• Autorité : séances 9 à 12

    Séance 9

     

    CHAPITRE V

    FONDEMENTS ETHIQUES DE L’EDUCATION CONTEMPORAINE 

     

     

    Avant de reprendre le fil interrompu de mon exposé, je souhaite revenir d’un mot sur l’exemple que j’ai commenté dans la conclusion du chapitre IV (séance 8), parce qu’il pourrait ménager une ambigüité. Il s’agissait de ce jeune père qui, excédé par l’inconduite de son petit garçon, lui enjoint fermement, avec un ton de colère contenue : « respecte-moi !». Le malentendu pourrait surgir du fait que, bien sûr, l’exigence du respect n’a rien en elle-même de postmoderne. C’est même une donnée quasi intemporelle de l’éducation. J’ai d’ailleurs cité dans le chapitre II (séance 4), un texte de Jules Simon, de 1867 (déjà !), qui entonne le couplet de la perte du respect dans toutes les relations de la vie sociale et familiale. Dans mon exemple, ce n’est donc pas la référence au respect qui est originale, c’est bien davantage la substitution du respect à l’obéissance. Jadis, le respect était inhérent à la hiérarchie des générations : on pensait sans doute que les enfants devaient respecter leurs parents en vertu de la supériorité non pas seulement de l’âge de ces derniers mais de leur préséance (le fait d’être là avant leurs enfants et de les avoir engendrés) ; et dans la pratique ce sentiment était associé dans l’esprit des enfants à l’habitude d’obéir (jusqu’à être privés de la capacité de choisir un jour son conjoint). Tel n’est plus le cas aujourd’hui, tout le monde en conviendra. Ce qu’il faut donc observer dans l’exemple dont je traite, c’est que le père, en demandant le respect avant tout - j’allais dire : le respect et rien d’autre -, sans signifier l’obéissance de manière explicite, ne vise pas la soumission pure et simple de son fils : il ne cherche pas à l’inscrire dans un rapport hiérarchique traditionnel. Or ceci a une conséquence - et c’est là où je voulais en venir : dans ces conditions, l’enfant est incité, il est exhorté à reconnaître dans son père non pas d’abord un « supérieur » devant la volonté duquel il faut plier, mais quelqu’un à qui on doit reconnaître une valeur et qui, avant même de décider qu’on lui obéit, doit faire l’objet d’une sorte de jugement moral. C’est ce qui était troublant, pour moi qui ai assisté à la scène, étant donné la prime jeunesse de cet enfant : même dans une réaction de colère, le père attendait encore de son fils une capacité de raisonner, de comprendre, bref, une attitude de responsabilité c’est-à-dire en fin de compte d’autonomie. Le contraire de la soumission. Nous touchons bien là, comme en laboratoire, au cœur de cette croyance morale qui structure à notre époque les relations d’éducation.

    Ce complément d’explication va me permettre de poursuivre. Je vais essayer de montrer que la réaction de ce père, telle que je viens de la décrire, s’explique par le fait que le respect est une condition réciproque dans l’éducation ; car en effet, si on attend une attitude raisonnable, d’autonomie, de la part de l’enfant, c’est que celui-ci est lui-même objet de respect, fondamentalement. Je vais donc d’abord, décrire la logique de cette norme éthique formelle - respecter les enfants ; ensuite je pointerai une première série de conséquences de cette norme majeure d’aujourd’hui, et c’est ce qui éclairera d’une lueur supplémentaire le problème de l’autorité.

     

     

    I

    RESPECT ET RECONNAISSANCE DE L’HUMANITE DE L’ENFANT

     

    D’abord un constat. Même si l’idée abstraite du respect n’est pas toujours très claire dans l’esprit de nos contemporains (est-ce être aimant ? soumis ?, etc…), nous disposons néanmoins de très nombreux indices qui attestent la prégnance de cette norme dans l’éducation actuelle. L’exigence formelle du respect est si répandue qu’on y voit souvent le produit d’une véritable sacralisation de l’enfant. Le respect confinerait à la vénération. Je cite trois de ces indices, facilement reconnaissables. Le premier c’est l’adage pédagogique spécialement formulé dans les courants de l’Education nouvelle mais qui traverse toute la pensée des éducateurs du XXe siècle : « mettre l’enfant au centre de l’éducation » (ou de l’école, du système éducatif, etc.)[1]. Un autre indice, encore plus significatif, est ce phénomène lié à l’évolution de la famille dont j’ai parlé : le développement des pratiques de protection de l’enfant, et, de façon conjointe, la validation des droits de l’enfant par différents codes juridiques, au sommet desquels se trouve la Convention Internationale des droits de l’enfant (adoptée en 1989 sous l’égide de l’ONU et ratifiée par la France en 1990). Enfin, un troisième indice, question plus névralgique, c’est la sainte ( !) horreur que nous inspirent les crimes commis envers les enfants, le meurtre bien sûr, mais aussi l’usage sexuel, la pédophilie. Je n’irai pas jusqu’à dire que cette dernière perversion était admise dans les siècles passés, et même dans une période récente, mais il est exact qu’elle ne soulevait pas l’indignation d’aujourd’hui, et qu’elle ne déclenchait pas les foudres de la justice (de même que, de nos jours encore, certains milieux peuvent hélas faire preuve d’une sorte de tolérance envers les délinquants sexuels).

    Puisque je parle du respect de l’enfant comme d’une norme éducative, je vous fais observer qu’il est facile dans ce cas de saisir les deux pôles, les deux valences que recèle une telle norme, comme toute convention du même type. Valence positive : ce à quoi elle oblige (il faut protéger, soulager, aider, etc.) ; valence négative : ce qu’elle interdit (on ne doit pas délaisser, maltraiter, etc.). Je précise que, si la polarité du permis et du défendu est au cœur des normes et de leur usage, elle crée en même temps un espace d’incertitude et d’interprétation, lorsque la différence du positif et du négatif, de l’obligation et de l’interdiction, est laissée à l’appréciation des sujets parce qu’elle dépend des contextes et des situations. Exemple : punir une faute, cela peut être une maltraitance, mais parfois aussi une nécessité bénéfique pour l’éducation ; et, de ce fait, la norme du respect peut faire pencher soit d’un côté, soit de l’autre.

     

    1) LA RECONNAISSANCE DE L’HUMANITE DE L’ENFANT

    Ces constats étant effectués, je voudrais maintenant approfondir un peu l’analyse, en posant la question de savoir non pas d’abord pourquoi l’enfant, ou l’enfance, fait l’objet de ce respect hyperbolique, mais avant cela, qu’est-ce qui est ainsi réellement et formellement respecté dans l’enfant ? Je donne tout de suite la réponse, à charge pour moi de l’étayer ensuite : ce qui est respecté dans l’enfant, c’est son humanité ; et l’humanité, c’est ce qui nous est commun, à nous adultes, et à lui, petit d’homme (donc ce par quoi il est notre semblable, si l’on préfère ce terme qui a fait flores dans une certaine philosophie, celle d’A. Renaut et de quelques autres, pour tout dire).

    Si je dis que la perception de l’enfant comme un être pleinement humain est assez récente dans notre histoire, je ne doute pas que cela paraîtra étrange à beaucoup d’entre vous. Vous aurez du mal à imaginer qu’on ait pu dans le passé identifier l’enfant à un non humain, un animal par exemple. C’est pourtant ainsi qu’il faut raisonner. Longtemps, les enfants, notamment les nourrissons, ont été perçus dans une sorte d’entre deux, entre l’animalité et l’humanité. C’est à peine s’ils se tenaient au seuil de l’humanité. Dans une étude antérieure, j’ai eu l’occasion de fournir quelques indications, que je reprends rapidement[2]. Au XVIIe siècle, la tradition issue de saint Augustin, véhiculée par le catholicisme,  perçoit dans l’enfant le fruit du péché :  un être corrompu,  enclin au vice et à la méchanceté. C’est ce que Bossuet dénonce, dans sa Méditation sur la brièveté de la vie, par la formule : « l’enfance est la vie d’une bête »[3]. Or il y a là une image qui ne cessera pas de hanter la conscience des adultes aux époques suivantes, et qui, du reste, fera sentir ses effets sur les pratiques éducatives aussi bien chrétiennes que laïques. Vers la fin du XIXe siècle, Gabriel Compayré, philosophe et député républicain, dans son essai sur L’évolution intellectuelle et morale de l’enfant (1893), discerne l’émergence de la condition d’humanité  plusieurs années seulement après la naissance : d’après lui, c’est à quatre ans que « l’âme de l’enfant est réellement toute épanouie »[4]. Notez que ces étranges conceptions sont en rapport avec le statut privatif que fixe la notion juridique de minorité (irresponsabilité qui s’allie à immaturité).

    La position inverse, l’idée d’un enfant humain, définitivement et profondément, dès sa naissance, se trouve dans un passage de Michelet, dans le chapitre d’un livre intitulé Nos fils (1869 ; texte que j’avais mis en tête de l’article cité à l’instant). Dans ce texte, Michelet raconte ceci :  « J’ai chez moi le plâtre fidèle, le petit buste funéraire d’un enfant mort au sein de la nourrice, à peine âgé de sept semaines. Il mourut d’un accident. Il était né beau et fort, nullement indigne du moment et de la haute espérance que Février nous donnait de la renaissance du monde. Il devait avoir même sort, s’éteindre dans son berceau. Il n’est guère de jour ou de nuit qui ne ramène nos yeux à cette touchante énigme, cette image mystérieuse. Ce qui étonne dans un âge si tendre où la forme, molle encore, presque jamais n’est arrêtée, c’est l’air sérieux, le front chargé, plein d’aspirations, et tendu déjà, ce semble, d’un élan vers l’inconnu. »[5]

    Pourquoi la qualité d’humain - l’humanité en ce sens, par différence avec l’animalité -, a-t-elle finalement été octroyée aux enfants, sans distinction d’âge ? C’est la question principale qu’il faut poser. Et la réponse consiste à situer cette reconnaissance de l’humanité de l’enfant dans le courant général d’évolution, ou, plus exactement, de sécularisation des mœurs et de l’éthique, ce courant qui met l’homme, en quelque sorte, à la place de dieu dans nos principes de jugement, dans les références idéales de nos décisions, en matière de morale mais aussi de droit. Faute de m’arrêter longuement sur cette éminente question, je renvoie à nouveau à Durkheim, qui est l’un des premiers (à la suite d’Auguste Comte il est vrai), à avoir saisi ces transformations de la conscience morale collective, en particulier dans L’éducation morale. (ouvrage issu d’un cours et publié à titre posthume, en 1934). Durkheim a montré qu’à notre époque, les devoirs envers les hommes (respecter, aider, assister son prochain, etc.) remplacent les devoirs envers dieu ou l’emportent sur eux, si bien que l’Humanité (un nom générique cette fois) a droit au même respect que dieu pour le croyant. L’Humanité fait donc l’objet d’une sorte de culte ; et la personne humaine, qui s’en trouve quasiment sacralisée, « sanctifiée » dit même Durkheim[6], devient ainsi cette figure idéale au nom de laquelle sont édictés  les principes qui donnent une base éthique à nos relations sociales, chaque fois qu’il est question de justice. D’où les droits de l’homme, précisément, dont on sait l’importance politique qu’ils ont pris, depuis qu’ils ont été déclaré sous la Révolution, dans les rapports des citoyens avec l’Etat comme dans les rapports des nations entre elles.

     

    2) L’ENFANT COMME PERSONNE

    La reconnaissance de l’humanité de l’enfant est accomplie lorsque celui-ci est identifié comme une personne. L’idée de la personne synthétise en effet l’essentiel des qualités humaines ordinaires. L’expression « personne humaine » est, par la même, tout à fait redondante ; c’est un quasi pléonasme. Sous notre regard, l’enfant comme personne est donc en possession de toute son humanité ; et même d’une humanité parfaite, que nous sommes enclins, certes à respecter, et plus encore à vénérer, d’autant qu’elle est en devenir, c’est-à-dire pleine de promesses (ce qui la rend encore plus admirable). Un film documentaire diffusé à la télévision en 1984 proclamait que « Le bébé est une personne ». C’est le genre d’énoncé qui est au cœur de la psychanalyse des enfants élaborée par François Dolto. Voir l’ouvrage de 1985, La cause de l’enfant[7]. L’embryon à son tour, au terme d’un progrès significatif de cette appréhension, doit être « reconnu comme une personne humaine potentielle qui est ou a été vivante et dont le respect s’impose à tous », d’après un avis du Comité national d’éthique[8]. Pour mesurer le chemin parcouru depuis plus d’un siècle, sachez que le Dictionnaire des sciences philosophiques (1843-1852), de A.D. Franck, dans son article « Personne », affirme : « Un enfant, un idiot, ne sont pas des personnes ; et quand même ils en porteraient le nom, ils n’en exerceraient pas les droits ».

    Je viens de dire que la notion de personne intègre l’essentiel des qualités imputées aux êtres humains. On peut le vérifier en parcourant quelques-uns des très nombreux textes qui sont consacrés à cette notion dans la philosophie. Kant, au début de l’Anthropologie du point de vue pragmatique (1797), en posant la distinction fondamentale entre personne et chose, retient pour qualité humaine primordiale la conscience de soi (« Posséder le Je dans sa représentation »[9]). Ceci explique, d’après Kant toujours,  que seule une personne puisse faire objet de respect au sens propre : elle est une fin en soi, et jamais un moyen – pour reprendre la formule kantienne canonique. A partir de là, nous pouvons comprendre plus généralement que la catégorie de la personne soit le support du droit en général, c’est-à-dire qu’elle désigne ce qui, dans l’individu, est institué comme sujet juridique[10]. Postuler que la personne est conscience, c’est admettre qu’elle est aussi volonté, ou cause de ses actes (sujet au sens grammatical), donc responsable des conséquences de ses actes. Hegel, au paragraphe 36 de ses Principes de la philosophie du droit (1821), donne pour premier principe d’établissement des règles juridiques - ce qu’il appelle le droit abstrait : « sois une personne et respecte les autres comme personnes »[11].

    A nouveau, je me dispense et vous épargne de longs développements sur cette question, qui intéresse autant les philosophes que les sociologues (Durkheim et Mauss sont dans le lot). Une excellente synthèse historique est présentée par Paul Ladrière dans un article intitulé  « La notion de personne héritière d’une longue tradition » (republié dans Pour une sociologie de l’éthique, Paris, PUF, 2001, pp. 319-368). Pour saisir ensuite la façon dont la définition de la personne est engagée dans certaines discussions actuelles des sciences sociales, on peut lire un très intéressant article, de synthèse également, d’Irène Théry, « Le genre : identité des personnes ou modalité des relations sociales », dans la Revue française de pédagogie, n° 171, 2010, pp. 103-117).

     

    Je reviens à l’enfant comme personne. Ce qui est important, c’est l’intuition dont la notion de personne est porteuse dès lors qu’elle désigne tous les caractères de la subjectivité humaine. Cette intuition, qui nous enjoint de prendre fait et cause pour tous les membres de l’espèce humaine, sans exclusive, et qui peut d’ailleurs saisir d’autres êtres vivants qu’humains, notamment certains animaux, surtout domestiques, qui entrent alors dans le grand cercle moral de l’humanité (quand on s’interdit de les tuer, quand on ne veut plus les faire souffrir, quand on leur donne un nom, quand on fait mine de parler avec eux, etc.), cette intuition, donc, a deux composantes (au moins).

    a)En premier lieu, il faut revenir sur l’idée que la personne surgit comme volonté dans le monde humain. Sur ce plan, s’adresser à l’enfant comme à une personne c’est-à-dire un individu doué de la faculté de vouloir, c’est s’interroger sans cesse sur son désir, lui demander son avis en toutes circonstances, etc. On a déjà vu, en cas de divorce, que l’avis de l’enfant est sollicité (à partir de 11 ans) sur sa garde confiée soit au père soit à la mère. Vous voyez que nous retrouvons exactement, mais sous un autre angle, la tendance familiale à l’autonomisation des enfants (cf. chapitre IV, partie II, séance 8).

    Une autre manière de prendre en compte la dimension de volonté enfantine, c’est d’intégrer le désir de possession qui l’anime. Une aspiration typique de l’enfant, c’est d’« avoir des choses à soi »,  comme disait Locke (Pensées sur l’éducation, 1693)[12]. La propriété et les sentiments associés au fait d’être propriétaire, y compris de menus objets, donc la création d’un univers privé, intime, peuplé de petites choses, constituent dès l’enfance une expression de la volonté et contribuent, de ce fait, à la formation de l’identité. Ce n’est jamais sans préjudice et sans dommage qu’on est privé de ses « affaires personnelles », ses vêtements, une montre, son portefeuille ou son sac à main, avec ses papiers, des photos de ses proches… Etre dépossédé de tout cela, c’est d’ailleurs le premier moment de destruction de la volonté, donc de dépersonnalisation que subissent les déportés dans les camps de concentration nazis. Après quoi, pour achever le processus de réduction des humains à des choses, auxquelles on peut facilement donner la mort, sans sourciller, presque sans y penser, on supprime leur nom en leur attribuant un numéro et on n’en parle plus que comme de pièces - Stück, dans le vocabulaire des SS. Aujourd’hui, on accepte que les enfants  apportent à l’école des objets bien à eux ; et qu’ils utilisent des matériels ayant apparence de jouets (trousses, crayons, cahiers et classeurs).

    b) En second lieu, de manière générale, et pour toutes les raisons que je viens d’avancer, l’intuition de l’enfant comme personne, c’est l’intuition de l’unicité de l’individu à qui s’applique cette catégorie. L’enfant comme personne, c’est un être unique, donc irremplaçable, aimé pour lui-même. D’une personne humaine en effet,  l’amour qu’on lui porte objective l’unicité - si bien qu’est tout à fait fausse la consolation qu’est censée apporter aux amoureux le dicton bien connu : « une de perdue, dix de retrouvées ». La perte d’un enfant est irréparable, certains deuils n’en finissent pas, tandis qu’on remplace un objet par un autre, et que, malgré ce que je viens de dire, on peut encore assez souvent se consoler de la mort d’un animal par l’achat d’un autre animal, ressemblant s’il se peut, et auquel on donnera le même nom : les objets et les animaux appartiennent bien à un monde utile, celui de la « raison instrumentale ».

     

     

    séance10

    (suite du chapitre V)

     

    II

    LES FONDEMENTS ETHIQUES DE L’EDUCATION

     

    Les précédentes analyses m’ont amené, non pas à refuser le paradigme philosophique que j’ai appelé néo-tocquevillien (et qui est la ligne suivie, en gros, par A. Renaut ou M. Gauchet), mais à insister davantage sur les déterminants éthiques de l’éducation moderne que sur ses déterminants socio-politiques. Les deux approches ne sont pas incompatibles ; mais la nuance n’est pas byzantine : je veux dire que la donnée qui travaille aujourd’hui les relations éducatives, c’est peut-être l’expansion de l’égalité (variante Renaut), ou la désaffection pour le collectif (variante Gauchet), mais c’est aussi une évolution des mentalités, visible dans la famille, et qui se solde par l’idéalisation de cette enfance, c’est-à-dire de la personne de l’enfant à laquelle on attribue et dans laquelle on célèbre un statut de dignité humaine véritable. Ici réside le processus de sécularisation qui configure nos mœurs éducatives, si bienveillantes, précautionneuses, dans l’espace public comme dans l’espace privé de nos relations avec la jeune génération, surtout dans les conditions qui sont désormais celles de la famille postmoderne (cf. chapitre IV ; séance 7).

    Je me propose donc maintenant de poursuivre sur cette voie et d’examiner ce fondement éthique de l’éducation contemporaine, qui correspond à la perception nouvelle, moderne, de l’enfant (je le répète : l’enfant en tant que personne humaine dont on respecte la dignité). Lorsque j’emploie le mot « fondement », je lui donne un sens banalement philosophique. Il ne s’agit pas d’une origine, ni d’une cause qui aurait préséance sur celles que j’ai déjà envisagées, sociales, culturelles, démographiques, anthropologiques etc., dans le contexte de ce qu’Ariès appelait la découverte de l’enfant. Je ne prononce aucune imputation de causalité – question toujours redoutable dans les sciences sociales. Mon problème est autre. Il s’agit de trouver le référent idéal à partir duquel on peut déduire de façon logique les normes qui régissent ce domaine, avec ses pensées, ses pratiques, ses usages. J’inscris toujours mon propos, on l’aura compris, dans le cadre conceptuel posé au début du chapitre 4 (séance 7), lorsque j’ai expliqué que l’autorité et les actes d’autorité relèvent d’une croyance en certains idéaux et valeurs susceptibles de produire à leur tour des normes valables pour la pensée et les actes des sujets sociaux. L’idéal de l’éducation, le fondement de l’autorité en éducation, je viens de dire que c’est l’enfant comme personne humaine, moyennant quoi cet idéal donne la plus haute valeur, d’une part à la volonté de l’enfant, et d’autre part à son intégrité (ce sont les notions établies dans le paragraphe précédents, aux points 2/a et 2/b). Nous savons déjà, d’après les notations de ce même chapitre IV, une idée des normes déduites de cet idéal et de ces valeurs (dans le domaine des relations entre parents et enfants). Je vais fournir dans ce qui suit une analyse plus complète et, peut-être, plus conceptuelle des normes en question, sans me limiter à la famille.

    Concernant la signification des normes en général, un autre rappel, pour éviter toute confusion : nous restons juges de l’opportunité de respecter ou non ces sortes de prescriptions, toujours plus ou moins impératives, par différence avec les injonctions de la loi et des codes légaux. Nous ne nous privons jamais de délibérer, même sans une vraie réflexion. Dans telle situation, nous agirons plutôt dans le sens de nos principes, mais dans telle autre, plutôt dans un sens divergent ou opposé. La vie morale, en ce domaine comme en d’autres, se déroule au cas par cas.

     

    1) NORMES LIBERALES. Cohérentes avec la prise en compte de la volonté de l’enfant, ce sont les normes qui ont pour fonction de ménager et de protéger l’autonomie de ce sujet en devenir. Je retrouve ici, comme attendu, les constats effectués au chapitre précédent, quand j’ai examiné le changement des relations entre les parents et les enfants (voir chapitre IV, séances 7 et 8). Ceci, je le suppose, est assez clair pour tout le monde. De telles normes se diffusent à proportion du simple souci d’accorder aux enfants toutes sortes de libertés, et d’abord des possibilités de choix dans les différents secteurs de la vie ordinaire - ce qu’on estime important pour leur développement, pour leur « épanouissement », d’après ce terme courant. La liberté est exigée, en quelque sorte, par ce que nous estimons être la nature (humaine) de l’enfant.

     

    La principale des normes pratiques qui s’associe à la prise en compte de la volonté de l’enfant, c’est la permanente recherche de son consentement, dans toutes les affaires qui le concernent de près ou de loin, les soins physiques, les occupations, l’aménagement de l’environnement domestique, etc. La valeur accordée au consentement et en général à toutes les manifestations de la volonté propre est une autre explication de l’horreur soulevée en nous par les crimes sexuels comme la pédophilie. Car de tels actes ne peuvent jamais, par définition, obtenir l’accord de l’enfant qui les subit, quel que soit son degré de conscience de la transgression dont il fait l’objet. Et même si ces actes étaient acceptés, on pourrait toujours objecter que l’enfant a en réalité subi une influence perverse, qu’il a été « manipulé », si bien qu’un éventuel consentement de sa part n’a aucune valeur. Je parle ici en adoptant le point de vue des juges. Le pédophile ne pourra jamais tirer argument ou se justifier d’un acquiescement (supposé) de sa victime.

    Dans le monde des adultes, le même raisonnement permet de condamner certains actes comme la prostitution, en argüant du fait que ceux et celles qui s’y adonnent, en apparence librement, subissent, en réalité, toujours, une domination qui les assimile à des victimes pures et simples. Je parle cette fois en adoptant le point de vue  des partisans de l’abolition donc de l’interdiction de la prostitution. Dans tous les cas, si on considère la liberté de choix comme essentielle, on se réserve néanmoins la possibilité de démentir l’authenticité de cette liberté, dès lors que la volonté du sujet a pu être abusée, trompée ou même, tout simplement troublée[13].

     

    Voici par ailleurs quelques indications sur l’énonciation des normes libérales de l’éducation dans le discours savant, la philosophie en particulier. Dans le passage des Pensées sur l’éducation (1693), cité plus haut, Locke affirme ceci, qui pourra sembler étonnant, étant donné l’ancienneté de l’ouvrage : « Je vous ai déjà dit que les enfants aimaient la liberté, et qu’il fallait par suite les amener doucement à faire tout ce qui est approprié à leur âge, sans qu’ils se doutent qu’aucune contrainte pèse sur eux » (section XII « de la volonté chez les enfants »). La même idée est présente dans un texte capital que nous avons déjà abordé, le fameux traité de Rousseau, Emile ou De l’éducation (1762). Je n’y reviens pas là non plus, puisque j’en ai déjà parlé (fin du chapitre III, séance 6), en traitant de la vision de l’autorité dans les courants de l’Education nouvelle) ; il s’agit de l’anecdote relative à l’enfant indocile et qui se conclut par la formule : « je vins à bout de lui faire faire tout ce que je voulais  sans lui rien prescrire, sans lui rien défendre, sans sermons, sans exhortations, sans l’ennuyer de leçons inutiles. » (Livre II).

    Pour rester au niveau des doctrines pédagogiques élaborées, qui sont un signe parmi d’autres des évolutions des mentalités, je mentionne un texte tout aussi significatif et plus proche de nous, rédigé par Paul Lapie (un disciple de Durkheim, et peut-être le premier sociologue de l’éducation), à l’occasion de l’exposition universelle et internationale de San Francisco de 1915, et publié la même année dans un volume consacré à La science française. Lapie présente la « science de l’éducation », et il place la totalité des évolutions déjà accomplies et des progrès souhaitables sous le vocable d’une « pédagogie libérale ». Celle-ci est définie à la fin du texte (p. 70), par ces conclusions : « Quel est l’idéal de la pédagogie française ? On peut, disions-nous, former un être humain du dehors ou du dedans ; on peut le dresser ou l’élever. La première alternative a été choisie par la scolastique dont la méthode tait devenue un véritable dressage intellectuel. Elle fut choisie, du XVIe siècle à nos jours, par les jésuites dont la méthode est un vrai dressage physique, intellectuel et moral. Ni la pédagogie scolastique, ni la pédagogie jésuitique n’appartient en propre à la tradition française. (…) La pédagogie française, c’est la pédagogie de Rabelais et de Montaigne, de Descartes, de Port-Royal, de Fénelon, de Rousseau et de la Révolution, de Michelet et de Quinet, de Duruy et de Jules Ferry. (…) un même esprit anime tous les auteurs que nous venons de citer : tous entendent réduire au minimum le dressage extérieur et mécanique ; pour tous, l’éducation doit être, avant tout, œuvre de liberté et de raison. » L’opposition, centrale dans cet extrait, d’une « pédagogie libérale » à ce qui ne serait que « dressage » est sans aucun doute la plus explicite formule que nous puissions trouver pour résumer l’injonction éducative relative à cette liberté enfantine essentielle à l’éducation.

    Pour revenir aux usages contemporains, j’attire votre attention sur le fait que les normes libérales expliquent l’importance prise aujourd’hui par le style d’autorité que j’ai appelé parénétique, en opposition à ce qui avait pu être, et qui reste parfois, un style « autoritaire » traditionnel, c’est-à-dire un style directif, d’imposition. On le voit dans la famille, et aussi à l’école, lorsqu’on fait appel à la responsabilité des élèves, lorsqu’on transforme la discipline en autodiscipline (ce qui vient des pédagogies nouvelles et a été adopté par les instructions officielles à la fin des années 60 et années 70), lorsqu’enfin on projette de transformer l’instruction morale et civique en une pratique de la citoyenneté in situ, dans la classe même, avec des prises de décisions au moyen de débats suivis de votes. Les mêmes normes, et les mêmes rapports avec les normes restructurent y compris les démarches d’apprentissage. On en a l’exemple avec l’orthographe, si l’on observe les difficultés éprouvées par les professeurs devant le simple fait d’imposer une correction normative de la langue écrite. Je vous renvoie à une belle étude de Marie Verhoeven, « Orthographe française : altérations et crispations », qui explique que : « L’orthographe absolue et prescriptive a cédé le pas, dans certains types d’activités, à l’interprétation des normes en situation » ; ainsi, poursuit cette auteure, on tend « à favoriser l’apprentissage d’une norme relative au contexte de l’échange linguistique et à privilégier l’acquisition des procédures interprétatives qui permettent le choix des références normatives adéquates »[14].

     

    2) NORMES « HEDONISTES ». En référence à l’unicité de la personne humaine, un second ensemble de normes éducatives tend à protéger l’intégrité physique et psychique de l’enfant. Pour qualifier ces normes, je mets le mot hédoniste entre guillemets, parce que, s’il s’agit, certes, d’offrir toutes sortes de possibilités de plaisir, l’important semble surtout d’écarter les risques de souffrance. Je parlerai volontiers en ce sens d’une norme du bien-être, d’un idéal de contentement si l’on veut. Rien ne nous chagrine plus que le mécontentement des enfants. Heureuse consonance du contentement, visé par les normes « hédonistes », et du consentement, visé par les normes libérales. Ces dernières se traduisent dans la question : que désires-tu ? Et les premières dans les questions : qu’est-ce qui te fais plaisir ?, et même, avant cela : de quoi te plains-tu  (ou encore : qu’est-ce qui te fait peur?, etc.).

    C’est dans ce sens que les enfants, même très jeunes, sont précocement incités à  savourer les échanges affectifs avec leurs congénères. Dès 6 ou 7 ans, les petites filles peuvent dire qu’elles ont un amoureux, pour le plus grand bonheur de… leurs parents[15]. On sait aussi la grande diffusion, depuis peu, des baisers sur la bouche et des caresses chez les enfants pré-pubères, les collégiens d’aujourd’hui[16].

    Préserver l’intégrité psychique des enfants est une finalité majeure des pédagogies antiautoritaires du type autogestion, non–directivité, coopération (cette terminologie est un  peu datée, pour les plus jeunes d’entre vous, néanmoins elle reste explicite). Ces courants animent certes une intention libérale, au sens précis qu’on vient de voir, mais aussi une intention « hédoniste » (avec mes guillemets), profonde, systématique. C’est le cas lorsque l’école devient une petite société, organisée sur des bases démocratiques de négociation, de délibération, donc reposant entièrement sur la confiance dans les potentialités des enfants. On pense à C. Freinet en France, à M. Montessori en Italie, ou encore à A.S. Neill en Angleterre (l’école de Summerhill), et à d’autres encore, en Allemagne, en Suisse, etc.[17]. Ce n’est pas un hasard si, dans le même esprit, ces pédagogues affirment également la nécessité de recentrer les apprentissages intellectuels sur l’expression personnelle des enfants, sollicitée par des activités comme le texte libre, le journal scolaire, les enquêtes et les conférences. Sur les deux axes, le politique et le didactique, tout élève est invité à émettre des idées : d’un côté il peut donner des avis, sous différentes formes et sur différents problèmes ; d’un autre côté il peut mettre en récit son univers quotidien, élaborer ses expériences, communiquer ses espérances et ses inquiétudes. Ainsi protégées et cultivées, l’individualité et l’intégrité de l’enfant sont donc appelées à s’épanouir dans une personnalité unique et irréductible. Preuve que la différence entre enfant et adulte s’est en effet amenuisée, même si nous n’avons pas oublié que l’enfance est un état spécifique, en devenir, et que le petit doit grandir et passer par une série d’étapes de développement.

    Pour confirmation de ces remarques, je reviens d’un mot à Durkheim, dont j’ai fait le témoin privilégié du processus de sécularisation de la morale, processus au terme duquel la personne humaine est saisie  par une sorte de nouveau culte, puisqu’elle devient la référence idéale de nos principes de conduites. A un moment de sa réflexion, Durkheim signale que, à partir du moment où « la personne humaine est la chose sainte par excellence », alors le fait « d’empiéter sur notre for intérieur », par exemple quand on nous impose une manière de penser, nous paraît dommageable, scandaleux : parce que c’est toujours une « violence faite à notre autonomie personnelle »[18]. Je vous propose de retenir ces formules - lumineuses d’intelligence. Je trouve en effet qu’elles s’appliquent parfaitement, in fine, aux normes éducatives que j’essaie de mettre en relation avec la problématique de la protection de l’intégrité psychique des enfants, et donc aussi au projet de l’Education nouvelle que je viens d’évoquer. (Je repense également à la chanson des Pink Floyd qui nous lance : « we don’t need no thought control » : « nous n’avons pas besoin d’un contrôle de la pensée » ! On trouverait de nombreuses autres illustrations de ce type dans la culture musicale dite « des jeunes »).

    Passer de la protection de l’intégrité psychique à la protection de l’intégrité physique, c’est une autre manière, encore plus évidente, de suivre le surgissement des normes « hédonistes ». Il y a eu en effet dans l’histoire pédagogique un reflux progressif mais continu des peines corporelles et en général de la brutalité envers les enfants. C’est d’ailleurs ce reflux de la brutalité qui rend possible l’émergence de la valeur du plaisir dans l’éducation et l’instruction. C’est le cas, justement, au XIXe siècle, avec les pédagogies du jeu, comme celle imaginée par Basedow en Allemagne (Basedow qui s’est attiré des objections conjointes de Hegel et de Marx !).

    Une remarque historique pour fixer les idées sur cette question. Si la violence des maîtres nous révolte aujourd’hui (la moindre gifle - moindre, si j’ose dire) -, peut mener au tribunal), elle était pourtant coutumière dans les siècles passés. N’en déduisons pas que l’histoire de l’enfance soit réductible à un long martyrologe[19] ; mais il s’avère qu’en effet, la brutalité, et l’habitude, pour un supérieur, de frapper un inférieur, étaient profondément inscrites dans les mœurs. En plus de cela,  dans les pratiques l’enseignement, il était admis que la souffrance (soufflets, coups de baguettes ou autres) fournissait un bon moyen de soutenir l’effort de mémorisation, qui était l’axe central de l’apprentissage  - apprendre au sens de retenir, pour réciter ensuite. Ainsi voit-on, dans l’iconographie de l’Ancien Régime, et jusqu’au XIXe siècle, les magisters des petites écoles armés de la célèbre et terrifiante férule (faite de lanières de cuir tressées). Comment l’évolution s’est-elle produite ? Au cours du XIXe siècle, lorsque les châtiments corporels furent interdits de façon récurrente par les textes réglementaires de l’école, on a tablé sur la souffrance morale, la honte, à la place de la souffrance physique. Sont alors apparus, dans l’école primaire, en face des tableaux d’honneur, des tableaux de honte, des marques d’infamie, des postures vexatoires, des places stigmatisantes à l’inverse des places honorables, etc. De nos jours, ces vexations sont tout autant rejetées que les peines corporelles. Les psychologues sont là pour nous alerter des dangers de l’angoisse et de la honte. Toute punition qui provoque une souffrance, qu’elle soit physique ou psychique, inflige, pensons-nous, une blessure pure et simple, qui ne peut donc être qu’inutile et nuisible.

     

    Dans cette libération vis-à-vis des sentiments de culpabilité, il y a sans doute un indice moral et psychologique très important… à mettre en relation, avec, à nouveau, le style d’intervention parénétique. Nous verrons cela plus loin. Avant cela, une autre hypothèse peut se tirer de ces constats. Au total, les normes d’éducation libérales et les normes hédonistes ont pour fonction, les premières en repoussant les contraintes, et les secondes, en rejetant les  souffrances, d’entraver tout ce qui pourrait  entamer ou pire, mutiler les forces des petits d’homme. Notre éducation est individualiste, on le dit assez dans les gazettes, puisqu’elle accorde la priorité à l’essor des potentialités enfantines sur les exigences de leur adaptation à des modèles collectifs uniformisant. Mais cette individuation vise la puissance, et peut-même une augmentation indéfinie de la puissance. De ce point de vue, notons-le en passant, la pensée éducative commune est très éloignée du message rousseauiste (car Rousseau, dans l’Emile, ne cesse de renvoyer son élève fictif à sa faiblesse native, gage de la sagesse sociale future).

    La puissance, l’appétit pour la puissance, l’attrait pour le ressenti jubilatoire que provoque l’exercice de la puissance, y compris comme capacité de destruction  (une capacité mise en spectacle dans les films d’action et autres jeux vidéo qui, grâce à la magie des « effets spéciaux », ce que jadis on appelait des « trucages », dotent leurs héros de pouvoirs physiques et mentaux fabuleux, quasi divins – ou diaboliques), c’est ce à quoi contribue tout l’environnement des technologies à disposition des enfants, dès leur plus jeune âge. Jeux électroniques, machines électriques, appareils de télécommunication, appareils mécaniques, toutes sortes de moteurs, etc., satisfont ou créent de nombreux désirs de relation, de mouvement, d’action, d’exploration, et soutiennent chez les enfants la connaissance du monde et de leurs possibilités de maîtrise dans le monde - jusqu’à ce qu’ils accèdent enfin à l’un des statuts adultes les plus enviés dans la société moderne : celui d’automobiliste. L’immense marché des loisirs de masse, et l’offre infinie de consommation exploitent évidemment ces tendances. (Je constate à regret que la prise en compte de ces réalités est assez rare dans les discussions sur l’éducation actuelle, sauf chez quelques sociologues, comme Martine Segalen, dans A qui appartiennent les enfants ?, Paris, Taillandier, 2006).

     

    Je rappelle pour conclure le sondage du journal La croix, du 2 juin 2010, qui révélait, de la part des parents, à la fois un désir d’autorité, et une difficulté à l’exercer. Cette difficulté, et le paradoxe qu’elle dessine, peuvent maintenant s’expliquer. Dans le contexte des normes libérales et « hédonistes », et de l’idéal de puissance, c’est moins l’autorité en soi que sa modalité pratique d’interdiction qui est devenue problématique, et assez entamée. Qu’il s’agisse des parents ou des professeurs, et, dans l’école, qu’il s’agisse d’enseignement ou de discipline, de transmission de savoirs ou d’imposition de conduites, la possibilité de l’autorité, loin de reposer sur l’inhibition (on a déjà aperçu cela dans le point 2b du chapitre IV, séance 8), qui serait toujours limitation de l’expansion individuelle, passe désormais par un véritable droit. Car la volonté et l’intégrité, qui sont bien constitutives de l’enfant comme personne, l’instituent du même coup en sujet de droit. Disons en l’occurrence que dans ce cas précis, les relations avec nos enfants, il ne s’agit pas d’un droit qui interdit tout ce qui n’est pas explicitement autorisé, mais d’un droit qui autorise tout ce qui n’est pas explicitement interdit.

    C’est ce tropisme du droit qui mène les parents à se lancer dans toutes les justifications possibles et imaginables lorsqu’ils sont dans le cas d’énoncer un commandement ou de prononcer une recommandation.

    On comprend aussi pourquoi les enfants sont de moins en moins mis à l’abri de certaines réalités adultes, jadis conservées par les parents comme des secrets inaccessibles ou accessibles seulement « plus tard ». Dans notre monde, tout doit être dit, d’une manière ou d’une autre. L’année 2008, à la Cité des sciences, à Paris,  une exposition délicieusement intitulée : « Zizi sexuel, l’expo », avait entrepris, avec grand succès, d’informer les 9-14 ans sur les mystères du sexe qui auraient pu leur échapper. Tout se passe comme si les normes éducatives nouvelles excluaient la délimitation d’un territoire réservé aux adultes, et inatteignable ou indéchiffrable pour les enfants.

    Ce que les adultes peinent à administrer par conséquent, et qui explique leur embarras spécial d’après le sondage que je viens de rappeler, c’est l’étendue du champ de ce qui est défendu par rapport au champ, en extension continue, de ce qui est permis – celui où est fondée la légitimité des normes nouvelles, principalement.

     

     

     

    Séance 11

     

    CHAPITRE VI

    MORALE ET PSYCHOLOGIE DANS L’EDUCATION

     

     

    Au point où nous sommes parvenus, et avant d’aller plus loin, il est indispensable de rappeler les éléments d’analyse dégagés dans le chapitre précédent. Pour comprendre les transformations du sens et des usages de l’autorité dans les contextes éducatifs, je me suis proposé de ressaisir les fondements éthiques de l’éducation, c’est-à-dire les idéaux, les valeurs et les normes fondés dans la vision idéale de l’enfant comme personne humaine et à partir desquels les adultes, de façon plus ou moins réfléchie, adoptent des stratégies et des tactiques, ou tout simplement des lignes de conduite lorsqu’ils entrent en relation avec les enfants et sont ainsi dans la nécessité de leur imposer ou de leur proposer des décisions (donc d’accomplir des actes d’autorité), pour le futur proche ou lointain de leur existence ou bien pour toutes les situations du présent de la vie quotidienne, à  la maison ou à l’école. L’acquis du chapitre V par rapport au chapitre IV, outre l’élargissement du propos, c’est la distinction des deux grands groupes de ces normes éducatives : les normes libérales, qui suivent la valorisation de la volonté donc du consentement des enfants, et les normes « hédonistes », qui suivent la valorisation  de son intégrité donc son contentement.

     

     

    I) HYPOTHESE GENERALE

     

    1) FINALITES MORALES ET FINALITES PSYCHOLOGIQUES DES NORMES EDUCATIVES. Pour introduire le propos qui va suivre, je reviens d’abord sur une indication de la séance précédente. J’ai dit que les normes éducatives modernes, dont je viens de rappeler le sens libéral et « hédoniste », exonèrent les enfants des sentiments de culpabilité (en particulier parce qu’elles ne recourent pas beaucoup à l’inhibition). Ce constat, qui semble livrer ici un élément accessoire, contient en réalité un élément essentiel. Je définirai cet élément en disant que ces normes donnent aux actes d’éducation, peut-être une finalité morale, mais plus encore une finalité psychologique. En parlant de finalité psychologique,  je ne veux pas faire penser à un domaine de théorie, ou de science. Il vaudrait mieux parler de psychagogie, mais ce terme évoque la direction spirituelle, et il est en outre trop peu usité pour être commode. Morale et psychologie sont pris ici comme des systèmes d’actions socialisatrices, formatrices de la mentalité des enfants, créatrices de leur être social et individuel, de leur subjectivité si l’on préfère ce terme (ce qui donne, dans le jargon philosophique actuel, des « modes de subjectivation »).

    Pour préciser les choses, disons que, d’un côté comme de l’autre, on se trouve face à  des combats et des épreuves - épreuves  éthiques, donc, qu’il s’agisse de finalités morales (traditionnelles) ou de finalités psychologiques (modernistes). Pour résumer, les finalités morales constituent une thérapeutique de la conscience (qui invite à lutter contre ses mauvais penchants, ses tendances au mal, à extirper de soi des germes de méchanceté, dans une attente de guérison.), tandis que les normes psychologiques construisent  une diététique du désir, ou de la volonté : on doit veiller à ne pas gêner l’expansion de ses qualités, à user avec juste raison de ses capacités, dans une visée de performance et d’augmentation de sa puissance. De là s’explique mon indication primitive : chez le sujet éduqué, qui a intériorisé les idéaux, qui peut reproduire leurs prescriptions, la transgression des normes morales est entravée par la culpabilité, alors que la transgression des normes psychologiques est prévenue par l’anxiété (je reprends ici une formule de Daniel Bell[20]).

    Lorsque s’attachent aux finalités morales des valeurs traditionnelles (ce qui n’est pas forcément toujours le cas…, mais .ne compliquons pas trop le raisonnement), et aux finalités psychologiques des valeurs modernistes, la différence entre les deux peut se schématiser de la manière suivante (gardez présent à l’esprit le fait qu’il s’agit des finalités des normes décrites plus haut):

    1. Les finalités morales provoquent l’adaptation au groupe, donc la conformité ou même la soumission des jeunes générations aux générations anciennes ; mais les finalités psychologiques engendrent le développement des capacités personnelles et l’affirmation du moi. Nous retrouvons ici la donnée de l’individualisme, donnée prégnante dans le paradigme issu de Tocqueville que j’ai assez commenté, y compris pour prendre avec lui certaines distances.

    2. Les finalités morales (traditionnelles) procèdent d’une méfiance envers la nature humaine, qui aboutit souvent, et c’est le propre de la tradition chrétienne, à une négation de soi ; mais les finalités psychologiques (modernistes) recèlent la vision optimiste que suggère le terme courant d’« épanouissement » (du moi, de la volonté, etc.). C’est la vision que Rousseau expose dans l’Emile, avec tous ses attendus (au point même d’être le lointain mais certain précurseur de la psychologie de l’enfant comme psychologie du développement : une spécialité demeurée genevoise jusqu’à Jean Piaget et son école!).

    3. Les buts strictement moraux (traditionnels encore une fois) de l’éducation s’énoncent le plus souvent dans la polarité du permis et du défendu, tandis que les buts psychologiques s’énoncent dans la polarité du profitable et du dommageable : le bon et le mauvais plutôt que le bien et le mal.

     

    L’intégration, par l’éducation moderne, d’une telle normativité psychologique, qui ne supprime pas la normativité morale mais qui, en quelque sorte, la supplante, ou la subsume (et qui, je le souligne à nouveau, induit de la part des adultes des comportements non directifs, non impositifs, de recommandation davantage que de commandement), est enregistrée, si l’on peut dire, dans l’ouvrage que Piaget publie en 1932 sur Le jugement moral chez l’enfant. En passant par une critique frontale de Durkheim, Piaget établit que seule la dynamique du développement psychologique et non la transmission autoritaire de principes, entraîne la construction de la moralité véritable. La première, inscrite dans les sociabilités enfantines (les jeux, etc.), permet en effet une intégration autonome des règles, là où la seconde, par conformisme à l’égard des adultes, par imitation, etc., n’engendre que l’hétéronomie du jugement. Voilà sans doute l’une des controverses scientifiques les plus révélatrices du siècle passé dans le domaine de l’éducation (mais hélas, Durkheim n’était plus là pour répondre). Comprenons et retenons bien que, dans la perspective de Piaget, si je suis clair, la formation du sens moral échappe d’autant plus à l’autorité des adultes qu’elle s’inscrit en réalité dans les processus de l’adaptation psychologique des enfants aux relations existant dans le monde social. Ceci justifie à soi seul qu’on parle, comme je viens de le faire, d’une subsomption de la morale par la psychologie.

    On pourrait donner pour preuve a contrario de cette évolution le fait que le lamento sur la prétendue défaillance de l’autorité anime très souvent une sourde nostalgie de l’ancienne morale - je dirai même : une morale des vertus, avec des enfants sages, des bons garçons et des filles innocentes.

    Une autre remarque pour compléter ce qui précède. La saisie d’une normativité de type psychologique ajoute un élément de définition à l’examen des normes modernes de l’action éducative – normes dont je vous ai montré la prégnance et l’efficacité dans le cadre familial (chapitre IV), et parmi lesquelles j’ai distingué des normes libérales et des normes « hédonistes » (chapitre V). Mais si on cherche à expliquer l’apparition et la diffusion de ces normes psychologiques à notre époque et dans la période postmoderne, spécialement, on pensera sans doute, à juste titre, à l’argument tocquevillien ou néo-tocquevillien, sur la montée de l’individualisme,  sur la « dynamique » de l’égalité et le retrait des exigences du Collectif. Cependant, puisque j’ai eu l’occasion de regretter que ce modèle, sous la plume d’A. Renaut ou de M. Gauchet par exemple, soit trop attiré par une causalité politique et saisisse mal la dimension éthique des évolutions sociétales, je préfère inviter dans le débat un sociologue classique, non pas Durkheim cette fois, mais son contemporain, Georg Simmel. Celui-ci en effet a clairement articulé la formation de l’individualisme et les évolutions mentales, éthiques aussi bien, des sociétés modernes. On peut consulter avant tout un volume récemment traduit, très longtemps après sa première publication, sous l’intitulé de Sociologie. Etudes sur les formes de la socialisation, Paris, PUF, 1999 [1908], volume dans lequel Simmel analyse les phénomènes induits par l’accroissement quantitatif des groupes humains (une donnée si matérielle, serais-je tenté de dire, et si peu « politique » qu’elle a évidemment échappé aux philosophes d’aujourd’hui, alors qu’elle joue un très grand rôle dans l’approche des phénomène sociaux telle que Simmel la conçoit), décrivant alors, sur ce registre de l’« individualisme », les besoins conjugués d’autonomie ou de liberté d’une part de distinction et de concurrence d’autre part,  besoins pris en charge par la famille spécifiquement (p. 696, 698 et 702 ; c’est le chapitre 10, sur « L’élargissement du groupe et le développement de l’individualité »). Tout aussi éclairant, un article intitulé « Métropoles et mentalité », de 1903, reformule la même dualité dans celle de l’« indépendance »  et de l’ « originalité »[21]. La même démarche est suivie dans l’un des livres les plus connus du même auteur, sa Philosophie de l’argent[22] (1900). Je me tiens prudemment à cette elliptique évocation d’une œuvre au demeurant assez complexe – manière de redire ma prédilection pour les fondateurs de la sociologie.

     

    2) LE REGARD PSYCHOLOGIQUE SUR L’ENFANCE ET L’EDUCATION. En décrivant le passage d’une normativité morale à une normativité psychologique (ou psychagogique), j’ai fixé une hypothèse de travail bien plus qu’une conclusion. Je vais donc revenir à des choses plus concrètes au sujet de l’éducation.

    Au passage, je n’oublie pas que l’évolution dont je traite, a été remarquée – j’allais dire : entrevue, par quelques auteurs récents. Claude Lefort, dans le texte intitulé « Formation et autorité : l’éducation humaniste », a diagnostiqué ce qu’il pense  être la fin de la dimension éthico-politique de l’éducation[23]. On peut se reporter à l’article de H. Déchaux également, « La famille à l’heure de l’individualisme », qui envisage la nouvelle normativité[24] ; ou bien à F. de Singly, dans plusieurs textes dont un éloquent chapitre du livre  intitulé Les uns avec les autres[25] ; ou encore, pour une analyse plus détaillée, à I. Théry, dans l’article « Changement des normes de la vie privée et de la sexualité »[26].

     

    Vous vous souvenez que j’ai envisagé l’autorité sous son jour pragmatique, comme un ensemble d’actes possibles lorsqu’on est en mesure d’énoncer et d’imposer, c’est-à-dire de faire respecter des normes (de comportement ou autre). J’ai déduit de là que c’est l’évolution des normes qui explique les transformations de l’autorité (j’ai donc rejeté l’idée d’une disparition pure et simple de l’autorité : c’est une idée sociologiquement absurde). Nous connaissons en outre le contenu substantiel des normes éducatives nouvelles, où le souci de conformité morale est entouré, encadré par l’attention au développement des capacités des individus. On a vu cette évolution se produire dans la famille, lorsque l’enfant devient le support du désir d’être heureux ensemble.

    Dans nos mœurs éducatives scolaires, une première vérification de l’hypothèse est tout aussi facile à obtenir. Elle a trait à la discipline. Les modifications du paysage scolaire que nous avons déjà constatées, souvent névralgiques (séance 6 : chapitre III, §II) sont maintenant compréhensibles. Le désordre est peut-être créé par des élèves rétifs ou rebelles, ou passifs ; mais aussi et surtout par la désaffection, le désintérêt de la société pour l’ancien modèle de discipline et une classe de règles que, du coup, l’école et les professeurs ne désirent plus ou ne parviennent plus à mettre en œuvre. Il s’agit précisément des règles qui sont de nature à susciter la conformité des élèves à un modèle moral, un modèle de vertu, c’est-à-dire leur insertion dans un ordre collectif. Je ne parle pas des simples règles de contention des groupes, d’uniformisation des mouvements (silence, immobilité, etc., pour citer les grands classiques du temps jadis) qui assurent le minimum de coexistence dans une collectivité nombreuse. Avant cela, je pense aux règles de correction du langage, des apparences (dans le maintien, la vêture, etc.), ou encore des règles d’ « application » (au sens où on dit d’un élève qu’il est appliqué, soigneux) pour effectuer les tâches prescrites, etc. J’ai évoqué en ce sens, dans le chapitre III, des normes d’austérité pour ce qui concerne la conduite, et des normes de sérieux pour ce qui concerne le travail (le sérieux : une valeur scolaire cardinale). On a vu le même retrait des règles anciennes dans la famille (séance 8 : chapitre IV, §II). De quelle explication disposons-nous pour éclairer ce retrait ? Vous avez sans doute la réponse : c’est la morale qui cède le pas devant la psychologie. Les règles anciennes, dans les contextes modernes, s’affrontent aux réquisits psychologiques de la modernité ; et de ce fait, elles peuvent apparaître comme de pures contraintes, utiles à la « gestion » des classes, mais artificielles et gênantes pour la formation des individus. Elles sont même légitimement ressenties comme nuisibles par les intéressés.

    La deuxième vérification de mon hypothèse intervient si l’on se penche sur un autre changement accompli dans le cadre scolaire. Je pense à la manière dont on considère et dont on s’occupe aujourd’hui des mauvais élèves. Je crains que l’absence de guillemets pour entourer l’expression mauvais élèves ne choque certains d’entre vous. Mais c’est justement le signe que je veux questionner. Mauvais élève était un syntagme de type moral, et nous l’avons précisément remplacé par des syntagmes de type psychologique : « élève en difficulté », « élève en échec », et ainsi de suite. La différence entre les finalités morales et les finalités psychologique des normes de jugement est à ce niveau tout à fait évidente. Le mauvais élève s’attirait, en effet, une réprobation moralisante, ou moralisatrice, comme on voudra. C’était le cancre que l’on taxait tour à tour de paresseux ou d’imbécile - même si, en 1962,  un humoriste, Jean Charles, avait faire rire la France entière en recueillant les perles des rédactions du certificat d’études dans un ouvrage judicieusement intitulé « La foire au cancres ». Qu’il suscitât la sympathie ou l’aversion, le cancre encourait le dédain et, au mieux, il pouvait sommeiller sur son banc en attendant l’heure de la sortie et l’âge d’entrer en apprentissage. Aujourd’hui, en revanche, l’élève en difficulté est appréhendé par les normes savantes de la psychologie différentielle, la psychométrie des tests d’intelligence, et il mérite notre compassion. Le premier, que l’on pouvait plaindre ou condamner, était responsable de son état. Le second, « déficient » ou « décrocheur », est bien davantage identifié comme une victime (des misères de l’époque, de sa famille « défavorisée, etc.), et c’est pourquoi il doit être aidé. Autour de lui, des dispositifs sont mis en place, des stratégies sont imaginées (c’est l’affaire des « réseaux d’aide » récemment) et les efforts qu’on consacre à son amendement, consistent en  ces « soutiens » et autres « remédiations », qui sont entrées dans l’identité professionnelle de nombreux enseignants, au-delà des psychologues scolaires et des différentes catégories d’enseignants dit « spécialisés ».

    Difficile, dans ces conditions, vous le comprenez aisément, de parler d’un relâchement de l’éducation et d’un épuisement de l’autorité…

    (à suivre)

     

     

     

     

    Séance 12

    (suite et fin du chapitre VI)

     

    II

    EVALUER

     

     

    Pour apprécier la réorientation des mœurs éducatives et la diffusion, en ce domaine, des nouvelles normes ainsi que des nouvelles finalités de ces normes, un phénomène particulier du monde scolaire doit retenir notre attention. Ce phénomène, que j’ai mentionné à propos des élèves en difficulté, est aussi visible qu’il est ignoré par la plupart des commentateurs déjà cités. C’est l’évaluation. Permanente, multiforme, démultipliée, l’évaluation est au centre du système et elle encadre tous les moments et toutes les situations de la vie scolaire, depuis les petites classes jusqu’aux plus hautes, de la maternelle à l’Université et aux dites « grandes écoles ». Vous voyez pourquoi j’accorde tant d’importance à cette question de l’évaluation : rien ne montre mieux le débordement des normes à finalités morales par les normes à finalités psychologiques. Evaluer un sujet, enfant ou adulte, ce n’est pas lui dire ce qu’on doit faire ou comment il faut penser, c’est lui dire ce qu’il peut être, ou devenir ; c’est, au terme d’un calcul[27], apprécier l’état de ses forces – mentales, sociales ou physiques, et ensuite, soit lui indiquer un chemin d’amélioration possible, soit, plus souvent hélas, lui assigner un irréversible destin.

    Je saute des prémisses à la conclusion. Qui peut dire que l’autorité a déserté l’univers de l’école ? Car enfin, y a-t-il un acte d’autorité plus fort, plus efficace, que celui qui consiste à délivrer un classement, à fournir une notation (on débat pour savoir si les chiffres, de 0 à 10, ou à 20… valent mieux que les lettres, de « a » à « c », ou à « d », ou a « e »…), et avant cela à soumettre à un « contrôle », une épreuve, à convoquer à un examen, à organiser un concours ? Et  jamais l’évaluation n’a eu autant d’impact qu’aujourd’hui sur la carrière scolaire et le destin social qui s’ensuit. On objectera que les élèves et leurs familles ont de nombreuses possibilités de recours, et qu’ils ne se privent pas d’engager toutes sortes de procédures face aux décrets professoraux. Certes. Mais les droits des justiciables ne ruinent pas l’autorité des juges, bien au contraire. Il se peut que l’autorité devienne difficile à exercer sur le terrain de la discipline ; mais c’est parce que sur l’autre terrain, celui de l’évaluation, d’autres actes d’autorité ont envahi l’univers de l’école, pour incarner d’autres normes, bien plus en phase avec les exigences éthiques de la société et des familles modernes (sans parler  des nécessités de l’économie, du marché de l’emploi, qui fait jouer « à fond » la distribution des titres scolaires). Si l’on se reporte un siècle ou deux en arrière, on constatera l’inverse exactement : très peu d’évaluation, beaucoup de discipline. Ainsi va l’histoire de l’autorité et des actes d’autorité à l’école.

    La thèse peut s’énoncer de la façon suivante : à la configuration mentale où la morale est dominée par la psychologie, correspond un ordre institutionnel où la discipline collective le cède à l’évaluation des individus. Autre manière de formuler cela : nous avons beaucoup moins besoin de discipline et beaucoup plus d’évaluation, parce que c’est à la seconde et non à la première que revient la capacité de mettre les enfants au travail (ce qui est la fonction première des actes d’autorité magistraux).

    J’ajoute que le passage de la discipline à l’évaluation, tel que je le conçois ici, reprend la distinction établie par Foucault dans Surveiller et punir (1975), entre la « discipline blocus », qui enferme et contraint les corps, à la « discipline-mécanisme », qui essaime à l’air libre. Deleuze, pour dire la même chose, parlait joliment d’un « contrôle continu à ciel ouvert » propre aux sociétés contemporaines.

     

    1) L’EMPRISE DE L’EVALUATION SUR L’UNIVERS SCOLAIRE. On se souvient que tout acte ou relation d’autorité dépend d’un idéal susceptible d’imposer une croyance commune aux partenaires de la relation. Eh bien, il est clair que l’évaluation scolaire se fonde à la fois sur la valeur suprême de la personne, et sur un idéal de justice. Les deux idéaux sont très solidaires, car l’idéal de justice produit les normes des rapports admissibles entre des personnes valorisées comme telles (et porteuses d’une dimension psychologique – que j’ai analysée dans les séances précédentes).

    En outre, l’idéal de justice structure l’évaluation à deux niveaux. Premièrement, au niveau des procédures, on n’évalue jamais qu’en admettant un principe de justice au sens juridique, c’est-à-dire en respectant des normes d’objectivité et d’impartialité pour corriger, noter, classer, décerner des mentions, etc. Secondement, sur le plan des fins, on garantit que cet acte s’inscrit dans un ordre de justice au sens social, qui promeut les normes d’égalité des chances au départ de la compétition, et de distribution équitable des titres à l’arrivée (titres convertibles en statuts sociaux, en positions professionnelles, etc.). L’emprise de l’évaluation  sur l’univers scolaire traduit d’abord la prégnance de ces normes qui incarnent un idéal démocratique de justice, d’égalité, d’équité.

    Ces faits sont assez évidents pour me dispenser d’explications supplémentaires. Je voulais juste rappeler qu’il n’y a pas d’autorité sans idéal, et qu’un idéal n’a d’efficacité que s’il s’incarne dans un corpus de normes valables pour la pratique.

     

    Voyons les choses de façon concrète. Le jugement professoral emprunte de nombreuses voies.  Certaines sont assez intuitives (corrections, annotations… toujours plus ou moins sujettes à caution nous disent les spécialistes de docimologie) ; d’autres sont plus sophistiquées, qui livrent des résultats plus fiables en apparence. Quoi qu’il en soit, dès les premiers jours de classe, mettons dès le Cours préparatoire, les tâches effectuées par les élèves donnent lieu à des observations, des commentaires et des explications, après quoi l’on consigne toutes sortes de conclusions dans des dossiers et dans des livrets ad hoc, pour finalement déclencher, s’il y a lieu, les « aides personnalisées » pour les élèves en difficulté ou en retard, auxquelles j’ai fait allusion plus haut.

    En outre, la nouvelle rationalité gouvernementale, avec la logique de l’efficacité qui inspire les politiques publiques dans l’esprit d’un « pilotage par les résultats » (ce qui donne la school effectiveness de provenance américaine), a institué des évaluations nationales (en CE2, en 6ème et en 2de  à partir de 1989, puis, à d’autres niveaux par la suite ; CE1 et CM2 actuellement), qui permettent de hiérarchiser les établissement, les quartiers, les régions ; de même que les pays de l’OCDE et d’autres pays dans la même sphère d’influence, soumettent leurs systèmes scolaires respectifs à des investigations comparatives, sur la base cette fois de tests proposés à des élèves de 15  ans  - c’est le programme PISA, qui se déroule tous les trois ans (Programme international de l’OCDE pour le suivi des élève, qui est un parmi d’autres du même type).

    Il est important de rappeler que les Instructions Officielles sont peu à peu, et de plus en plus, impactées par les processus d’évaluation, et ce, non pas seulement parce qu’on modifie la forme de leur présentation mais parce qu’on adapte les contenus disciplinaires eux-mêmes : c’est l’enseignable qui se rend peu à peu conforme à ce que requiert l’emprise évaluatrice. Ainsi voit-on se répandre, dès la fin des années 1970, à tous les niveaux du système éducatif, au lieu des listes matières, de connaissances, de notions, etc., des inventaires d’objectifs, lesquels se présentent comme des compétences de l’élève. Une énorme littérature, et une quantité impressionnante de manuels, d’ouvrages plus ou moins savants, exposent l’art et la manière de déterminer ces objectifs et d’en observer ensuite l’acquisition progressive par les enfants. On assiste à l’efflorescence d’un vocabulaire approprié, avec des catégories spéciales (évaluation « sommative », ou « formative », ou « diagnostique », etc.). Dans cet ordre d’idées, la loi dite « Jospin » de 1989, qui a décidé une « Nouvelle politique pour l’école primaire», et qui a réorganisé la scolarité primaire par cycles[28], n’a plus cadré les enseignements en programmes annuels, mais en compétences liées à chacun des cycles, présumant ainsi que l’évaluation des élèves en serait facilitée. Dans le livret que cette loi prévoit pour le cycle 1, figure une liste de 89 compétences, certaines plus ou moins disciplinaires, d’autres dites « transversales », d’après cette notion bizarre - et très souvent critiquée. C’est cette même réorganisation qui aboutit en 2005 à l’adoption ministérielle, qui fait loi aujourd’hui, du « Socle commun de connaissances et de compétences », valable pour toute la scolarité obligatoire, et qui se traduit dans un livret personnel qui doit suivre l’élève tout au long de sa scolarité.

    Si l’on parcourt le livre de Claude Thelot, L’évaluation du système éducatif (Nathan, 1993), on trouvera, p. 100, un tableau de compétences en histoire-géographie, pour l’entrée en seconde où l’on voit très bien des capacités, des compétences, des objectifs. Sur le plan théorique, on distingue objectifs et compétences. « Objectif » se réfère à un ou des comportement(s), tandis que « compétence » désigne des processus cognitifs à la base des comportements (ce sur quoi se règle le programme PISA, qui cherche à mesurer l’acquisition de compétences par l’utilisation des connaissances dans les situations de la vie réelle)… Au total, ces notions d’objectifs et de compétences recèlent une présentation et une conception qui se veulent pragmatiques - on dit aussi :  « opérationnelles », c’est-à-dire qui permettent d’agir en portant les actions enseignantes au plus près des individus-élèves, avec leur personnalité, leurs particularités subjectives y compris, et, surtout, au plus près de ce qu’ils sont censés apprendre à faire - au sens d’une conduite intellectuelle aussi bien que d’une conduite pratique. D’où la tripartition fameuse : savoirs, savoir-faire, savoir être. Issu de la psychologie des apprentissages, ce vocabulaire du « comportement » a été intégré dans les Instructions Officielles, par l’intermédiaire de ce courant pédagogique, la « Pédagogie par objectifs » (PPO), arrivée en France dans ces années 1970 (recommandée pour les classes d’école maternelle en 1977).

    Je prends l’exemple de l’apprentissage du langage oral à l’école maternelle. Dans l’esprit de la nouvelle normativité, on ne va plus se contenter de décrire les buts de l’acquisition (vocabulaire, syntaxe, etc.), mais on va lister des séries de comportements dans les différentes rubriques générales. On distingue ainsi des objectifs d’ordre socio-affectif (exprimer et communiquer : l’enfant répond par l’action à une consigne verbale / il utilise des langages autres que la langue parlée / il répond verbalement lorsqu’on s’adresse à lui / il prend la parole spontanément... etc.) ; puis des objectifs d’ordre moteur, sensori-moteur et psycho-moteur (l’enfant identifie un bruit, un son, une voix / il apprécie les qualités d’un son / il perçoit les phonèmes et répond à des consignes qui font intervenir des oppositions distinctives…) ; et enfin des objectifs d’ordre cognitif, qui visent la connaissance de la langue parlée, de son code (l’enfant comprend ce qu’on lui dit /  il se fait comprendre par la parole / il emploie un vocabulaire explicite / il emploie la forme grammaticale appropriée). Est-ce davantage qu’une rhétorique, ou une sophistique, comme disent J.-A. Miller et J.-C. Milner[29] ?). Quoi qu’il en soit, la démarche aurait les avantages suivants : on annonce d’une part que les objectifs ainsi formulés ne sont pas spécifiques à une année mais s’acquièrent et se renforcent sur des temps plus longs. ; et d’autre part que la pédagogie est forcément individualisante (la pédagogie dite « différenciée » est attachée à cette idée des objectifs).

     

    2) L’EVALUATION DANS LES RAPPORTS ENTRE : ADULTES ET ENFANTS, SOCIETE ET INDIVIDUS. Comme l’a affirmé Claude Lefort[30], si l’on sait que la Culture (avec une majuscule), dans sa visée humaniste originelle, incluait une dimension à la fois éthique, politique et esthétique, « par excellence non mesurable », on pourra penser que la diffusion des technologies pédagogiques de la mesure et de l’évaluation porte atteinte à la notion même de culture. Et si ce pronostic se vérifie (je vous en laisse juges : disons que cela mérite réflexion), il est tout aussi exact que l’institution abandonne une part de son autorité. Mais je dis bien : « une part ». Car c’est l’autorité traditionnelle, l’autorité de la culture comme legs des ancêtres, qui est entamée ; et à travers l’extension hyperbolique des dispositifs d’évaluation, le phénomène principal à considérer est l’émergence d’une autre culture, donc d’une autre autorité, à laquelle on assigne d’autres finalités, et dont l’exercice emprunte d’autres modalités. Quand je parle des modalités de l’autorité, je précise que la mesure des aptitudes entre fort bien dans cette parénétique dont j’ai parlé au chapitre IV (partie II, séance 8). Tel est d’ailleurs l’esprit de la nouvelle gouvernance : l’évaluation crée des individus qui se soumettent aux règles librement, de par leurs propres motifs, sans avoir besoin de recevoir des ordres explicites[31].

    Je vais maintenant tirer quelques conséquences de ces constats, ce qui me permettra d’effectuer un retour critique sur les thèses néo-tocqueviliennes.

     

    a) Sur le plan de relations entre adultes et jeunes. Si l’on admet l’existence d’une nouvelle autorité, ou de cette nouvelle forme d’autorité dont l’évaluation est le signe manifeste, il faut aussi admettre que la hiérarchie entre les élèves et les maîtres, les enfants et les adultes, les inférieurs et les supérieurs, n’est nullement aplanie et encore moins supprimée dans le système éducatif moderne. Si, dans la société moderne, une « dynamique d’égalisation » est bien à l’œuvre, comme dit A. Renaut en s’appuyant sur Tocqueville, il ne faut pas en déduire trop vite que ce courant submerge l’éducation et détruit le socle des hiérarchies indispensables. Il s’agit d’autre chose.

    Pour ajouter un mot sur les arguments d’A. Renaut, je dirai  qu’il a bien compris la montée de l’éthique de la personne, qui établit la dignité fondamentale de l’enfant, et qui, sur ce plan, postule la similitude de l’enfant et de l’adulte, c’est-à-dire la similitude de tous les membres de l’espèce humaine. Mais A. Renaut a confondu cette équivalence morale avec l’égalité des droits dans la sphère politique[32]. Pour créer une continuité du politique et de l’éducatif (car dans la philosophie d’A. Renaut, comme dans celle de M. Gauchet dont je vais aussi parler, la sphère politique domine et influence toutes les autres sphères de la vie sociale), A. Renaut a assimilé l’égalité, qui touche aux droits des individus en tant que citoyens (particuliers), et la similitude, qui touche à la dignité des individus en tant personnes (singulières). On constate que cette confusion est assumée par exemple dans La fin de l’autorité[33]. Or, de même que la continuité du politique et de l’éducatif est factice, l’assimilation de la similitude à l’égalité est contraire à l’expérience, et il est facile de faire des constats polémiques à son sujet. On ne sache pas, à l’école comme dans la famille, que beaucoup d’adultes perçoivent les enfants comme égaux à eux, et encore moins quand il s’agit des plus petits. Même quand les parents ou les professeurs manifestent à l’égard de la jeune génération toute la sollicitude dont ils sont capables, et une bonté qui confine parfois à la faiblesse, même quand ils lui réservent le sort que réclame l’humanité dont elle est porteuse, ils n’oublient pas qu’ils agissent envers des êtres inférieurs, faibles, vulnérables, menacés, dont l’avenir incertain, risqué, exige qu’on protège à chaque instant leur corps et leur esprit. On voit d’ailleurs A. Renaut bien  embarrassé avec cette question, et en général avec la question de l’âge auquel les enfants sont censés rentrer de plein pied dans le processus d’égalisation.

    Cette conscience éducative des parents, c’est bien ce qui explique pourquoi la psychologie et les normes psychologiques sont investies d’une grande autorité, à la place de la morale. Et voilà le psychologue, le conseiller, le « coach » aujourd’hui, et avec eux l’aide, le conseil, le soutien, l’ « accompagnement », qui disputent à l’école et aux professeurs cette modalité d’influence qui n’a rien de si mystérieux, en fin de compte.

     

    b) Sur le plan des rapports entre la société et les individus. Etant admises l’existence et l’insistance de l’autorité évaluative, il faut aussi convenir que cette autorité, loin de séparer ou de mettre en conflit les intérêts individuels et les normes collectives les met au contraire en accord. Elle ne développe les premiers qu’en accroissant l’efficacité des secondes. Intérêts individuels et normes collectives sont rendus congruents. Un classement, pour ne prendre que cet exemple, c’est très exactement un placement des sujets dans un ordre hiérarchique ; c’est donc l’inscription des individus dans un projet collectif qui, par la fonction symbolique qu’on lui assigne, conditionne les aspirations de ces individus. Dans un tel contexte d’évaluation, le Collectif, la Totalité, fabrique le désir des individus ; et lorsque ceux-ci prennent part à l’épreuve sociale de l’évaluation, quelle qu’elle soit, ils ont forcément assimilé le sens et la valeur conférée, par cette Totalité, à l’épreuve. Pour préciser, je dirai que la totalité, c’est la société ou le groupe qui fait vivre l’idéal de justice à travers des institutions et des pratiques normales.

    Dans l’analyse de ce que l’on comprend comme une crise de l’éducation, A. Renaut (dans La fin de l’autorité, livre dont je viens de parler – mais on pourrait citer d’autres écrits du même auteur) a basé son analyse sur le premier axe du paradigme néo-tocquevillien, la dynamique d’égalisation ; et il a conclut à un effacement de l’autorité dans le monde démocratique. M. Gauchet, quant à lui, a plutôt pris en compte l’autre axe du paradigme, la déliaison des individus et du collectif, et il a observé que l’autorité n’a pas disparu, parce qu’elle est une médiation nécessaire entre les exigences contraignantes de la société et les intérêts de la personne, mais que sa représentation est opacifiée par l’idéologie individualiste et le courant d’autonomisation. C’est ce qu’il explique en plusieurs passages des Conditions de l’éducation[34]. D’après M. Gauchet, si l’autorité ainsi définie reste l’élément dans lequel se déploie la relation éducative, elle se heurte néanmoins à l’illusion d’une « autoconstruction de la personnalité » et au « rejet concomitant » du « moulage conformiste » p. 166). L’argument, tout à fait judicieux, éloigne cet auteur du précédent et de quelques autres, plus expéditifs encore dans leur diagnostic. Toutefois, je ne me résous pas à le suivre quand il associe à ce hiatus une perte de légitimité des savoirs et de l’institution chargée de les transmettre. Cette thèse, très forte, est posée p. 168 et suiv., et développée dans un chapitre spécial du même volume (« Des savoirs privés du sens ? »). Mais je n’y vois qu’une pétition de principe, non démontrée malgré un argumentaire serré – plus rhétorique que démonstratif, me semble-t-il. J’analyserai dans les prochaines séances la question capitale du statut – j’allais dire du destin - des savoirs scolaires, et je maintiendrai, à l’inverse de M. Gauchet, qu’ils possèdent toujours une légitimité, et que, dans le contexte institutionnel contemporain, leur transmission répond toujours à des idéaux, donc à des croyances. Mes réserves portent donc sur le fait que, si M. Gauchet saisit bien la dissolution des formes anciennes de culture et de transmission culturelle liées aux traditions religieuses, il montre trop de scepticisme ou d’indifférence devant les formes nouvelles « détraditionnalisées » comme il dit (concept emprunté à Antony Giddens). On est d’ailleurs frappé par la tendance de ces textes à placer tous les phénomènes culturels du monde moderne sous un unique signe négatif, le signe de la perte : perte des traditions, perte de la préséance du passé, perte de la transcendance du Collectif, perte du sens des savoirs… C’est pour cette raison que j’ai soupçonné chez cet auteur, intéressant à bien des égards, une tentation nostalgique et « décliniste » (chapitre I, séance 1) ; un penchant mélancolique, en fin de compte. Mais que seraient l’éducation et l’école si, comme M. Gauchet nous incite à le penser, l’autorité n’y avait plus « ni présence immédiate, ni efficacité globale » ? Serait-ce autre chose qu’un champ de ruines, ou alors, au mieux, un champ de bataille. Or tel n’est pas le constat que tout un chacun peut faire, chaque matin, vers les huit heures, sur le chemin des écoliers.

    N’aurions-nous plus la moindre attention, n’éprouverions-nous plus le moindre intérêt pour la culture et les formes d’esprit de nos ancêtres ? Peut-être que oui. Mais j’incline à penser qu’il manque à cette conclusion de M. Gauchet (nul doute que cette remarque lui déplairait fort) une analyse de l’évolution au terme de laquelle, comme l’a montré Foucault, « le normal a pris la relève de l’ancestral »[35]. Et le « normal », c’est très exactement ce qu’instituent les technologies de l’évaluation. A considérer ces technologies - qui ne sont qu’un aspect de la réalité scolaire -, je suggère par conséquent que les individus auxquels on les applique, quand ils entrent dans les situations de compétition et de  concurrence où ils subissent les contraintes collectives (c’est une nécessité sociale), tout en s’efforçant de montrer leurs talents personnels (en vue d’un bénéfice pour eux-mêmes), ont une assez forte croyance dans l’idéal qui structure ces épreuves et, de ce fait, une assez bonne conscience de l’autorité qui les y convoque. Je l’ai déjà souligné en évoquant l’analyse durkheimienne de la « solidarité organique » propre à la division moderne du travail : socialisation et autonomisation ne sont pas contradictoires.

     

    Remarque. Puisque les techniques d’évaluation imposent aux individus des codes qu’ils ne maîtrisent pas, puisqu’elles leur assignent des identités qu’ils n’ont peut-être pas choisies et qui peuvent les décevoir  (une place misérable, une réputation pénible, etc.), on pourrait croire qu’elles entament l’autonomie dont on a vu combien elle est souhaitée, attendue, offerte aux enfants par l’éducation moderne. Or il n’en est rien dès lors que l’autonomie devient une compétence parmi d’autres, dont on peut observer et évaluer l’acquisition progressive par l’enfant. C’est le cas surtout dans les petites classes de l’école maternelle et de l’école primaire.

    Un sociologue, Jean-Pierre. Le Goff, dans La barbarie douce (Paris, La découverte, 1999 : un ouvrage aux accents antimodernes qui ne soulève pas forcément mon enthousiasme, je l’ai plusieurs fois avoué ici), a bien compris qu’une forme d’autonomie est cohérente avec les technologies d’évaluation, ce que révèlent la phraséologie et la problématique du « contrat », à l’intérieur desquelles sont signifiées aux enfants des conduites à acquérir et des normes à respecter (exemples : « lever le doigt pour répondre aux questions », « travailler avec application »). Cette hypothèse est d’autant plus juste que la liberté concrète, comme liberté d’agir, est elle-même requise par l’évaluation des conduites mentales, morales et sociales des enfants - de même que la psychologie scientifique, depuis Piaget, revendique une approche clinique, qui prescrit de se tenir au plus près de la vie, des relations et des échanges spontanés des enfants, loin des tests ou du guidage pédagogique habituel. C’est aussi ce que la dite « pédagogie par objectifs », dont j’ai parlé plus haut, qui voulait recentrer l’ensemble des activités d’enseignement sur les situations d’évaluation, tentait d’imiter, ou, disons, de transposer dans le contexte de la classe.

    Je vois à ce qui précède une conséquence qui nous ramène sur le terrain philosophique. La liberté de l’enfant, dont certains nous redisent qu’elle déborde toute limite, qu’elle abolit toute contrainte, qu’elle menace les fondements mêmes de l’entreprise éducative, cette liberté, on le voit maintenant, n’est pas du tout concédée, octroyée,  comme au terme d’un combat on rend un territoire perdu, on restaure une faculté brimée. C’est même l’inverse. Dans l’ordre éducatif et scolaire de l’évaluation, la liberté est programmée, c’est une obligation faite à l’élève. Bel exemple, s’il en est, de paradoxe, de « double contrainte » contradictoire (double bind) institutionnel. Ceci signifie aussi qu’une telle liberté est produite sans que les individus la possèdent avant cela de façon essentielle, d’après une quelconque nature. C’est une activité sociale aux conditions des normes existantes, non une affirmation de l’individu comme « sujet », conscience et volonté. A preuve, le fait que la liberté de l’enfant soit toujours accompagnée, précédée d’une science, la psychologie, qui décrit ses modes d’être, qui fixe ses usages normaux et utiles, et qui trace ses limites (une précision qui elle aussi, diverge des réflexions d’A. Renaut, dans La fin de l’autorité, aux chapitres « Eduquer » et « Punir ». Mais c’est une autre histoire…).

     

     


     

    [1]C’est le cas chez Edouard Claparède, dans Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale (1926). Claparède  déclare nécessaire de « placer le centre de gravité non pas dans le programme ou dans le manuel, mais dans l’enfant lui-même ». On trouve chez Célestin Freinet de nombreuses affirmations du même ordre. Dans une lettre de 1929, Freinet explique par exemple : « il faut partir des enfants et fonder toute notre pédagogie sur ses besoins et sa mentalité » (cité par Elise Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire, Paris, Maspéro, 1968, p. 83.

    [2]F. Jacquet-Francillon, « L’enfant comme personne : un fondement culturel de l’Education Nouvelle », in L’éducation nouvelle, histoire, présence, avenir, dir. A. Ohayon, D. Ottavi, A . Savoye, Peter Lang, 2004, pp. 29-45.

    [3]Cité par J. Gélis, M. Laget, M.-F. Morel, Entrer dans la vie. Naissances et enfances dans la France traditionnelle,  Gallimard-Julliard, 1978, p. 28.

    [4]G. Compayré, L’évolution intellectuelle et morale de l’enfant, 1893,  p. 371.

    [5]Michelet, Nos fils, Paris, 1869, p. 215.

    [6]Durkheim, L’éducation morale,  Paris, PUF, 1963 [1934], p. 91. Faire ici référence à Durkheim, dont les analyses datent d’un siècle à peu près, permet aussi de contester l’idée que ces phénomènes d’évolution des mentalités seraient très récents, comme on pourrait le déduire à la lecture de l’ouvrage de Luc Ferry, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, Paris, Grasset, 1996.

    [7]Sur ce point, voir F. de Singly, « Le statut de l’enfant dans la famille contemporaine », loc. cit., p. 18.

    [8]Cité par P. Ladrière, in Pour une sociologie de l’éthique, PUF, 2001., chapitre. « Personne humaine potentielle et procréation », p. 369.

    [9]Kant,  Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, Vrin, 1964, Livre I, p. 17.

    [10] Voir sur ce point Alain Supiot, Homo juridicus, essai sur la fonction anthropologique du Droit, Paris, Seuil, 2005, pp. 60 et suiv.

    [11]Hegel, Principes de la philosophie du droit, Gallimard, 1968, p. 84. Les questionnements philosophiques des notions de personne et de personnalité sont nombreux depuis plus d’un siècle. Voir le courant dit du « personnalisme », dont Charles Renouvier (1815-1903) fut le fondateur, et quia connu ensuite divers prolongements et développements.

    [12]Locke, Pensées sur l’éducation, Paris, Vrin, édition de 1992, p. 137.

    [13]Je signale par ailleurs que dans le code de déontologie issu du procès des médecins nazis à Nuremberg (le Code de Nuremberg, de 1947), au sujet de l’expérimentation médicale, le consentement des sujets est une obligation formelle, énoncée en tête du code. Sur le concept de consentement et toutes ses implications philosophiques, on peut se reporter au livre de Geneviève Fraisse, Du consentement, Paris, Seuil, 2007.

    [14]Marie Verhoeven « Orthographe française : altérations et crispations », in Jean de Munck et Marie Verhoeven, Les mutations du rapport à la norme. Un changement dans la modernité ?, de Boeck, Paris Bruxelles, 1997, p. 85 :

    [15]D’après M. Segalen,  A qui appartiennent les enfants ?, op. cit., p. 158.

    [16]Sur ce sujet, voir  Hughes. Lagrange, « Le sexe apprivoisé ou l’invention du flirt », in Revue française de sociologie, vol. XXXIX, 1998.

    [17]Sur les courants et les expériences étrangères, j’indique deux ouvrages anciens mais précieux par leur richesse. Sur l’Angleterre, R. Skidelsy, Le mouvement des écoles nouvelles anglaises, Paris, Maspéro, 1972 ; et sur l’Allemagne (en partie), J. R. Schmid, Le maître camarade et la pédagogie libertaire, Paris, Maspéro, 1973 [1ére éd., 1936]).

    [18]Durkheim, L’éducation morale, op. cit., p. 91.

    [19]Voir sur ce sujet Jean-Claude Caron, A l’école de la violence. Châtiments et sévices dans l’institution scolaire au XIXe siècle, Paris, Aubier, 1999.

    [20]Daniel Bell, dans Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979 [1974 pour l’édition américaine], dit exactement, p. 82, au sujet des évolutions des mentalités intervenues au XXe siècle : « la morale traditionnelle fut remplacée, aux Etats-Unis, par la psychologie, la culpabilité par l’anxiété ».

    [21]In L’école de Chicago, Naissance de l’écologie urbaine, dir. Y. Grafmeyer et I. Joseph, Aubier, pp. 61-78.

    [22]Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, édition Quadrige, 1999 [1ère édition allemande, 1900], par exemple p. 454 et suiv.

    [23]C. Lefort, « Formation et autorité : l’éducation humaniste », loc. cit., p. 222.

    [24]H. Déchaux, « La famille à l’heure de l’individualisme », loc. cit. p. 28.

    [25]F. de Singly, « La cause de l’enfant », loc. cit., p. 7 ; et Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien, op. cit., voir le chapitre « La crise des normes », p. 127 et suiv.

    [26]I. Théry, « Changement des normes de la vie privée et de la sexualité. De la question individuelle à la question sociétale », in Familles et petite enfance. Mutations des savoirs et des pratiques, dir. Gérard Neyrand, Michel Dugnat, Georgette Revest, Jean-Noël Trouvé, éditions «érès, 2006.

    [27]Voir à ce sujet l’entretien entre Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ?Entretien sur une machine d’imposture, Paris, Grasset, 2004.

    [28]Il y a le cycle des « apprentissages premiers » (les deux premières années de l’école maternelle), puis cycle des « apprentissages fondamentaux » (fin de l’école maternelle et, à l’élémentaire, le CP et le CE1), et enfin « cycle des approfondissements » (CE2, CM1 Et CM2).

    [29]Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ?op. cit., p. 63.

    [30]C. Lefort,  « Formation et autorité… », loc. cit., p. 221.

    [31]A un autre propos, cette donnée est clairement saisie par Alain Supiot, dans Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005, p. 254.

    [32]Il faut en outre faire attention à ceci que cette similitude s’établit dans le cadre de relations abstraites, impersonnelles (propres à une nation, à l’humanité entière, etc.), donc qu’elle ne doit pas être confondue avec la similitude qui s’établit sur des relations concrètes et personnelles, et qui caractérise des individus conformes, conçus sur le même modèle, partageant les mêmes croyances et les mêmes finalités, ce dont nous parlent les anthropologues et les sociologues à propos de sociétés archaïques ou traditionnelles. C’est pourquoi, afin d’éviter cette autre confusion, je préfèrerais parler d’une « équivalence » en dignité.

    [33]A. Renaut, La fin de l’autorité, op. cit., p. 145 par exemple.

    [34]M. Gauchet et al, Conditions de l’éducation, op. cit., p. 137, 141, 147, 160 ; j’en ai parlé dans les séances 2 et 3, soit le chapitre I, partie II.

    [35]M. Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 195.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires

    Vous devez être connecté pour commenter