• séance 7

     

    CHAPITRE  IV

     

    IDEAUX ET NORMES

    (L’idéal et le normal)

     

     

     

    Je cherche à promouvoir certaines catégories d’analyse des phénomènes éducatifs ; et je m’achemine, lentement il est vrai, vers une catégorie qui permettra d’envisager une manière de saisir les réalités pratiques de l’enseignement, la catégorie de la norme. Ceci devrait donc nous conduire, enfin, au second axe, annoncé dans mon titre général, de ma réflexion pour 2014 (mais il est probable que je n’aurai pas le temps d’en traiter à fond cette année…). C’est donc de ce doublet de l’idéal et de la norme que je vais tirer quelques orientations de méthode capables de surmonter les difficultés, plusieurs fois indiquées par moi, de l’histoire des idées pédagogiques.

     

    Mais avant d’achever mes explications relatives à la première catégorie de description abordée ici, si utile pour saisir des phénomènes culturels et éducatifs, la catégorie de l’Idéal, il me paraît indispensable d’apporter une précision supplémentaire. On peut craindre en effet, et c’est une crainte que la lecture de Durkheim peut sans doute entretenir, on peut craindre, disais-je, que la notion d’idéal soit perçue comme positive par définition. Puisqu’un un idéal rend intelligibles, sensibles même, des valeurs que les individus s’efforcent de faire vivre en créant ou en respectant des obligations ad hoc, on pourrait penser que tout idéal et toute action en vue de l’honorer sont bons par définition, et qu’ils méritent à ce titre l’approbation ou l’admiration. Or soyons clairs : il n’en est rien. Au contraire. Certains idéaux sont parfaitement destructeurs, ils n’installent dans la pensée collective que la violence et la haine, et ils peuvent de ce fait précipiter les sociétés dans des conflits mortels. Tout le monde aura en tête l’exemple le plus parlant, certes facile, mais qu’on ne peut pas ignorer : le nazisme. Car l’idéologie nazie, en effet, n’a cessé de promouvoir une vision idéale de l’humanité, mais, en l’occurrence, une vision raciste ; et, pour établir la suprématie de la soi-disant race aryenne, elle n’a cessé d’appeler au dévouement « fanatique » des individus capables de se consacrer, de manière quasi sacrificielle, à l’accomplissement d’une telle tâche. Les discours publics d’Hitler, mis en scène avec une dramaturgie parfaitement efficace, ont enflammé des foules gigantesques sur l’appel à une volonté quasi démiurgique, capable de réaliser le « Reich de mille ans » (voilà un bel exemple d’énonciation idéale !). Et c’est précisément l’attrait pour la perspective idéale ainsi dessinée qui a pu non seulement justifier, intellectuellement, mais plus encore soutenir matériellement la volonté et la pratique du meurtre systématique des populations réputées inférieures en humanité ou simplement non humaines. Je parle des Allemands envers les Juifs ; je pourrais parler des soviétiques envers les koulaks ou les « bourgeois » au nom d’un hypothétique bonheur communiste. Bref, seuls des idéaux de justice peuvent combattre les idéaux d’injustice et de malheur. Il faut même admettre plus généralement qu’il n’y a pas d’idéal sans conflit et contradiction avec un ou plusieurs autres idéaux. Tout idéal, étant donné son caractère absolu, donc sa résistance à ce qui tendrait à l’amoindrir ou à le relativiser au profit  d’intérêts d’une autre nature, tout idéal est pris dans un dynamisme polémique – c’est ce que Weber appelait, d’une métaphore très profonde, « la guerre des dieux ».

     

    Je reviens maintenant à mon entreprise première de clarification méthodologique et théorique. Il ne faut pas oublier que la fonction des idéaux dans la culture d’une époque, qu’il s’agisse d’idéaux éducatifs, éthiques et pédagogiques comme ceux dont il a été question ici, ou d’autres idéaux, esthétiques, religieux, etc., cette fonction caractérise la vie des sociétés ou des groupes qui la composent. La notion d’idéal permet donc de décrire des mentalités collectives.

    Mais si la notion d’idéal doit ainsi faire l’objet d’un questionnement de type sociologique (qui explique pourquoi et comment des idéaux apparaissent et deviennent actifs dans telle société et dans telles communautés ou groupes divers, à tel moment de leur histoire), il n’est pas interdit - et il pourrait être pour nous assez éclairant, d’interroger l’appropriation individuelle des idéaux. Sans remplacer le point de vue sociologique, on peut donc adopter un point de vue un peu plus spécifique, qui permette de saisir, dans le cadre des contraintes collectives, la logique des conduites individuelles d’affirmation, d’obéissance ou de respect des idéaux. Et je formule, pour avancer en ce sens, trois thèses. J’ai bien l’intention, comme annoncé par mon titre, de prendre pied en fin de compte sur une autre contrée, celle des normes et du « normal » : ceci viendra.

    Première thèse :  les sujets qui affirment des idéaux se donnent bien sûr des fins à réaliser (fins prescrites dans le monde social auquel ils appartiennent, encore une fois) mais ils s’imposent aussi, pour ce faire, des obligations à assumer impérativement. Ceci suppose en outre que de tels sujets évaluent l’existant, forment des jugements de valeur sur la réalité, pour se mettre ensuite dans le cas de la corriger. Les idéaux témoignent d’un désir de rompre avec une réalité fragile et imparfaite à laquelle on oppose le projet d’une transformation à laquelle on ne peut renoncer facilement.

    Deuxième thèse, les fins idéales se présentent comme absolues. C’est ce que Durkheim a mis en lumière en parlant d’une dimension « sacrée » de la morale. Weber parle de « principes ultimes » ; mais c’est une autre formule pour dire la même chose. Une autre formulation consisterait à dire que les fins idéales, parce qu’elles comptent parmi les plus hautes qui se puissent concevoir, dessinent un ordre marqué du sceau de la perfection ;  et c’est pourquoi elles appellent les sujets à accomplir une « tâche infinie » (je reprends cette belle expression  à un texte de Husserl, La crise de l’humanité européenne et la philosophie – une conférence de 1935).

    Troisième thèse enfin. Pour le sujet qui s’en réclame, l’idéal montre le chemin d’une élévation de soi, il conduit l’individu à se projeter au delà de lui-même, à effectuer une interrogation sur lui-même, à réfléchir sur sa destination, voire son salut - qu’il s’agisse d’un salut humaniste et laïque ne change rien à l’affaire. Prenons les idéaux de culture et d’éducation. Si une visée idéale est intégrée par un système et des institutions d’enseignement, cela implique que les groupes qui la proposent ou l’imposent aux populations concernées se forgent une conscience d’eux-mêmes en se donnant des raisons d’œuvrer en ce domaine, notamment en faveur des dites populations. Et ces raisons ont ceci d’original qu’elles ne relèvent pas d’un intérêt particulier parce qu’elles encouragent au contraire une espérance universelle – par exemple, dans le cas de l’instruction populaire à partir de la Révolution et ensuite au XIXe siècle : accueillir les pauvres dans la civilisation, développer les facultés physiques et morales dont ils sont pourvus comme tous les membres de l’espèce humaine, les élever à la dignité de personnes raisonnables, capables de juger de leur propre situation et de répondre de leur avenir, etc.

    De là se déduisent deux conséquences. D’une part, la conscience (collective mais aussi individuelle) dans laquelle se réfléchit l’idéal, ne reflète pas, ou ne traduit pas purement et simplement la réalité - présente ou future, actuelle ou virtuelle. C’est d’ailleurs l’intuition commune que nous avons de la notion d’idéal : une pensée qui ajoute quelque chose à la réalité, qui est en excès et qui instaure une rupture par rapport à la réalité. D’autre part, dans ces conditions, pour les individus toujours, la poursuite de l’idéal engendre un sentiment d’urgence, comme celui d’une dette inéluctable à payer. Affirmer un idéal, c’est sans doute se donner des mobiles pour transformer et améliorer la vie, changer le monde, etc., mais c’est aussi se déterminer à œuvrer sans délai et sans faiblir - sans quoi de telles fins idéales ne se distingueraient pas des fins utilitaires, pratiques, qui sont posées dans la poursuite des activités ordinaires, professionnelles ou autres.

    Pour approfondir ces définitions de base, je vais me pencher à nouveau sur les élaborations initiales de Durkheim, sans craindre de répéter certaines définitions déjà évoquées, que je vous propose d’approfondir un peu.

     

     

    I ) DEFINITIONS DURKHEIMIENNES

     

    On sait que Durkheim, dès la première partie de son œuvre, De la division du travail social (1893), et plus encore dans la seconde partie, lorsqu’il se consacre à la fondation de ce qu’il appelle une « science des mœurs, a accordé beaucoup d’attention aux phénomènes moraux et parmi ceux-ci à la fonction sociale des idéaux. Dans le recueil posthume intitulé par Célestin Bouglé Sociologie et philosophie (publié en 1924), les études marquantes que sont celles sur la « Détermination du fait moral » (suivie de réponses à six objections) et celle sur « Jugements de valeur et jugements de réalité »[1], analysent les ressorts de la conduite morale et contiennent une élucidation globale de la dimension religieuse inhérente à toute morale c’est-à-dire de l’espèce de sacré qui s’attache au idéaux moraux. D’après Durkheim, cet élément quasi-religieux, qui est un élément d’autorité, explique pourquoi l’idéal commande, pourquoi il est source d’obligations impératives, qui seront en retour assorties de condamnations sociales en cas de manquement. Un idéal est peut-être un « bien » symbolique qui suscite de belles et fortes aspirations, un bien de culture comme on aurait tendance à le dire (en utilisant le langage de la philosophie morale américaine), mais c’est aussi un ensemble d’obligations assez impératives pour que tout manquement appelle en retour la désapprobation. En d’autres termes, les idéaux énoncent des devoirs auxquels nul n’est censé échapper, ou du moins auxquels on ne peut vouloir échapper sans encourir une réaction négative de la société environnante, qu’elle réagisse par le mépris, la moquerie, la privation d’estime ou d’honneur, ou qu’elle recoure à des formes plus violentes d’exclusion. Ainsi s’explique aussi le dévouement personnel qu’un idéal exige de ceux qui s’en réclament et qui mène parfois jusqu’au sacrifice de sa vie. C’est ce que relèvent les réactions admiratives adressées aux personnes visiblement inspirées par de hautes valeurs, approuvées par le public. Il n’est pas utile que je donne ici des exemples : tout le monde en aura en tête, y compris ceux qu’on trouve de temps à autre dans les journaux ou dans les médias audio-visuels ; et on pensera facilement à telle ou telle personnalité que le public ne prive pas de témoignages de gratitude (un exemple, quand même : l’abbé Pierre…).

    La faculté d’entraîner des sanctions révèle l’origine et la fonction sociale de l’idéal. La mise en évidence de ce lien est au centre de la théorie durkheimienne. C’est un point capital, par lequel il faut commencer toute étude de cette sociologie, sur ce plan du moins. A cela s’associe en outre le fait qu’un idéal présente cette valence absolue dont je parlais plus haut. Un idéal, disais-je, ne peut jamais être relativisé au profit d’autre chose que lui-même (voir Durkheim,  Sociologie et philosophie, op. cit., p. 103). S’il arrive qu’un sujet invoque un idéal, alors, les pensées et les actes qui cherchent à le réaliser ou qui obligent à le respecter ne peuvent se dévier vers d’autres fins que celles que ce sujet s’est données, et ce dernier  ne peut exciper d’autres valeurs que celles qui sont directement et explicitement attachées à son idéal. En d’autre termes, il y a incommensurabilité des idéaux entre eux. Un idéal, une fin idéale, refusent de se mettre en balance avec d’autres, ils ne peuvent jamais s’exprimer ni se laisser déterminer, positivement ou négativement, par d’autres idéaux et d’autres fins. Nous sommes certainement enclins à comprendre l’homme qui renonce à son devoir pour conserver sa vie, mais notre compassion ne sera pas aveugle au point d’attribuer la moindre valeur à ce renoncement, qui n’obtiendra pas notre estime.

    C’est aussi pourquoi, jamais, un idéal ne peut être rabaissé ou relégué par des intérêts personnels ou égoïstes… Pas besoin d’en dire plus sur ce point. Nous retrouvons toutefois  ici l’idée sociologique, sur laquelle Durkheim insiste beaucoup : le sujet que l’idéal vise à contenter, ce n’est pas une autre personne, un autrui quel qu’il soit, parent ou ami, héros ou saint etc. Certes un tel autrui sera peut-être le motif de mon dévouement (au péril de ma propre vie, me jeter à l’eau pour sauver quelqu’un qui se noie), mais il faut comprendre ce que signale la force de l’idéal et son autorité sur moi, à savoir que le commandement provient d’une instance qui me dépasse : la société (les philosophes se souviennent  sans doute que c’est précisément cette idée que Bergson va tenter de réfuter dans Les deux sources de la morale et de la religion (1932). Dommage que Durkheim (mort en 1917) n’ait pu lui répondre…

    Je m’attarde un peu sur ces analyses de Durkheim parce qu’elles ne sont pas sans évoquer quelques-uns des arguments apparus depuis les années 1980 et suivantes sous la plume de philosophes en vogue. Je pense très plausible de rapprocher l’idée d’incommensurabilité des idéaux, avec celle d’incomparabilité émise par  Charles Taylor dans Les sources du moi. La formation de l’identité moderne (Seuil, 1998 [1989]). Taylor parle non pas d’idéaux mais d’« évaluations fortes », ce qui revient au même. De même, la thèse d’un absolu qualifiant la substance sacrale de l’idéal correspond assez bien à l’idée d’hétérogénéité des sphères de justice dans les réflexions de Michael Walzer (Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Seuil, 1997 [1983]). L’idée d’hétérogénéité des sphères de justice est reprise également par Paul Ricoeur dans Le juste, Editions Esprit, 1995. Je fais ces rapprochements aussi pour regretter le semi-oubli dans lequel la philosophie morale tient les analyses de Durkheim. Ce n’est pas la première fois que je regrette la méfiance pour ne pas dire le mépris dans lequel les philosophes (les étrangers comme les Français) tiennent la sociologie, notamment les grands classiques, que j’ai plusieurs fois cités, de cette discipline encore assez récente.

    Si l’idéal qui prescrit l’action individuelle ou collective a une dimension de sacré dans le fond et d’absolu dans la forme, on conçoit que, sans être évaluable en lui-même, il fournisse cependant  des critères d’évaluation, de jugement par conséquent. Prononcer un jugement de valeur en effet, ce n’est rien d’autre qu’exprimer « la relation d’une chose avec un idéal » dit Durkheim (dans Sociologie et philosophie, op. cit., p. 139). L’idéal est un fondement des jugements et des arguments auxquels donnent lieu les jugements ; il structure ainsi les justifications dont on peut entourer les fins désirables et le choix des moyens donnant une chance de réaliser ces fins.

     

    Une remarque au passage. Dans une perspective pragmatique comme celle qu’ouvrent depuis quelques temps la sociologie et la philosophie, il est sans doute pertinent de prendre pour objet d’étude les justifications qu’élaborent les interlocuteurs lorsqu’ils sont protagonistes des discussions instituées (par exemple dans le domaine juridique, au tribunal, dans le domaine politique, au parlement, etc.). Il faut cependant admettre que toute intention ou tout acte ne sont pas forcément passibles de justifications : on peut certes argumenter sur une foule de choses, mais il serait absurde de le faire à propos de n’importe quoi. Ne doivent et ne peuvent être justifiées que les conduites fondées sur un idéal, puisque se justifier, précisément, je viens de le dire, c’est dans ce cas assurer de son adhésion à un idéal. Nul n’éprouvera le besoin de rendre des comptes s’il apprécie le parfum du muguet, et même s’il proclame la supériorité de ce parfum sur celui du lilas ou des roses[2]. Car il ne viendra à l’idée de personne que le monde serait parfait si nous avions tous ce genre de penchant. En reprenant la fameuse distinction kantienne du beau et de l’agréable d’après l’aptitude du premier, et pas du second, à entrer dans une communication universelle, on dira que la prédilection pour un parfum quelconque ne mérite pas d’être universalisée et qu’elle ne contient nul intérêt auquel on puisse accorder une validité pour l’Humanité entière. En revanche, nous avons la ferme conviction que la vie où règneraient les gens sincères deviendrait, sinon parfaite, du moins meilleure que celle où sévissent les hypocrites : et c’est bien cette appréhension universaliste qui nous met sur la voie d’un idéal, celui de la sincérité en l’occurrence. C’est pourquoi, à la différence de l’amateur de muguet, le menteur sera un jour ou l’autre sommé de s’expliquer sur sa conduite, de la justifier autant qu’il le peut, moyennant quoi, s’il s’avère incapable de satisfaire à cette requête, il sera réputé scandaleux et son offense ou sa trahison se verront condamnées comme telles.

    En conséquence, affirmer comme le fait Luc Boltanski, dans L’amour et la justice comme compétence (Métailié, 1990, p. 62), que la justification naît dans des situations où un individu est confronté à la critique de sa conduite, de ses actes, comme au tribunal, cela n’est selon moi pas assez précis. Car dans le fond, je le répète, la critique comme les réponses qu’on peut lui faire pour s’en dégager, ne sont elles-mêmes possibles que si elles prennent appui sur un idéal, un idéal qu’elles peuvent exhiber et qui a des chances d’être reconnu et apprécié par ses interlocuteurs ou accusateurs éventuels. Se justifier, je le répète aussi, surtout face à une accusation, c’est démontrer la force du lien de ses intentions avec un idéal, et c’est par conséquent garantir son approbation de l’idéal, prouver en somme que ses actes ne l’ont pas contredit.

    En revanche il reste vrai que, malgré l’incommensurabilité de l’idéal et l’hétérogénéité conséquente des sphères de justification (je reprends cette fois le propos de M. Walzer), le sujet qui réfère ses actes à un idéal peut néanmoins se voir reprocher d’avoir oublié un autre idéal que celui qu’il invoque et qui aurait dû l’inspirer aussi : ceci peut arriver dans les activités professionnelles, qui mettent parfois dans le cas de reléguer et même de transgresser un idéal de morale professionnelle pour laisser place à un idéal de morale générale. Je pense par exemple à l’avocat qui plaiderait non coupable pour un prévenu dont il aurait la preuve de la culpabilité. Sa morale professionnelle lui enjoindrait de défendre l’individu, tandis que la morale générale réprouverait son mensonge et sa duplicité.

     

    Le problème de la description objective des idéaux.

    Je vais maintenant donner une idée d’un problème assez épineux, posé dans une discussion ancienne et récurrente. C’est le problème de savoir dans quel type de causalité on peut inscrire un idéal comme expression d’une conscience collective. Sur la base des  propositions que je viens de présenter, il est clair qu’on peut procéder à une description objective des idéaux et des valeurs. Mais cette description permet-elle d’assimiler l’idéal à un phénomène naturel, qu’on pourrait élucider et  formuler dans une loi, ce qui revient à dire que l’idéal pourrait être présenté aux individus de manière rationnelle et justifié par la science ? Certainement pas. Aucun idéal n’est déductible d’une loi comme la gravitation universelle ! Il n’est que le produit de la subjectivité (collective), donc de la liberté ; si bien qu’en ce domaine, les choses peuvent toujours être autrement qu’elles ne sont. Le fond de ces phénomènes sociaux, phénomènes de culture, ce n’est pas la nécessité, c’est la contingence. Or sur cette question, on a coutume d’opposer les positions des fondateurs de la sociologie Durkheim en France, et Weber en Allemagne. Voici en quoi.

    Weber envisage l’éventualité d’une connaissance des idéaux et des valeurs, mais à la condition de ne jamais accorder à cette étude le pouvoir de justifier scientifiquement c’est-à-dire rationnellement de tels idéaux. Il faut toujours précise-t-il, séparer l’étant (la réalité phénoménale extérieure, ce dans quoi l’on vit), et le « devant-être » (ce qui fait l’objet de nos convictions, de nos espérances, donc des choix de notre volonté). Dans le fameux article sur « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociale » (1904), ainsi que dans l’« Essai sur le sens de la ‘neutralité axiologique’ dans les sciences sociologiques et économiques » (1917 ; voir le recueil de M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Plon, 1965, de même que l’article fameux de 1919 sur « La vocation d’homme politique », in Le savant et le politique, coll. 10-18, 1963.), Weber établit avec une grande force de persuasion que la « science de l’expérience », ne peut jamais découvrir dans les idéaux ce qui pourrait fonder en raison leur caractère impératif (Essais sur la théorie de la science, op. cit., p. 123). C’est dire que la sociologie « objective » ne s’aventure à traiter des idéaux qu’en admettant leur dimension subjective donc irrationnelle, et pour les dissocier de toute nécessité, de tout déterminisme, lequel serait forcément assimilé à une causalité naturelle. Si les idéaux sont affaire de volonté donc de liberté (avoir un idéal dit Weber représente simplement « la possibilité de vouloir une chose déterminée »), alors la seule démarche intellectuelle satisfaisante, ce sera une approche critique dont le but n’est pas d’enseigner à quiconque ce qu’il doit faire en vertu de ce qui serait de l’ordre d’une loi naturelle, mais ce qu’il peut et le cas échéant ce qu’il veut faire (idem, p. 126). Il faut donc plutôt se proposer ceci, dit Weber dans des pages très connues : 1) examiner la conformité des moyens au but qu’on s’est donné : peser les chances d’atteindre le second à l’aide des premiers ; faire la balance des conséquences voulues et des non voulues ; mesurer les sacrifices exigés, etc.  2) établir l’importance de ce qui est voulu. ; et développer les idées à la base des buts concrets (p. 125 : c’est « une des tâches les plus essentielles de toute science de la vie culturelle humaine ». 3) Il n s’agit pas seulement de faire revivre les buts voulus et les idéaux qui les fondent, mais de porter un jugement critique sur eux : c’est là un « contrôle des idéaux d’après le postulat de la non-contradiction interne du voulu ». Bref : « prendre conscience des ces étalons ultimes » (p. 126).

    Peut-on enrôler Durkheim sous la bannière de Weber ? Je me suis rendu à l’avis des commentateurs qui répondent oui en assurant qu’il existe en effet une véritable convergence entre ces deux auteurs - c’était d’ailleurs le point de vue de Parsons, dans The Structure of Social Action (1968). Je renvoie sur ce point à un ouvrage collectif très éclairant, celui de Monique Hirschhorn et Jacques Coenon-Huther, Durkheim et Weber, vers la fin des malentendus? (L’Harmattan, 1994 ; voir notamment l’article de H.-P. Müller, « Morale sociale et conduite de l’individu : les points de vue de Durkheim et Weber »). Tout le monde, cependant, ne partage pas cet avis. Du côté des philosophes, Alain Renaut et Sylvie Mesure, dans La guerre des dieux. Essai sur la querelle des valeurs (Grasset, 1996) ont au contraire attribué à Durkheim la tendance inverse de celle de Weber. Durkheim, à cause de son positivisme aurait oublié que les idéaux sont des produits de la volonté et comportent cette part inévitable d’irrationnel ; il aurait rabattu le champ des valeurs sur le champ des faits et n’aurait pas su se garder contre l’illusion qu’une science (la « science des mœurs » cette fois), pourrait assimiler  le devoir être (et qui est attendu, affirmé au nom d’un idéal) à l’être, ce qui existe effectivement (et qui est imposé par une organisation sociale). Il aurait résorbé la raison pratique dans la raison théorique. Mais cette interprétation me paraît fausse, et je suis bien persuadé qu’on peut lui opposer les nombreuses notations par lesquelles Durkheim, s’il renvoie en effet les idéaux et les valeurs à des processus sociaux, tient malgré tout le plus grand compte de leur caractère strictement historique, ce qui est une autre manière d’admettre, tout comme Weber, leur contingence irréductible. C’est même ce point de vue qui sous-tend son approche de la morale moderne dans L’éducation morale et dans quelques autres articles. Dans Sociologie et philosophie, op. cit. p. 56, il y a ce texte très clair : « Pour chaque peuple, à un moment déterminé de son histoire, il existe une morale. (…) Pour un groupe donné, il y a une certaine morale bien définie ». On peut donc penser que Durkheim s’attache à déceler non pas tant les causes organiques des idéaux que leurs conditions fonctionnelles, dont il précise en outre qu’elles surgissent dans des périodes particulières, des événements de la vie collective qui surviennent sur le court ou le long terme, moments d’« effervescence » où l’enthousiasme d’être ensemble s’empare des foules Sociologie et philosophie, op. cit., p. 134 et suiv. De telles conditions relèvent en réalité non pas d’une nécessité objective, comme A. Renaut et S. Mesure pensent que Durkheim l’a admis, mais de l’accord qui se noue dans ces contextes exceptionnels entre les volontés individuelles, et qui est créateur, dans ces circonstances particulières, d’une conscience collective de soi, d’une aspiration collective elle aussi. Le constat que l’idéal est un fait social appartenant aux phénomènes de mœurs et qu’il est donc accessible à une connaissance, n’aboutit donc pas à l’inscrire dans une série causale qui révèlerait l’évolution nécessaire de la société.

    Vous me suivez ? Sinon, lisez bien attentivement l’article « Jugements de valeur… » et vous verrez que la possibilité d’une investigation scientifique des idéaux est précisément établie par Durkheim, mais que, s’il conclut (dans Sociologie et philosophie, p. 136), que l’idéal est une force collective qui n’est pas en soi différente des forces naturelles, ce n’est certainement pas pour rapporter l’idéal à une causalité de type naturel ou physique, et c’est bien plutôt pour identifier les facteurs qui, à un moment et dans un contexte historiques donnés, encore une fois, créent les phénomènes d’adhésion et l’ « effervescence » qui s’y associe. Pour marquer la convergence de Weber et Durkheim, je dirai donc que, ce qui, de l’idéal, est défini par un caractère  subjectif chez Weber, est défini son caractère historique chez Durkheim : et cela revient au même.

     

    Une conséquence de méthode.

    Quoi qu’il en soit, quand on étudie ce genre de phénomène, il faut respecter la règle de neutralité axiologique formulée par Weber à partir des hypothèses que je viens de résumer, et d’éviter les deux écueils de l’apologie et de la condamnation. Or c’est ce que n’ont pas respecté de nombreux travaux des années 1970, qui n’ont pu aborder l’histoire de l’enseignement populaire, sans dénoncer des velléités (« bourgeoises », « capitalistes », ou autres) de répression, des stratégies de contrôle et des procédés de dressage. Ceci revenait à prononcer sur les principes et les idéaux des promoteurs de l’école du peuple une condamnation  de ses motifs, prétendument égoïstes. Je ne néglige pas le fait qu’en dévoilant des stratégies de conservation sociale là où retentissent au contraire les proclamations du changement et du progrès, on peut parfois aboutir à une critique utile - sur un plan politique et peut-être même scientifique (pour analyser par exemple des effets à long terme). Cependant, on ne saurait décrire les idéaux et l’univers mental où ils ont pu être formulés sans s’abstenir de tout jugement, sans se défendre contre tout préjugé, sans éviter de se prononcer pour certaines valeurs ultimes contre d’autres valeurs ultimes (ce qui mène le plus souvent à opposer les valeurs du présent à celles du passé en s’autorisant une ironie rétrospective assez triviale). Pour atteindre à l’objectivité historique, il est donc requis de comprendre ce que j’ai voulu établir, le pouvoir de mobilisation subjective de ces idéaux, c’est-à-dire leur capacité à informer la conscience des acteurs sociaux, à leur inspirer des fins et à  les déterminer ainsi à agir ; et il faut accorder à leurs justifications le crédit qu’ils leur accordaient eux-mêmes, ni plus ni moins, et ce, avant de prononcer une quelconque évaluation a posteriori (ce qui ne les absout pas de tout défaut).

    Mais dès l’instant où certains sujets défendent des préférences et des attachements, ils prennent position pour des idéaux contre d’autres idéaux, pour des valeurs contre d’autres valeurs, et ils entrent dans d’irréductibles conflits. Pourquoi irréductibles ? Je l’ai déjà évoqué, mais nous pouvons maintenant le comprendre plus profondément. Parce que là encore, les idéaux et les « axiomes de valeurs ultimes » qu’ils énoncent, n’étant le produit d’aucune causalité phénoménale (ils ne procèdent, dirai-je en suivant Weber, que d’une « métaphysique »), il n’est jamais possible d’accorder rationnellement les options en présence. Tel est bien le moteur de ce que Weber appelle la « guerre des dieux », une guerre sans fin, où aucun belligérant ne peut être ni s’avouer un jour vaincu. Il est certes loisible d’effectuer des calculs rationnels, mais seulement pour concevoir des moyens appropriés aux fins des actions envisagées, pour imaginer des démarches, énoncer des règles,  etc., pas davantage.

    En fin de compte, pour moi, ce constat débouche sur cette hypothèse de méthode que je vous soumets. A savoir que toute connaissance des discours ou des pratiques soutenues et inspirées par un idéal doit se contraindre et peut-être se contenter de saisir les affrontements entre justifications de sens contraire qui ont cours dans ce champ de problèmes. Autrement dit, examiner les prises de positions divergentes et contradictoires, les mettre en perspective les unes par rapport aux autres, situer chaque point de vue dans l’univers de tous les points de vue exprimés, figurer leur coexistence en exposant les réponses que chacun adresse explicitement ou implicitement aux autres. Pour s’interdire de trancher en faveur de tel ou tel idéal, de certifier telle ou telle métaphysique ou d’adopter telle ou telle conception du bien, il faut restituer chaque prise de position en la mettant en regard non plus de ses propres mobiles mais des mobiles des autres. C’est ainsi que dans mon ouvrage intitulé Naissances de l’école du peuple  (Editions de L’Atelier, 1995), j’ai traité les enjeux de la moralisation du peuple, ou que j’ai analysé les arguments éthiques et pédagogiques en faveur de l’enseignement mutuel (avec d’un côté les libéraux qui l’approuvaient et de l’autre côté les catholiques, traditionaliste ou ultra, qui l’attaquaient) ; même chose pour la philanthropie patronale sous le second Empire, instigatrice des écoles industrielles que dénoncent bientôt les socialistes (voir Paul Lafargue dans Le droit à la paresse 1880), etc. La même démarche peut s’intéresser à des oppositions secondaires mais tout aussi efficaces, comme celles qui se produisent lorsque les patrons cherchent pour les enfants au travail la juste proportion entre le temps d’usine et le temps d’école (c’est la question dite à l’époque du « mi-temps »), débat dans lequel il faut inclure les résistances des enfants ouvriers eux-mêmes, qui font toutes sortes de tentatives pour échapper à une scolarisation qui ne leur occasionne qu’un surcroît de fatigue et une diminution de salaire.

    De toute manière, les jugements de valeur  ne sont pas seulement dangereux :  ils peuvent être tout aussi bien inutiles. Car la plupart du temps, des appréciations du même ordre ont déjà été émises à l’époque même que l’on étudie, par les acteurs en conflit. Concevoir un récit sur le mode « perspectiviste » que j’indique ici, mène peu ou prou à découvrir que la dénonciation fait partie de la séquence historique elle-même, qu’elle y est sûrement représentée par l’une des options rivales. Il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’étonner que les rapports de domination soient réfléchis par ceux qui les subissent, avec tout ce que cela suppose de contestations, de protestations plus ou moins élaborées, etc. Il y a toujours dans l’espace social un point où les idéaux des uns sont discrédités par les autres, où les valeurs des premiers sont rabaissées et les espérances désavouées par les seconds, bref, de manière générale, un lieu où les intérêts universels sont dénoncés comme égoïstes, et où les choix justifiés sont révélés comme arbitraires.

    (à suivre)



    [1]Durkheim, Sociologie et philosophie, Paris, PUF, 1963 [1924). « Détermination du fait moral » est une conférence prononcée le 11 février 1906 devant la Société française de philosophie ; et « Jugements de valeur et jugements de réalité » est une communication au Congrès international de Philosophie, publiée dans la Revue de Métaphysique et de morale du 3 juillet 1911. Je n’oublie pas ici les autres textes de Durkheim sur la morale, notamment: L’éducation morale, op. cit., , et aussi le chapitre 3 du second des trois tomes d’écrits de Durkheim réu is par Victor Karady, Emile Durkheim. Textes, Paris, éd. de Minuit, 1975.

    [2]Voir J.Q. Wilson, Le sens moral, Paris, Plon, 1995 [1993], p. 50 (qui n’évoque pas le parfum des roses mais celui des glaces à la vanille).


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