• 2023-2 La folie nazie

    Séance 2

    QU’EST CE QUE LE NAZISME ?

    (suite)

     

    Lors de la séance précédente, la séance 1 bis portant sur mon Essai intitulé Le nazisme dans l’histoire des violences collectives, j’ai souligné (comme je l’avais déjà fait en 2022) l’alliance originale propre au nazisme entre un discours et un projet irrationnels (paranoïaques) d’une part et d’autre part des élaborations rationnelles y compris des sciences, des expériences, des enquêtes, etc.- pour rendre ce délire démontré et, surtout, réalisable.

    Je signale au passage que traditionnellement, la parole du fou, du moins quand elle apparaît comme telle, est exclue de la société et spécialement de l’exercice du pouvoir. Or c’est exactement l’inverse pour les nazis. Ceci devrait nous faire réfléchir. En Allemagne, entre 1925 et 1945, un système totalement délirant a eu la disposition de moyens économiques, politiques, policiers, militaires, etc. absolument colossaux...

    I

    Quelles sont les origines de ce délire politiquement constitué ? Cette question, dans un premier temps, conduit à privilégier la folie de Hitler lui-même.

    En fait, deux thèses opposées ont été émises à ce sujet. L’une souligne la pathologie de Hitler et surtout son rôle majeur dans la formation de ses idées antisémites furieuses (telle est l’irrationalité dont je parlais). C’est le cas de François Delpla qui, dans son livre assez récent, Une histoire du IIIe Reich (Perrin, 2014, p. 21), affirme que « la folie d’Hitler [est] consubstantielle à son antisémitisme »… L’autre thèse est celle qui reconnaît l’existence de cette maladie mentale, mais non pas pour lui attribuer les obsessions antisémites du Führer, ce qui signifie que celles-ci ne sont pas l’effet d’un pur et simple désordre mental. Cette position est notamment celle de Ian Kershaw, grand historien anglais du nazisme (voir la biographie que j’ai plusieurs fois citée, Hitler, 1889-1936 : Hubris, Paris, Flammarion ; ainsi que l’ouvrage plus modeste, Hitler, Essai sur le charisme en politique). I. Kershaw se montre dubitatif sur le rôle qu’on fait jouer à la folie de Hitler. Il n’accepte pas l’idée que, dans l’antimitisme hitlérien et le déchaînement conséquent de violence mortelle à l’encontre des Juifs, on ne voie que le résultat d’une sorte d’emportement ou de colère (Kershaw admet toutefois que Hitler est un « désaxé »…). J’ai cité dans la première séance ce propos de Kershaw qui, pour approcher les origines de l’antisémitisme hitlérien, disait qu’il y avait là le fruit d’une évolution et d’une prise de conscience... sur le base de lectures, de fréquentation au début des années 1920 de quelques auteurs qui exercèrent sur lui une grande influence (parmi lesquels Houston Chamberlain et Alfred Rosenberg – mais j’en citerai d’autres plus loin).

    Remarque 1

    Kershaw commente longuement le talent de comédien de Hitler. Mais il ne fait pas l’hypothèse, plausible selon moi, que ce talent de comédien lui-même bordure la maladie mentale… Il dit bien (dans son Hitler, t. 1, op. cit., p. 40) que Hitler « était par-dessus tout un acteur accompli », donc qu’il joue la comédie ; et p. 407, il précise : « ses dons rhétoriques étaient au service de talents de comédien bien cultivés » (Un autre historien de l’Allemagne, Richard J. Evans, dans Le troisième Reich, ouvrage en Trois volumes, Paris, Flammarion, 2009 [2003], décrit à peu près dans les même termes les comportements calculés d’Hitler face aux foules venues l’acclamer : il commence ses discours sur un mode « discret voire hésitant », puis il se livre à des explosions vocales « presque en staccato, mais suivies d’un rallentando » pour les points cruciaux, avec usage des mains en plein crescendo (ce qu’on voit sur certaines photographies prises à titre d’exercice préparatoire). Or, pour ma part, j’ajoute que, dans le fait de jouer la colère etc., il y a peut-être une incertitude sur la différence entre d’une part un jeu dont on est conscient, car on sait qu’on joue et on contrôle tout comme le comédien professionnel, et d’autre part un jeu qui s’impose à la place d’une vraie crise. On peut se dire que Hitler se met vraiment en colère, donc à la fois joue cette colère et ne joue plus ou du moins se prend à son jeu. Quand on le voit, ce qui est encore possible dans de nombreux documents filmiques, on ne peut être que frappé par la véhémence du ton adopté et les attitudes physiques, notamment gestuelles, proprement hallucinées, dont il émaille son discours. Ceci semble le fait d’un sujet qui n’a plus conscience de jouer, donc qui a dépassé une limite ; et c’est peut être le franchissement de cette limite qui donne une dimension étrange et attirante à ce spectacle - pour ceux qui adhèrent au contenu du message et qui perçoivent alors dans Hitler une présence quasi surnaturelle, shamanique.

    Remarque 2

    L’homme Hitler se présente devant un public et est perçu par ses disciples comme annonciateur et dépositaire d’un destin. Il passe pour être est révélateur de forces cachées, dépositaire de messages adressés à lui par des puissances secrètes avec lesquelles il est censé communiquer et dont la révélation produit chez ses auditeurs, même en nombre immense, des effets d’enthousiasme, au sens fort. Il est possédé, et, comme on le pense couramment, il apparaît détenteur d’un pouvoir exceptionnel de type shamanique. C’est pourquoi il faut aller plus loin que I. Kershaw qui parle d’une autorité charismatique (terme emprunté à Max Weber). C’est vrai mais pas assez aigü. Quelle est en effet la source de cette autorité, voilà la question. Et la source, c’est, à travers la métabolisation sociale de la démence, le fait qu’Hitler passe se présente comme la personne exceptionnelle ayant des relations avec des puissances invisibles qui lui font signe. Il serait un véritable prophète, en lien avec un arrière-monde, en dialogue avec des ancêtres. D’où l’importance de la symbolique choisie par lui, le drapeau notamment, à croix gammée, et puis toute une série de rituels - les parades, la cérémonie de l’étendard sanglant conservé après les putsch (raté) de 1923, les retraites aux flambeaux - nocturnes par définition -, et tous ces rassemblement gigantesques, comme des fêtes destinées à produire une communion collective des personnes rassemblées avec le grand prêtre.

    En fait la folie de Hitler ne fait pas de doute. Sa démence paranoïaque (attirante et séduisante pour des foules qui, après le désastre de la crise économique de 1929, je le souligne, cherchaient un sauveur et ne savaient plus à quel saint se vouer!) s’est probablement (je reste prudent car cette thèse n’est pas toujours admise – j’y reviendrai) manifestée sous la forme d’une crise datée, quoique momentanée. Le diagnostic de démence a peut-être été effectif et… prononcé ; mai nous ne le savons pas, car ensuite, en septembre 1933, les documents éventuels relative à l’hospitalisation du Führer ont été détruits par la Gestapo. Notre ignorance tient aussi au fait que le médecin concerné, le dr Edmund Forster, psychiatre à Pasewalk (une petite ville de Poméranie occidentale où le caporal Hitler fut un temps hospitalisé vers la fin de la guerre, en 1918), le dr Forster, donc, qui avait probablement rédigé un rapport sur son patient, se suicida quelques années plus tard. On trouve le récit de cet épisode dans un livre de Rudolph Binion, Hitler et l’Allemagne. L’envers de l’histoire, éditions Points Hors Ligne, 1994 [1976]. C’est Binion qui a découvert qui était le médecin d’Hitler (R. Binion évoque aussi l’horrible traitement de la mère d’Hitler qui, atteinte d’un cancer qui l’emportera en 1907, avait été soignée par un médecin juif, envers lequel Hitler s’était montré très reconnaissant, même si les tentatives pour apaiser les souffrances de Madame Hitler grâce à une étrange procédé à base d’un gaz qui empestait la pièce (!) avaient finalement été inefficaces.

    Voici l’histoire de Hitler blessé et soigné, d’après R. Binion.

    Tout commence vers la fin de la guerre, en 1918, par une cécité provoquée par le gaz d’ypérite suite à une attaque anglaise. En fait, Hitler, inhabituellement envoyé se soigner loin du front, à une centaine de km au Nord Est de Berlin, dans une unité psychiatrique (ce qui est sans doute dû à un diagnostic particulier), se rétablissait lorsqu’il apprit le défaite allemande, donc la fin de la guerre. Or après cela (dont il dit que cela l’effondra au point qu’il ne put retenir ses larmes – ce fut, ajoute- t-il, la seule fois dans sa vie qu’il pleura !) il rechuta, ce qui pourrait révéler une crise d’un autre ordre que somatique ; car dans ce genre de blessure, de telles rechutes après l’obtention d’une guérison ne sont pas connues, d’autant plus que c’était une blessure légère. Voilà la particularité de l’épisode : après s’être rétabli au terme d’une évolution normale, Hitler se retrouva à nouveau dans le noir total, à cause d’une crise d’un autre ordre, très probablement hystérique, ce qui renverrait à un diagnostic qu’aurait pu prononcer Forster ( si on n’a pas de documents qui serviraient de preuve, on peut toutefois, avec certaines précautions, s’adresser à d’autres sources, y compris au roman d’Ernst Weiss, Le témoin oculaire, écrit en 1938, qui raconte l’histoire du caporal Hitler. Ce serait lors d’une séance d’hypnose que Forster aurait dit à Hitler : « Croyez aveuglément en vous et vous ne serez plus aveugle » (mais rien n’assure que ce médecin ait pratiqué l’hynose). Hitler a lui-même plusieurs fois évoqué cette crise, mais de façon allusive, y compris dans Mein Kampf, et dans des conversations ensuite rapportées. Certains témoignages laissent penser à une crise de démence hallucinatoire. En tout cas, durant cette crise, Hitler se serait cru interpellé par une puissance divine lui enjoignant de sauver l’Allemagne, après quoi il se serait illico rétabli (cf. R. Binion, idem, p. 55, et p. 45). Karl von Wiegand en 1939, rapporte un propos de 1920 ou 21, dans « Hitler Foresees His End », in Cosmopolitan, April 1939, p. 152. Hitler aurait déclaré : (je cite d’après le texte de R. Binion, p. 251) : « Et tandis que j’étais couché là, il m’apparut que j’allais libérer le peuple allemand et faire de l’Allemagne un grand pays ». Même type de citation dans le journal Frankfurter Zeitung de janvier 1923, qui évoque une  « extase intérieure qui lui assigna la tâche de devenir libérateur de son peuple ». Hitler lors des interrogatoires du procès de Munich (consécutif à sa tentative de putsch, en 1923),  aurait d’ailleurs relaté  : « Cette nuit là, je résolus que si je recouvrais la vue, j’entrerais en politique » (R. Binion cite ici le Bundesarchiv de Koblenz - les notes by Percy Ernst Schramm on interviews 1945-1946. Voir d’autres témoignages dans le livre de R. Binion, p. 251 et suiv.).

    Partant de là quel problème pouvons-nous nous poser ? Disons : le problème de savoir d’où vient la conviction antisémite de Hitler… En suivant R. Binion, d’une part cette conviction serait la transfiguration d’un trauma lié à la maladie et à la mort de sa mère, d’autre part elle se serait manifestée à l’occasion de crise de démence liée à la défaite (donc de la dévastation de la mère… Patrie!), crise lors de laquelle Hitler se serait senti appelé à sauver l’Allemagne et le peuple allemand… Or là se joue la divergence de vue avec des auteurs comme I. Kershaw ou R. J. Evans, qui font remonter la pensée antisémite de Hitler à sa jeunesse à Vienne et même à Linz (la ville où Hitler vécut avec ses parents). A cette phase, Hitler aurait été séduit et profondément imprégné des idées pangermanistes et de la littérature antisémite. Voir R. J. Evans, Le troisième Reich, t. 1, op. cit., p. 218 et 220 ; et Kershaw, p. 50 et suiv. par ex p. 53, d’après qui, dès l’époque de sa vie à Linz, Hitler lisait les journaux pangermanistes et antisémites, si bien que « c’est très certainement à Vienne que ses opinions sur les Juifs se radicalisèrent ». Ma propre perplexité tient au fait que, en disant cela, Kershaw prend au pied de la lettre, ou presque, ce qu’Hitler raconte dans Mein Kampf au sujet de sa promenade dans Vienne quand il était jeune et de sa découverte fracassante du Juif en caftan dont il se demande alors si c’est toujours un Allemand… Kershaw (idem, p. 53) admet que ce récit est peut-être enjolivé mais il pense que cela recouvre une « expérience marquante ». Et il en conclut (p. 54) qu’ au moment où Hitler arrive dans les tranchées, « sa conception du monde est déjà en grande partie formée ».

    J’avoue que je suis davantage convaincu par quelqu’un comme F. Delpla, qui voit dans cette fameuse anecdote quelque chose de fabriqué après coup dans le but de situer la formation de la doctrine antisémite dans la prime jeunesse, donc en quelque sorte dans le but de la solidifier en la présentant comme un avis très ancien, donc très sérieux. En fonction de cette réserve, Delpla (avec Binion) souligne le rôle de la crise hystérique de 1918… Binion fait même l’hypothèse qu’Hitler n’était pas encore un antisémite convaincu avant cette période, ce que prouverait sa reconnaissance amicale envers le médecin juif qui s’était dévoué pour soulager sa mère.

    II

    En fait, si je restitue ce débat (ou ce que j’en ai compris…), c’est un peu contre ma volonté primitive, à mon corps défendant, car je ne souhaite pas le poursuivre pour la raison essentielle que si on cherche à saisir non pas seulement l’antisémitisme mais le courant de violence paroxystique contre les Juifs, il n’est pas du tout requis de considérer la folie de Hitler (même si celle-ci a eu une force d’entraînement très grande). Le principal selon moi, ce n’est pas l’antisémitisme dans la tête de l’individu Hitler, c’est bien plutôt la formation collective d’une pensée de l’ennemi et de la volonté associée de le détruire, d’une manière ou d’une autre..., cet ennemi étant « le » Juif. Certes le rôle d’Hitler reste très important, comme figure de proue (très entraînante, je le redis) de cette croyance agonistique, à laquelle bientôt les masses vont adhérer en pensant qu’ainsi tous problèmes de la société allemande seront résolus (la défaite, le chômage, etc.). En d’autres termes, je propose de renoncer à une réflexion qui se produit sur une base individualiste, c’est-à-dire sur la base de la psychologie d’un seul homme (aussi perturbé et dément qu’il ait été). Ce que je suggère c’est que les grands dispositifs nazis (camps, Gestapo, etc.) notamment ceux inventés par Hitler ou en référence à lui sont bien associés au critère passionnel ou irrationnel de la folie, mais en tant qu’option prise par des groupes, des collectifs, dont le premier est le « « peuple » allemand - que les nazis et Hitler le premier prétendent représenter en l’idéalisant par la soi-disant composante raciale (aryenne), qui serait brimée par les Juifs depuis 2000 ans.

    Ainsi considérée (comme option collective et non pas seulement tendance individuelle), la folie se manifeste de deux façons : d’abord par un sentiment (une illusion) de de toute puissance quasi divine (voir la conférence de Wannsee de janvier 1942, où les nazis prévoient de s’en prendre à 11 millions de personnes à travers toute l’Europe - alors que tuer ou maîtriser tout le monde est absolument impossible ; voir avant cela la création des ghettos en Pologne. Donc rien n’arrête les nazis. Ils se croient capables de tout et de n’importe quoi. Rie ne saurait leur résister ? Le réel se pliera à leur volonté… ce qui est le meilleur signe de la folie). Ensuite par la tendance à juguler les énormes désordres entraînés par ces décisions folles (par exemple les gigantesques déplacements de population), en prenant d’autres cisions qui ne font qu’aggraver les choses (exemple : on va les liquider…!). De même, quand la guerre est perdue, les dirigeants nazis continuent à massacrer les Juifs alors même qu’ils dépensent pour ce faire des moyens humains et matériels qui leur eussent été indispensables pour tenter de s’opposer à leurs ennemis sur le terrain militaire. Autre incarnation de la folie : la volonté d’installer un « Reich de mille ans », c’est-à-dire un empire sans juifs et où la race aryenne dominerait le monde. Cette formule courante, typiquement délirante, était claire sans doute pour la population allemande. Elle proposait de réconcilier l’Allemagne avec une vocation originelle presque oubliée, car recouverte (à cause de l’ennemi Juif) ; et ceci fixait les termes d’une histoire comparable à l’histoire théologique de la monarchie. C’était une théologie sécularisée si l’on ose dire, où la nature prenait la place de Dieu – la nature étant comprise comme le lieu de formation des lois devant régir l’humanité c’est-à-dire les lois enjoignant aux forts de dominer et d’éliminer les faibles.

    Il s’agit là, à l’évidence, d’une croyance et d’une histoire mythique mais… qui cherche des confirmations scientifiques. J’ai parlé de la mission impartie à certains associations SS comme l’Ahnenerbe. On note dans le même sens la présence dans la sphère d’origine du nazisme d’une société secrète fondée sur des thèmes d’extrême droite, ultra-nationalistes, la société de Thulé… Sur cette dernière, voir une allusion de R. J. Evans, op. cit., t. I, p. 224-225 où il parle de cette association comme une des nombreuses sectes d’extrême droite qui abondent à Munich après l’échec de la révolution communiste de 1919 (la République des Conseils) ; et c’est ce groupe qui est à l’origine du petit parti le DAP (Deutsche Arbeiterpartei ou Parti des ouvriers allemands) d’Anton Drexler, auquel Hitler va adhérer juste après 1918 (sur ordre de ses supérieurs). Et on verra certains membres de cette société devenir des compagnons d’Hitler à ses débuts. D’après un article de Wikipedia, la Société de Thulé a d’abord été un groupe d’études ethnologiques s’intéressant à l’antiquité germanique. C’est cette société, e inspirée par le pangermanisme (que je définirai plus loin) a cédé (vendu) au DAP le journal Völkischer Beobachter. D’un des membres de cette société vient le symbole de la croix gammée, dont Hitler modifia ensuite le dessin pour la représenter en mouvement (penchée sur le côté) et y ajouter le fond rouge destiné à faire signe vers le socialisme…) ceci afin de convaincre les plus larges franges de la population allemande – pour ratisser large si on préfère cette expression familière.

    Rien ne témoigne mieux de l’atmosphère mythique (superstitieuse finalement) de la propagande hitlérienne, donc de la foi nazie, que l’omniprésence du thème de la mort, mais de la mort vaincue, apprivoisée, domestiquée, dans les discours de Hitler ou de ses sbires. C’est là, très exactement, ce que j’appelle une croyance agonistique, c’est-à-dire une croyance destinée à accompagner et inciter au combat contre des ennemis. D’où le culte des morts (voir à ce sujet le beau livre de George Mosse Les racines intellectuelles du Troisième Reich. La crise de l’idéologie allemande, Paris, Calmann-Lévy / Mémorial de la Shoah, 2006 [1964]).

    Mais, j’y insiste, ce que je désigne comme la la mort vaincue, c’est la mort du peuple, pas celle des individus. Et de ce fait, ce que cherchent les nazis c’est avant tout la fusion des individus dans et avec un ou des groupes (à commencer par l’Allemagne, appréhendée sous l’intitulé de la Volksgemeinschaft, la communauté (raciale) populaire). C’est ainsi que la propagande nazie tente de dispenser ces individus de toute angoisse face à leur propre mort. On voit d’ailleurs la même rhétorique utilisée aujourd’hui par les terroristes islamiques, lorsqu’ils se montrent persuadés qu’en mourant, s’ils tuent le maximum de leurs ennemis, ils auront néanmoins aboli ou écarté  la mort de leur communauté.

    La fusion des individus dans une masse explique la passion nazie pour les grands rassemblements. Et c’est précisément lors d’un rassemblement gigantesque des jeunes hitlériens, en 1938 à Nuremberg à l’occasion de la fête annuelle du Parti nazi (furent réunis à ce moment des centaines de milliers de jeunes Allemands) que le chef de la Hitlerjugend, la jeunesse hitlérienne, Baldur von Schirach annonça triomphalement le chiffre astronomique de 940 000  présents ! Après quoi Hitler prit la parole et fit un bref discours tout à fait enflammé, exalté, tonitruant comme à son habitude, où il déclara que peu importait la mort des individus (chose tout de même étonnante quand on s’adresse à des jeunes !) puisque la totalité impérissable qui a nom Allemagne serait ainsi préservée et plus encore renforcée. Hitler s’exprima en ces termes : « Et quoique nous créions, quoique nous fassions nous mourrons mais l’Allemagne vivra en vous. Et quand il ne nous restera plu s rien vous devrez alors vous saisir des oriflammes que nous avons créé du néant » (…) « Vous êtes la chair de notre chair, le sang de notre sang. Et c’est dans vos jeunes esprits que règne l’esprit qui nous gouverne » (…) « Devant nous est l’Allemagne. En nous brûle l’Allemagne et derrière nous l’Allemagne suit ». Retenons le décret de la mort et, par le sacrifice, la capacité d’arracher au néant la totalité sacrée de l’Allemagne.

    Dans un document télévisuel de Jörg Mülner La jeunesse sous Hitler, diffusé en 200 sur la chaîne Arte, dans la partie II, sur les jeunes filles, une ex membre de la section féminine de la Hitlerjugend la Bund Deutscher Mädel, BDM (Ligue des jeunes filles alleman,des), Sabine Schauer, rappelle ce passage d’un chant qu’elle aimait beugler avec ses semblables : « Claironnez, fanfares, les jeunes n’ont pas peur. Allemagne, dresse-toi et brille, pour toi nous succomberont ». De même les jeunes enfants admis dans certaines écoles créées par les nazis, les Napola (Nationalpolitische Erziehungsanstalt) étaient imprégnés de slogans du type « Tu n’es rien ton peuple est tout », comme une maxime de sagesse, un « lieu commun » comme ceux que les écoliers de la Renaissance notaient sur des cahiers spéciaux . Bref on peut conclure avec lui qu’en effet la mort héroïque est le but essentiel de cette éducation… Autre témoignage dans le même document d’un ancien élève de ces écoles d’élite, ici une école « Adolphe Hitler », Joachim Baumann, qui rapporte le slogan suivant: « Meurent les biens, meurent les parents, et tu mourras de même, mais la réputation ne meurt jamais ».

    III

    Pour revenir à l’essentiel de ma propre hypothèse de travail, je dirai que je souhaite écarter l’approche individualiste d’après laquelle la folie d’un homme aurait été l’origine du massacre.

    J’ajoute que parler d’une folie (collective en réalité) a une conséquence immédiate sur la manière d’exposer les faits, et sur le sens à leur donner. Car il faut trouver le moyen de décrire les grands dispositifs nazis, en particulier les dispositifs de la persécution antisémite, à la fois comme produits d’une réflexion et comme résultats d’impulsions strictement paranoïaques – toute choses que les meilleurs historiens (et il y e n a de nombreux en France et en Europe) ne sont pas toujours très enclins à faire. Ceci pour dire ou redire que mon hypothèse pose la question (dont je traite en 2022 Blog5), de savoir comment l’historiographie peut prendre en charge l’alliance très singulière, le compromis étrange, très inhabituel, inédit même entre ce délire ((la «grande  folie du IIIe Reich » disait Primo Lévi ) et les élaborations étatiques-rationnelles (donc collectives) auxquelles il donne lieu, à titre de préparation et de prévision.

    Pour avancer sur ce terrain, il faut à mon sens poser deux questions préalables.

    a) dans quelles conditions collectives et sociétales ce délire collectif ou « groupal » a-t-il pu se développer et séduire donc convaincre un nombre de plus en plus grand de personnes, de « suiveurs » ;

    b) quelles finalités concrètes, furent poursuivies par les individus ayant approuvé ce projet et ayant affiché leur adhésion à ce genre de groupe (ou de « groupement agonistique » – cf. séances 5 et 6 de 2021)...

    (à suivre)


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