. En conséquence je voudrais prendre en compte et saisir la manière concrète de traiter les détenus, dans la mesure où il ne s’agit pas seulement de les évincer ou de les liquider ; il s’agit de les faire souffrir… D’après une idée (paranoïaque) de vengeance. Voilà la raison pour laquelle je place ce chapitre sous le signe de la méchanceté et plus encore de la cruauté...

    Disons les choses autrement. Pour éclairer la manière dont les nazis agissent, pour saisir les buts qu’ils poursuivent, les finalités qu’ils se donnent comme aboutissement de leur politique criminelle, il faut, conformément à la méthode déjà éprouvée ici sur d’autres objets, aborder les pratiques réelles telles que les nazis les ont conduites, telles qu’ils les ont effectuées avec constance et souvent avec enthousiasme, en tout cas sans varier à travers le temps, depuis les années 1930 jusqu’à la fin de la guerre - même si certains SS ont commis de petites transgressions par exemple s’ils se sont laissé aller à une sentimentalité que leur formation promettait pourtant d’éradiquer. Je pense au cas évoqué par Michael Pollack du SS qui a noué une complicité affective avec une femme détenue (in L’expérience concentrationnaire, Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, Métailié, 2000). Mais le cas le plus probable est celui représenté par Jonathan Littel dans son roman, Les bienveillantes (2006) lorsqu’il évoque l’enfant juif capturé en Russie, d’abord apprécié comme pianiste prodige, mais finalement tué sans la moindre hésitation ni la moindre émotion dès lors qu’il devient incapable de jouer après qu’un accident l’ait privé de l’usage d’une de ses mains...

    Voici un autre exemple de cruauté, que je donne pour souligner le fait que la volonté donc la décision de faire du mal est rendue opérationnelle par la suppression de tout sentiment de compassion envers les Juifs. C’est un cas de meurtre commis non dans les camps mais dans le cadre de la vie sociale ordinaire, à l’école en l’occurrence, donc dans la société civile. Nous somme loin des camps et des cachots de la Gestapo (je traite de cet exemple dans mon essai - à paraître - sur la violence nazie) :

    Un témoin, interrogé lors d’une enquête effectuée à Harvard en 1939 auprès d’Allemands exilés aux USA, raconte un événement qui eut lieu à Berlin après 1933 alors que les nazis avaient pris le pouvoir (mais la date exacte n’est pas précisée ; le propos que je cite est restitué dans un film de Jérôme Prieur, Ma vie dans l’Allemagne d’Hitler, Roche production, producteur Dominique Tibi, 2018. Sur cette enquête voir aussi Anna Iuso, « L’exilé et le témoin. Sur une enquête autobiographique et son oubli », in Genèse, 2005/4, n° 61, p. 5-27). À ce moment, ce témoin, nommé Reuss ; précepteur ou autre, est « installé », dit-il, dans une famille « typiquement allemande ». Or un jour, la jeune fille de la famille, âgée de 14 ans, rentre du lycée la mine défaite, visiblement troublée, si bien qu’on la questionne. Elle explique alors que des filles de la jeunesse hitlérienne (sans doute la BDM, Bund deutscher Mädel, Ligue des jeunes filles allemandes) ont fait irruption dans la cour de l’établissement et que là, apercevant la fille d’un médecin juif, Helga, elles se sont attaquées à elle, l’ont jetée à terre puis lui ont sauté dessus à pieds joints. Nous voulions porter secours à Helga, continue la jeune fille, mais notre professeur est arrivée..., elle est membre du Parti nazi depuis les débuts, et elle nous a lancé : «  De quel côté vont se ranger mes petites allemandes ? ». Alors mes camarades à leur tour, l’une après l’autre, ont sauté sur Helga ; et moi… j’ai participé aussi… Jusqu’à ce qu’Helga ne pleure plus… Et maintenant elle est morte… « alors que tout le monde l’aimait ».

    Dans ce récit (qui est en fait le récit d’un récit, si bien qu’il est impossible d’estimer la distance prise avec la réalité par la première narratrice), la violence est à la fois extrême et banale. Elle est extrême, autrement dit d’une cruauté sans nom, parce que l’objet en est une petite fille, qui va mourir ; mais elle est aussi banale au sens où elle est commise dans le ban et l’arrière-ban de la société allemande, à savoir dans le cercle restreint des camarades de classe de la victime, des jeunes filles voire des petites filles, de simples et faibles filles pourrait-on dire. En outre, la modalité de ce lynchage fait penser à un jeu d’enfants - sauter à pieds joints. Voilà au total ce qui nous saisit d’horreur : le meurtre est à la portée de tout un chacun, même des personnes éloignées des violences habituelles à cette époque, spécialement les violences antisémites.  C’est ainsi qu’il faut commencer par parler de la cruauté des pratiques de répression nazies. Le nazisme a promu un ordre juridique inédit qui, comme l’affirmait H . Arendt, repose sur un « droit de tuer », en lieu et place du sixième commandement du Décalogue (« Tu ne tueras point »), fondateur de trois millénaires de civilisation. Tel serait même, selon H. Arendt, le « nœud moral » du nazisme (« Responsabilité personnelle et régime dictatorial » (1964), in Responsabilité et jugement, Paris, Payot, 2005 [2003], p. 73). Ce n’est pas que le meurtre ne susciterait ni protestation, ni révolte, ou bien qu’il ne soulèverait plus la frayeur ou le dégoût des citoyens ordinaires. C’est autre chose. Disons que le nazisme a rendu l’assassinat racial accessible, largement, à toute la population allemande. Tout le monde peut tuer un Juif...

     

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    J’ai déjà évoqué 1. la mise en œuvre des dispositifs, policiers notamment, de la persécution (j’en ai traité dans les séances précédentes) 2. l’élaboration et la réalisation de dispositifs punitifs, comme les camps (ce qui fait deux questions distinctes). Concernant l’extermination elle-même, il faut aussi rappeler qu’il y a deux modalités principales du meurtre.

    a) La première, a été pratiquée notamment par les unités de tuerie associée à la Wehrmacht lors de l’invasion de l’URSS depuis juin 41, les Einsatzgruppen (dont j’ai traité dans la séance précédente – je rappelle à ce propos que la participation de l’armée , la Wehrmacht est avérée, c’est la thèse de W. Wette, contre le mythe d’une armée innocente ou éloignée de ces crimes, dans Les crimes de l’armée allemande, Perrin, 2013 [2009 ; 2002 en allemand]. J’ai dit que dans les villes et les villages conquis, l’administration militaire recense d’abord les Juifs, toutes les familles et chacune au complet, puis les gens recensés sont convoqués et sont conduits jusqu’à des lieux spéciaux où on peut les abattre par fusillade, avec des mitrailleuses. Dans d’autres cas et d’autres lieux, les exécuteurs utilisent non pas les armes à feu le mais les gaz d’échappement de camions, renvoyé à l’intérieur des véhicules aménagés à cette fin, où ont été préalablement enfermées les personnes condamnées.

    En réalité, les exactions commises à l’encontre des Juifs, avec un mode opératoire variable, ont commencé dès l’invasion de la Pologne en septembre 1939. A cette époque elles ont d’ailleurs surgi comme un événement inédit, surprenant, qui a même pu susciter un mouvement de répulsion chez certains soldats Allemands. En témoigne un document (cité par Léon Poliakov dans le n° 3 des Archives de la Seconde Guerre mondiale, p. 11). Ce document, daté de février 1940, est signé du général Johannes Blaskowitz, commandant en chef des troupes allemandes présentes en Pologne, et c’est une quasi protestation contre les « excès antijuifs » des SS. Le général signale en outre que la brutalité des SS est souvent associée à une dépravation morale propre à des individus qui donnent libre cours à « leurs instincts bestiaux et pathologiques », parce qu’ils « se sentent officiellement autorisés et justifiés à commettre les pires cruautés ».

    b) La seconde modalité de meurtre appartient aux camps d’extermination. Sur les camps je rappelle la référence incontournable à l’étude (très volumineuse en l’occurrence) de Nikolaus Wachsmann, KL, Une histoire des camps de concentration nazis, Paris, Gallimard, 2017 [2015]. Retenons juste pour le moment que dans les camps, qu’ils soient de concentration ou d’extermination, on pouvait traiter les victimes soit en les tuant directement, sans délai (par le gaz ou le fusil), soit en les réduisant en esclavage pour les utiliser à des travaux divers, à commencer par ceux permettant d’assurer le fonctionnement de l’appareil d’extermination. Les camps d’extermination, plus secrets que les camps de concentration « « traditionnels », étaient soigneusement retirés du monde, quoiqu’il soit difficile de savoir jusqu’à quel point les riverains pouvaient les ignorer et ignorer leurs finalités ; mais c’est un fait qu’au-delà des barbelés et des miradors, les habitants des villes et des villages concernés pouvaient continuer leur existence sinon paisible du moins sans grave menace. D’après leurs témoignages, certains prisonniers qui sortaient du camp, étroitement accompagnés et surveillés par les SS, pour effectuer divers travaux, éreintant le plus souvent, apercevaient parfois non loin de leurs baraquements des gens occupés à leurs affaires habituelles comme si de rien n’était. Et c’est pourquoi, lors de la libération des camps, il put arriver que les soldats américains convoquent les populations pour qu’elles prennent complètement conscience, sans discussion possible, de ce qui s’était passé juste à côté de chez elles. Il suffisait de faire circuler les gens parmi les masses de cadavres encore entassés pêle-mêle dans l’attente de la fosse commune, pour prendre conscience des atrocités commises presque au seuil de leurs maisons, j’y insiste…

     

    Remarque personnelle

    De ces deux procédures de persécution, je puis supposer que mes grands-parents ont subi la seconde, l’assassinat dès l’arrivée au camp. Et comme je ne peux pas me représenter cette horreur autrement qu’avec la certitude qu’ils l’ont subie, eux, alors je dois me défendre contre l’image, même vague, de l’infernale descente vers la mort. Et pour endiguer cette pensée, je n’ai trouvé d’autre ressource que d’espérer, sans pouvoir tout à fait m’en convaincre, qu’ils ont succombé avant cela, pendant le transport, et qu’ils n’ont eu ainsi à affronter qu’une seule mort, au lieu des mille morts de la sortie brutale hors du train, de la sélection sur la rampe (le quai de la voie de garage), de la marche sous les ordres hurlés et les coups, de la nudité puis de l’asphyxie ou bien de la fusillade sous le ciel polonais. Une seule mort, advenue peu à peu dans la fatigue du voyage, voilà tout ce que je voudrais croire… Qu’ils aient doucement pris congé de la faim, de la soif et de la peur, et de leurs frères humains tout à côté, c’est la seule idée que je m’efforce de retenir. Une idée qui représenterait leur délivrance, comme une bénédiction au sein de leur sort tragique. Pour Rifca et Gustave, mes grands parents, Rifca Bucsbaum, née Sahna, et Gustave (ou Ghidali) Bucsbaum, son époux depuis 1914. Car ils sont encore là, qui me regardent et me sourient sur les photographies prises dans leur jardin, à Bures sur Yvette. Pour toujours, Rifca est assise sous le tendre feuillage du cerisier, avec sa pelote de laine dans une main et dans l’autre ses aiguilles, tandis que Gustave, juste à côté, debout, les yeux mi-clos, accueille la vie toute frémissante et bourdonnante de la faune ailée qui visite ses rosiers.

     

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    Cruauté dans les camps

    Le camp de concentration, KL ou KZ, Konzentrationlager, existe en Allemagne depuis l’accession des nazis au pouvoir. Le camp de Dachau ouvre en 1933, immédiatement après la prise du pouvoir par Hitler et les nazis. Il y aura ensuite, des centaines de camp dans toute l’Europe conquise et nazifiée. A l’origine on y procède à l’emprisonnement des opposants politiques, du moins des personnes qui, pour une raison ou une autre, sont apparues subversives ou « indésirables ». Les victimes ne sont donc pas forcément des militants avérés, actifs ou activistes, comme par exemple des gens surpris ou signalés et dénoncés à la Gestapo pour avoir diffusé une propagande ou même tenu des propos jugés douteux à l’égard du régime. Dans le camp, ces individus sont alors livrés à l’arbitraire. Parfois a été mise en œuvre une procédure de justice, après un délit dûment constaté ou imputé, mais ce n’est pas forcément le cas, bien sûr.

    Les centres de mise à mort résultent souvent d’une transformation des camps de concentration créés plus à l’Est, en Pologne surtout. Ce sont en quelque sorte des camps de concentration convertis en centre de mise à mort (parallèlement, la structure de base, le KZ, devient elle-même un camp de travail forcé à mesure que l’effort de guerre réclame de la main d’œuvre en quantité, et la moins coûteuse possible).

    La double fonction (camp de travail où l’on meurt en quelques semaines ; et camp d’extermination où l’on meurt dès l’arrivée du convoi) caractérise le camp d’ Auschwitz depuis 1941. Ce camp a été construit à partir de 1940, mais ensuite, en octobre 1941, sur ordre d’Himmler, on a commencé de construire à trois kilomètres ce qui est devenu le camp principal, le camp source, le Stammlager, 250 baraques pouvant accueillir chacune un millier de détenus. La présence des femmes dans les convois se solda d’abord par des bâtiments réservés à elle, puis par un camp spécial. Auschwitz comportait en outre le camp intitulé Auschwitz III, installé sur le village proche de Monowitz, construit à côté d’une usine chimique d’I.-G. Farben (la « Buna »), elle-même récente et destinée à la fabrication de caoutchouc. Le complexe d’Auschwitz a finalement occupé 40 km², un territoire immense, pouvant contenir jusqu’à 200 000 personnes. A la libération de ce camp, en janvier 1945, le chiffre de tués dépasse très probablement le million. Guère plus de 50 000 personnes sont retrouvées vivantes par les Russes.

    Pour la double fonction, KZ et camp d’extermination, à part Auschwitz, on peut également citer Maidanek. Les premiers convois de Juifs, slovaques et français en l’occurrence, arrivent à Auschwitz en mars 42. Mais les premiers arrivants sont plus anciens ; ils sont entrés le jour où les troupes allemandes, victorieuses de l’armée française, prirent possession de Paris : le 14 juin 1940 (Je m’appuie sur le livre d’une ancien détenu, Hermann Langbein, Hommes et femmes à Auschwitz, Paris, éd. 10-18, 1975, p. 20). Les Juifs commencèrent d’être massacrés là-bas en janvier 1942. D’autres camps furent directement conçus et construits pour exterminer les populations : Treblinka, Sobibor, Belsen et Chelmno, dans le cadre du génocide des Juifs polonais (l’Aktion Reinhard qui fit plus de deux millions de victimes). Dans le complexe d’Auschwitz, les chambres à gaz ont d’abord été aménagées dans d’anciennes maisons paysannes (communément appelées la « maison rouge » et la « maison blanche »), ensuite quatre autres furent construites en même temps que quatre crématoires associés. Ces chambres à gaz pouvaient contenir jusqu’à 1000 personnes (Chiffres donnés par H. Langbein, idem, p. 23).

    Revenons sur les deux manières d’envisager les « camps de la mort .

    a) Première manière : ce sont des camps créés pour l’exécution rapide (et neutre émotionnellement pour les SS) des déportés, le plus grand nombre des personnes déportées, qui sont donc assassinées dès leur arrivée, par le moyen du gazage dans ces locaux spéciaux, construits pour cette fin auxquels on a donné des apparences de salles de douche. En réalité, les SS et leurs sbires, au moment de pousser les gens à l’intérieur de la salle où ils allaient les tuer, n’avaient déjà plus besoin de créer une telle illusion rassurante pour que la file des condamnés, à qui on avait d’abord imposé de se mettre entièrement nus, s’avancent, transis en hiver, mais en bon ordre, sauf quelques uns dans la foule qui commençaient de comprendre certains propos qu’ils avaient entendus sans leur accorder vraiment de crédit. A cette étape de l’exécution, les SS (et leurs supplétifs Ukrainiens et Lettons, comme à Treblinka), avaient déjà accompli leur besogne, ils étaient déjà venus à bout de toute résistance éventuelle des condamnés. Mais à peine les portes closes, les hommes les femmes, les enfants, les vieillards, précipités là par familles entières parfois, les gens affaiblis et d’autres encore vigoureux, constataient qu’au lieu de l’eau attendue, un gaz, le « Zyklon B », jeté depuis le toit dans les conduits des sortes de cheminées (et jetés sous forme de granulés qui se transformaient au contact de l’air), commençait d’envahir tout l’espace en s’étendant et montant depuis le sol, et les faisait à l’instant suffoquer, défaillir, et atrocement souffrir. D’abord s’effondraient en gémissant les enfants et les personnes incapables de réagir. C’est alors que tous ceux qui n’avaient pas encore respiré le poison prenaient plus encore conscience de la situation et, dans une absolue terreur, cherchaient un moyen d’y échapper et criaient, suppliaient, griffaient les murs, s’arrachaient les cheveux, se tordaient ou s’effondraient d’épouvante et de douleur. L’opération ne durait que quelques minutes. Très vite, le silence revenait, on n’entendait plus le moindre murmure, rien n’était audible, pas de cris ni de plaintes, nul souffle de vie ne s’échappait d’aucune poitrine. Alors, les fonctionnaires du crime rouvraient les portes et pouvaient contempler leur œuvre : les tas de cadavres, les corps comme empilés les uns sur les autres, les personnes plus fortes et les plus grandes s’étant débattues en un ultime réflexe de défense, et ayant tenté d’échapper à l’inexorable expansion du gaz mortel en montant sur les corps déjà inertes de ceux qui avaient succombé les premiers.

    Que voyaient et comment vivaient les bourreaux ? Un médecin d’Auschwitz, le Dr Kremer, a écrit ceci dans son Journal, à la date du 2 septembre 1942 (cité par Léon Poliakov dans le n° 3 des Archives de la Seconde Guerre mondiale, p. 11): « Ce matin, à trois heures, j’ai assisté pour la première fois à une action spéciale. En comparaison, l’enfer de Dante me paraît une comédie. Ce n’est pas pour rien qu’Auschwitz est appelé un camp d’extermination ». Plus tard, le 12 septembre, après d’autres journées de ce type, entrecoupées de ripailles savoureuses (soupe de tomate, poulet, petits fours une fois, tarte aux pommes à volonté, café et bière une autre fois, ou encore cuisse de lièvre et pudding…), le Dr. Krmer note : «  Inoculation contre le virus. A la suite de quoi, état fébrile dans la soirée ; j’ai néanmoins assisté à une action spéciale dans la nuit (1600 Hollandais). Scènes terribles près de la dernière baraque. C’était la dixième action spéciale. » Dans le même texte, p. 17, Poliakov signale que les exécuteurs avaient besoin de s’enivrer avant d’affronter et après avoir accompli l’ « action spéciale ».

    A Auschwitz, lorsque l’afflux de personnes convoyées dépassait trop les capacités de la chambre à gaz, la fraction des déportés en surnombre était entraînée plus loin, à l’écart, dans un endroit boisé où avait été creusée une immense fosse pour entretenir une fournaise à ciel ouvert. Là ils étaient tués d’une balle dans la nuque puis immédiatement précipités dans les flammes. Ces victimes, en s’approchant du lieu fatal, en apercevant les rangées de SS armés, en entendant les détonations et les cris de leurs prédécesseurs dans la colonne, prenaient conscience plus vite encore du sort qui les attendait. Ici, la cruauté tient d’abord à l’absence de compassion, ce qui suppose un sentiment de toute puissance.

    Combien y eut-il d’exécuteurs, de bourreaux assassins en tout genre, dans toutes les situations où les SS purent déployer leur capacité d’action meurtrière ? Il y a dispute à ce sujet… Sans doute plusieurs centaines de milliers. Mais, je l’ai précisé : pas toujours des Allemands. J’ai dit que Les Einsatzgruppen sont quatre groupes de 2 ou 3000 membres chaque, avec leurs 60 000 supplétifs locaux.

    b) Seconde manière d’envisager les camp d’extermination : c’est une institution qui, pour atteindre à un bon niveau de régularité et d’efficacité dans la tuerie de masse, se fait aider par des milliers de personnes. La plupart, détenues elles aussi, sont rabaissées au niveau de l’esclave dont la vie est négligeable et qui seront donc traitées, là encore, avec le plus grand mépris donc la plus grande cruauté. Les convois sont fréquents à partir de 1942 et la masse de gens à tuer est considérable, donc les sélections commencent. La première étant du 4 juillet 1942. H. Langbein (idem, p. 23), note qu’en mars 1942, il y a, pour les déportés admis dans les baraquements du camp (c’est-à-dire provisoirement dispensés de la mort par gazage, puisqu’ils doivent contribuer à l’élimination de leurs semblables), 27 000 matricules. La numérotation est nouvelle et à l’origine elle n’est pas inscrite sur le bras des détenus mais en plus gros sur leur poitrine. En bref, le projet pragmatique des SS consiste à garder vivante quelques temps, trois mois tout au plus, la partie des condamnés qui leur fournira la main d’œuvre d’appoint indispensable, l’autre partie, bien plus importante, devant être immédiatement asphyxiée dans une chambre à gaz. On dispose sur ce point de plusieurs récits de rescapés, qui racontent comment, à la descente du train, de nombreux déportés sont désignés pour le supplice final, et dirigés vers des camions qui les conduisent vers les salles de torture en leur faisant croire que les véhicules sont là pour leur épargner une fatigante marche à pied…

    Après le mise en place du système de sélection et de marquage, le nombre des numéros matricules va passer à 35 000. Sont alors imposées aux personnes désignées des centaines de tâches, allant de l’administration, avec la paperasserie à tenir, mais aussi les constructions et tout ce qu’elles comportent de maçonnerie, plomberie, menuiserie etc., l’entretien, et les services liés directement au modus operandi des exécutions et à leur caractère d’industrie du meurtre. Certaines tâches et fonctions sont des postes privilégiés, par la sécurité qu’ils procurent et un niveau meilleur ou moins mauvais d’alimentation, de vêture, et même d’hébergement (exemple une pièce spéciale pour le responsable ou la responsable du « bloc »). Il faut avant tout dresser des listes, effectuer des dénombrements, procéder à des comptages quotidiens, etc. Logiquement, à Dachau, les déportés affectés à ces travaux sont des détenus politiques. A Auschwitz, ce sont souvent des détenus de droit commun, réputés impitoyables. D’où la concurrence, parfois haineuse, entre détenus, pour bénéficier de ces avantages. D’autres tâches, la plupart à vrai dire, sont misérables et pénibles au point d’être mortelles.

    On ne peut pas ici s’épargner le constat que les plus horribles de ces fonctions sont effectuées par les Sonderkommando (équipes spéciales), des détenus chargés d’extraire les cadavres de la chambre à gaz. Ces détenus, lorsqu’ils entraient dans le local toute juste redevenu silencieux (en portant éventuellement eux-mêmes des masques à gaz pour ne pas respirer les dernières émanations toxiques), ils devaient séparer les corps amoncelés, projeter sur cet amas de chair inerte un jet d’eau puissant permettant d’évacuer l’immondice écoulé des corps à l’approche de la mort.

     

    Remarque

    Le lecteur qui ne découvre pas sans malaise de tels détails horribles aura peut-être recours, ainsi que moi, souvent, comme dans une autre conduite de défense, plus maniaque celle-là, à Baudelaire et son poème Elévation, dans Les fleurs du mal, qui nous offre la solution suivante : « Envole-toi bien loi de ces miasmes morbides, / Va te purifier dans l’air supérieur »… à condition toutefois, qu’on admette contrairement à la fameuse prédiction d’Adorno, que la poésie a encore un rôle à jouer dans nos existences après Auschwitz.

    Une fois les corps séparés les uns des autres, les détenus de l’équipe spéciale les transportaient au crématoire pour l’incinération. Plusieurs milliers de cadavres par jour, à une certaine époque, étaient réduits en cendres, si bien que les hautes cheminées ne cessaient d’exhaler leur épaisse fumée ; c’est d’ailleurs la première chose, la fumée, et son odeur pestilentielle caractéristique, que remarquent les arrivants, en s’étonnant toujours, dans une première angoisse encore informulée, de l’odeur nauséabonde qui en émane.

    Ne croyons pas que les nazis restaient totalement indifférents à leurs victimes. Il est connu qu’ils en prenaient soin : mais comme une matière fongible. D’où cette manifestation supérieure de la cruauté, qui concerne non les vivants mais les morts. Ne rien laisser perdre. Les hommes des Sonderkommando étaient contraints d’arracher de la bouche des cadavres encore tièdes les dents en or, de même qu’ils devaient conserver les cheveux des femmes en vue de certaines fabrications textile. Les cendres humaines elles-mêmes pouvaient être utilisées comme engrais dans les champs cultivés, ou comme isolants sous les planchers des bâtiments, etc.

     

    (à suivre)

     

     


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