• séance 6

     

    (suite de la suite de la partie II du chapitre III :

    L’évolution pédagogique : dans le texte)

     

     

     

    Au cas où mon projet ne serait pas assez clair, je précise que je ne vous propose rien d’autre qu’une lecture, non pas une interprétation. J’ai  simplement  connecté - pour employer un terme à la mode  - deux types ou deux séries de textes de Durkheim, d’une par les textes sur la théorie de l’idéal (les articles de théorie de la morale notamment), d’autre part les textes de L’évolution pédagogique où la notion d’idéal est présente et fréquente. J’ai voulu montrer que, dans L’évolution pédagogique, la notion d’idéal, qui pourrait passer inaperçue, est en réalité un concept solide, important, grâce auquel Durkheim peut cerner les spécificités historiques de la culture scolaire et même, en plus de cela, ce que j’examinerai plus tard, un concept grâce auquel il peut identifier certaines spécificités des normes de transmission de cette culture, c’est-à-dire des institutions et des pratiques d’enseignement.

    Je vais donc maintenant indiquer les grandes articulations du livre, et retracer à grands traits l’évolution et les transformations de l’idéal éducatif ou des idéaux éducatifs de l’enseignement secondaire français.

     

    2) A partir de la fin du VIIIe siècle, la « renaissance » carolingienne (les historiens emploient le mot « renaissance » à propos d’autres période que le XVIe siècle), s’empare des écoles précédemment évoquées, les écoles monastiques et les écoles cathédrales, pour s’accomplir plus tard, au XIIIe siècle, dans les Universités. La culture scolaire se résume alors au « formalisme grammatical » qui domine le cycle du trivium (grammaire, rhétorique, dialectique – voir le cours de l’an passé), étant entendu que l’apprentissage de la grammaire, c’est-à-dire l’apprentissage de la langue latine est, en effet, au centre de l’enseignement. C’était « la grammaire qui tenait toute la place », et à laquelle était consacré un « culte extravagant » affirme Durkheim (p. 68). Cet « extrême formalisme » (p. 76), se marquait notamment dans la passion pour la conjugaison. Si donc on considère l’Université médiévale et qu’on cherche « l’idéal pédagogique dont elle a été l’incarnation » (p. 90), on observera les mêmes tendances. Cependant, le formalisme du XIIe siècle n’est pas identique à celui du VIIIe. Quelle est la différence ? C’est la différence entre un formalisme grammatical et un formalisme dialectique. A l’époque de la création des Universités, la logique occupe la place éminente. Elle détermine la forme et le contenu de la culture scolaire, le choix des matières scolaires, et elle a relégué les approches purement verbales et grammaticales. L’enseignement vise désormais à « dresser les élèves à la pratique de la dialectique » (p. 160). La dialectique, si on se réfère à l’œuvre canonique d’Aristote, est une méthode de confrontation des opinions. Elle porte sur le vraisemblable et sert à séparer le faux du vrai. L’exercice pédagogique suprême de la dispute (disputatio) dans les Universités médiévales en donne une traduction pratique. Ceci signifie que les opinions humaines sur la réalité, et non la réalité elle-même, sont l’enjeu de l’éducation - ce dont rend compte la notion de « formalisme ». Pour trancher entre les opinions vraies et les fausses, le recours aux « autorités » est alors indispensable (les textes hyper valorisés, quasi sacrés, des philosophes de l’antiquité, des Pères de l’Eglise ou d’autres écrivains ecclésiastiques, sont toujours abondamment cités, pour ne pas dire invoqués, dans tous les traités du Moyen Age). Et tout ceci, qui dépend en plus du caractère livresque de l’enseignement, révèle donc un « premier idéal » (p. 194) : l’éducation de l’intelligence par la culture logique. Retenons en passant l’idée, importante dans l’optique de notre lecture, que l’exercice scolaire, comme technique, est déterminé par l’idéal éducatif, qui lui-même se constitue dans le contexte culturel du rapport au livre et de l’usage des livres, un rapport sacralisant (à une époque où, matériellement,  les livres sont rares, puisqu’on est deux ou trois siècles avant l’invention de l’imprimerie). Pour avoir une idée concrète de ces pratiques culturelles, voyez ou revoyez le film tiré du livre d’Umberto Eco, Le nom de la rose

     

    3) La Renaissance, autre étape, est, selon Durkheim le moment d’un élargissement de l’idéal éducatif, du fait que l’homme prend conscience de lui-même de façon plus complète. Ce changement dépend évidemment, lui aussi, d’un changement social : encore ce principe méthodologique. Je cite (p. 194 et suiv.) : « une transformation pédagogique  est toujours (…) le signe d’une transformation sociale qui l’explique ».  Des idées et des besoins nouveaux sont nés, « Mais ces besoins et ces idées, à leur tour, ne sont pas nés de rien (…). Il faut que quelque chose ait changé ». Est-ce que, comme on le conçoit le plus souvent, l’abandon du « sombre idéal du Moyen Age » s’explique par l’attrait pour « la conception plus riante et plus confiante » que se fait la Renaissance de l’Antiquité païenne, avec les monuments littéraires qu’elle nous a légués? Oui répond Durkheim, c’est bien ainsi que les écrivains de l’époque en parlent. Mais derrière cela, il faut retenir en fait d’autres changements : changement de l’économie, développement des villes, rapprochement des classes sociales, augmentation de l’aisance, et aussi constitution des grandes nationalités européennes. Bref, ce à quoi nous assistons, c’est  à une « crise de croissance » inédite dans l’histoire des sociétés européennes (p. 201).

    C’est alors que lidéal pédagogique prend « une forme particulière », qui ne prolonge pas les idéaux des siècles précédents, mais qui est « leur antagoniste ». De cette rupture profonde avec le passé témoigne avant toute autre œuvre celle de Rabelais. Et ce n’est pas un hasard si les grandes doctrines pédagogiques apparaissent à cette époque : elles ont pour fonction  de consommer la rupture, en quelque sorte. Il y avait eu avant cela un passage continu du formalisme grammatical de l’époque carolingienne au formalisme logique de l’époque suivante, et ceci correspondait  au passage des écoles cathédrales à l’Université. Mais après cela, les élites cultivées ressentent l’obligation de construire un « système nouveau » (p. 209), et c’est  ce qui engendre la production d’une littérature pédagogique ou éducative. Si on examine l’œuvre de Rabelais, on verra donc qu’elle annonce l’idéal d’une nouvelle humanité, une humanité qui ne sera pas tronquée, une humanité dont toutes les forces naturelles seront portées à leur achèvement sans  être entravées ou diminuées par une éducation de type scolastique. Logiquement, cet idéal, cette conception de l’homme et de la vie, sont incarnés dans l’œuvre de Rabelais par des figures de géants, des êtres à qui rien n’échappe de la civilisation et des connaissances disponibles. La fameuse allégorie de la dive bouteille représente en ce sens la soif de la science par laquelle l’homme réalise le mieux sa nature. C’est là, estime Durkheim, une « généreuse illusion de la jeunesse » ; mais c’est aussi un idéal irréalisable, même si les hommes de la Renaissance ont consacré tous leurs efforts à le réaliser.

    Sur le XVIe siècle,  Durkheim poursuit son analyse en signalant une autre tendance de l’esprit public de cette époque. C’est la tendance représentée cette fois par Erasme. Erasme réclame à son tour l’advenue d’une science universelle, mais il insiste quant à lui sur l’orationis facultas (p. 225), c’est-à-dire l’art oratoire, l’art de l’expression, et l’apprentissage, en plus de la langue correcte, de la langue élégante. C’est que la faculté littéraire, autrement dit la rhétorique, arrive au premier plan de l’enseignement (avec la civilité, autre nouvelle exigence de l’époque, à laquelle Erasme consacre un ouvrage fameux, vous vous en souvenez). C’est l’époque où la langue nationale commence d’être autorisée dans les collèges, si bien que le latin, qui s’y pratique à haute dose, y acquiert en fin de compte le statut d’une langue morte (p. 227).

    Ceci s’éclaire à nouveau par l’évolution de la société environnante. La doctrine d’Erasme et l’idéal qu’elle exprime visent le monde de la noblesse. L’idéal érasmien appartient à une société polie, où, par exemple, les plaisirs de la correspondance vont remplacer ceux de la conversation (encore une notation d’histoire culturelle très intéressante, qui pourrait rencontrer bien des travaux actuels). S’est affirmée une société de beaux esprits, dont les acteurs ne cesseront de se détourner de la scolastique à laquelle ils reprocheront son caractère barbare et rustique. Le but de l’école étant de préparer à cette société raffinée, les qualités esthétiques vont être mises en avant, et c’est pourquoi la rhétorique va supplanter la dialectique, définitivement.

    Mais cette éducation comporte un vice rédhibitoire. Elle détourne du monde réel au profit de l’imagination. C’est dire que ses effets sur la personnalité enfantine ne sont pas si différents de ceux de la scolastique et du formalisme logique. Du coup, précise encore Durkheim, l’éducation épuise le sens moral qui, dans l’esprit des individus, vise l’action et la transformation du réel (faire le bien pour améliorer le monde, etc.) : « ce n’est pas en apprenant à combiner des idées, ou agencer harmonieusement des phrases ou des sons ou des couleurs, qu’on apprend à faire son devoir. ». L’idéal de la vie chrétienne, c’était le sens du devoir, alors que l’idéal de l’Antiquité revigoré aux XV et XVIe siècles, c’est « la complaisance pour la nature » (p. 240). La prédilection esthétique de la Renaissance occasionne par conséquent « un fléchissement général du sentiment moral ». Domine désormais la recherche de la gloire, «  le goût de la renommée ». On veut avant tout « avoir un nom qui coure sur les lèvres » de ses contemporains (avouez que cela ne manque pas de rappeler certaines passions bien actuelles !). A cela une conséquence pédagogique : l’émulation vient au centre de la discipline. Apparaissent dans les écoles, la rivalité, les prix, les concours, etc. Triste image de l’humaniste estime finalement Durkheim. Qu’il puisse s’élever aux plus nobles pensées n’empêche pas qu’il soit aussi l’homme  de la « passion égoïste » (p. 249).

    Il est clair que, pour Durkheim, Rabelais est supérieur à Erasme… : car la  soif rabelaisienne de savoir est un « haut idéal » qui prépare ou entraîne à prendre conscience de sa dépendance à l’égard du monde, et qui, ce faisant, inspire un sentiment qu’on trouve toujours à la racine de la vie morale, « le sentiment que l’homme ne s’appartient pas tout entier » (p. 248 : très belle formule…). Il faut ensuite attendre Montaigne, cinquante ans plus tard, pour qu’on se rende compte que quelque chose dans le savoir « résiste » à l’intention esthétique et aristocratique, et qu’il faut avoir la « tête bien faite », plutôt que « bien pleine ». Cependant, autre nuance critique de Durkheim, cette fameuse formule de Montaigne pourrait bien annoncer une regrettable indifférence pour la science, « un vif sentiment de son inefficacité éducative » (voilà, ajouterai-je, qui devrait plaire à pas mal des opposants d’aujourd’hui aux pédagogies modernes et « actives »…).

     

    4) Pour aborder l’idéal de l’âge classique et des Jésuites, Durkheim commence par remarquer qu’il n’y a pas de cas où un idéal proposé par un pédagogue soit passé dans la réalité sans modifications essentielles (je souligne : ceci nous démontre l’inanité des problématiques de l’application). Il s’avère que, paradoxalement, l’idéal pédagogique de la Renaissance, en se réalisant, est devenu « plus exclusif, plus outré, plus unilatéral » (p. 265), et sa dimension aristocratique et esthétique, loin de se dissiper, s’est amplifiée, s’est exagérée. D’où l’opposition des Jésuites. Mais ceux-ci, un peu comme leurs ancêtres des monastères de l’antiquité tardive (c’est moi qui extrapole), ont été contraints d’établir un compromis entre les idées du temps et la conception chrétienne qu’ils avaient pour mission de défendre. L’humanisme de la Renaissance était leur ennemi, mais c’était un ennemi qu’il fallait apprivoiser en l’intégrant (j’ai aussi expliqué ce fait capital l’an passé). Dans les collèges jésuites, les œuvres de l’Antiquité servirent donc à initier la jeunesse aristocratique et bourgeoise à la civilisation ancienne pour deux raisons. Première raison, négative, ces œuvres détournaient les enfants du présent, le monde réel toujours suspecté d’’être corrupteur ; et seconde raison, positive, ces œuvres, soigneusement choisies et expurgées, pouvaient « donner aux enfants une idée de ce que c’est que l’homme » (p. 284). Car les auteurs et les œuvres de l’antiquité, tels que présentés par les Jésuites, pouvaient révéler les propriétés essentielles et universelles de la nature humaine, insoupçonnables sans cela. On voit par conséquent tout ce qui sépare les Jésuites des humanistes de la Renaissance : ces derniers étaient des amateurs de l’Antiquité pour elle-même, parce qu’ils y voyaient réalisé, et actif, donc disponible pour le présent, « leur idéal de culture polie et d’instruction élégante » (p. 290).

    En ce point, Durkheim consacre une partie très intéressante de sa reconstitution à la description des pratiques ordinaires d’enseignement en vigueur dans les collèges jésuites. Je ne m’y arrête pas pour le moment (d’autant que nous en aurions sans doute une vision un peu différente) ; mais je n’omets pas de signaler que nous trouvons là, à nouveau, un point de contact entre la diffusion d’un idéal et  la constitution d’activités scolaires routinières, c’est-à-dire normales. La liaison de ces deux pans de l’analyse, l’idéal et les normes pratiques, devra retenir plus tard notre attention.

    Un autre arguent mérite d’être relevé. C’est une autre condition contextuelle du tour pris par l’éducation classique, à savoir la place octroyée à l’individu, au sens de l’individualité, comme valeur : elle est considérable. Au Moyen Age, l’enseignement était impersonnel ; il s’adressait à des masses indistinctes. On se réunissait autour d’une école ou d’un maître dans une sorte d’anonymat. L’article « Jugements de valeur…» évoque sur ce mode les « multitudes réunies autour d’Abélard » (op. cit., p. 302). A la Renaissance au contraire, l’individu commence à « prendre conscience de soi » (EP, p. 302), si bien que l’éducation doit s’individualiser, et l’éducateur se rapprocher de son élève. Du coup, le maître cherche à s’adresser à l’amour-propre de son élève, c’est-à-dire qu’il cherche à solliciter le sens de la dignité que peut éprouver cet élève. C’est à partir de là qu’on cherche à connaître l’enfant pour aider l’éclosion de sa personnalité, et qu’on développe dans la discipline le principe déjà connu, si typique et durable, de l’émulation.

    Mais au-delà des changements introduits au cours du temps, conclut Durkheim, dans l’Université où chez les Jésuites, ce fut le « même idéal, à peu de choses près », quoique poursuivi avec plus d’âpreté par les Jésuites : il fallait avant tout « apprendre à écrire en imitant les anciens ». En d’autres termes, toute la longue période qui précède la seconde moitié du XVIIIe siècle n’a connu qu’« un seul idéal intellectuel » (p.306). La seule véritable innovation dans cette période, on la doit en fait aux petites écoles de Port-Royal et à la place accordée au français.

    Ce qui précède conduit à un autre constat. En dépit de la focalisation scolaire (idéale) sur le latin, le français a acquis dès le XVIIe siècle sa « physionomie propre ». Or dans cette  tension (c’est moi qui propose ce terme, faute de mieux) entre le latin et le français que l’enfant peut apprendre, on a conçu que l’important n’était pas de faire, dans cette langue nationale, des exercices de composition, des discours, des narrations et des dissertations (tels furent les exercices ordinaires de la rhétorique classique), mais d’exercer l’esprit enfantin à l’art d’analyser et de décomposer sa pensée. L’essentiel de la culture du style, chez les Jésuites, consistait à discerner les éléments dont une idée est faite, ce à quoi pouvait contribuer la composition, comme d’autres exercices à côté d’elle. Je laisse les spécialistes discuter cette remarque.

    Mais, toujours selon Durkheim, en plus de cela, le latinisme de l’éducation classique a engendré une particularité nationale qu’on retrouve, très prégnante, dans la littérature du XVIIe siècle : le goût pour les « types généraux et impersonnels ». A travers les personnages et les caractères représentés dans les récits, sont mis en scène divers « aspects de l’homme en général », notamment les travers éternels du genre humain (p. 312). De là vient l’usage habituel des noms génériques : le valet (Scapin), le provincial, le mari trompé, l’avare, etc. Chez les Jésuites, dans le même ordre d’idées, les personnages de l’Antiquité apparaissent non pas comme grecs et romains, mais comme représentants d’une humanité unique et universelle, l’homme toujours semblable à lui-même à travers le temps (p. 313). Singulière tournure d’esprit, bien française, dans laquelle Durkheim voit une véritable « infirmité », en l’occurrence une insensibilité à ce qui est changeant et variable dans l’histoire. Cette attitude mentale, insiste-t-il, distingue notre littérature nationale, laquelle littérature s’attache toujours à un idéal « valable pour le genre humain tout entier ». Quand le Français légifère, « c’est pour l’humanité qu’il croit légiférer puisque l’humanité est la seule réalité véritable » (p. 314). Voir les Constituants de 1789 qui, à travers la première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ont revendiqué des libertés valables pour l’homme de tous les pays et de tous les temps. C’est précisément ce qui est « mis en système » par Descartes : rien de réel dans les corps que l’étendue géométrique, uniforme. Voilà, en d’autres termes, ce qui engendre « l’individualisme abstrait des hommes du XVIIe siècle, leur conception atomique de la société, leur mépris de l’histoire » (p. 316). La preuve que cette espèce d’universalisme et de cosmopolitisme intellectuel est lié à la culture gréco-latine, c’est que, chez les peuples où l’humanisme est moins enraciné, comme les peuples anglo-saxons où l’humanisme a été enrayé par le protestantisme, le sens du particularisme national est bien plus aiguisé. Mais quand l’homme en soi est réduit à ses caractères les plus généraux, n’en reste qu’une notion d’une extrême simplicité, qui ignore la complexité réelle de l’individu vivant dans une société et une civilisation données. C’est un simplisme. Le même défaut serait porté par une culture exclusivement mathématique. Il n’y a pas à chercher ailleurs l’origine de notre cécité intellectuelle pour tout un côté de la réalité humaine.

    Tout le monde aura apprécié, je l’espère la subtilité, la profondeur et, en même temps, la clarté de ce diagnostic sur l’évolution de la culture nationale, qui inscrit la littérature et la philosophie à l’horizon des idéaux éducatif et des pratiques d’enseignement correspondantes : une admirable prouesse intellectuelle.

     

    5) On entre dans le dernier âge de l’évolution pédagogique, lorsqu’il devient évident que l’enseignement littéraire doit être complété par une culture scientifique. En fait, le problème posé est toujours le même que dans les deux âges précédents : « l’homme, toujours l’homme » (p. 319). L’homme, une vision de l’homme, une vision de l’humain, nous pouvons maintenant le comprendre, est ce sur quoi porte tout idéal éducatif, quels que furent l’époque et le système d’enseignement.

    Durkheim suggère qu’avant le milieu du XVIIIe siècle, l’éducation et la culture sont allées de formalisme en formalisme : formalisme grammatical, puis logique, puis littéraire, ce qui chaque fois excluait la connaissance positive. Pourquoi notre culture intellectuelle s’est-elle ainsi détournée du monde, systématiquement (tandis que l’Antiquité avait suivi le chemin inverse)? Tout l’exposé précédent l’explique, à commencer par le constat que, dans le monde chrétien, « la chose sacrée et incomparable », c’est l’esprit, la conscience et la vie intérieure des hommes. Après l’Ancien Régime en revanche, un changement fondamental survient dès lors que se font jour d’autres intérêts que religieux et moraux, avec les sciences de la nature, l’économie, l’administration, la politique, etc., qui reflètent des « besoins purement laïques et amoraux », moyennant quoi on demande à l’éducation et aux institutions d’enseignement de munir les enfants de connaissances utiles, pour en faire de bons citoyens. Ces nouvelles sortes de besoins, autrement dit ce nouvel idéal, c’est donc celui d’une culture temporelle qui prépare davantage à la vie réelle. On voit d’ailleurs poindre de telles exigences, qui débouchent sur l’idée d’une culture encyclopédique, dans l’univers protestant, dès le XVIIe siècle, avec Rathke ou Comenius. C’était aussi le propre l’Antiquité. Sauf qu’à l’époque moderne, cet idéal de culture réclame cette fois qu’on prépare l’homme à toutes les formes de l’action. En France, c’est au milieu du XVIIIe siècle, lorsque « la société française prend directement conscience d’elle-même » (avez-vous remarqué ce thème récurrent de la prise de conscience donc de la conscience de soi, qui fait aussi penser à Hegel ? J’ai cité cette expression à de nombreuses reprises…), lorsqu’on « apprend à se penser en dehors de tout symbolisme religieux » (p. 331) que la culture acquiert ainsi, sous sa forme laïque donc (Durkheim dixit) un prestige suffisant pour que ses besoins et intérêts, même temporels, apparaissent très respectables et sacrés. D’où la conception nouvelle de l’éducation qui prend forme et se développe dès avant la Révolution, avec La Chalotais, Roland, ou Condorcet. Nous entrons alors dans l’ère d’une « pédagogie réaliste » dont Rousseau est le penseur le plus significatif, et à laquelle les écoles centrales vont tenter de donner une traduction institutionnelle solide.

     

    J’ai schématisé le plus possible et le plus honnêtement possible,  l’argumentaire durkheimien, pour mettre en relief ce que je voulais mettre en relief : la théorie de l’idéal pédagogique. Et je vous invite à découvrir les conclusions et les indications de Durkheim relatives à la crise avérée de l’enseignement secondaire, à la fin du XIXe siècle. Nous avons bien saisi que cette crise provient d’une sorte de tectonique des plaques, comme une secousse sismique qui confronte douloureusement le vieil idéal formaliste et le nouvel idéal réaliste, la culture littéraire et la culture scientifique. Je n’hésite pas à dire qu’avec cette dualité du formalisme et du réalisme, on peut aller assez loin dans la réflexion sur l’évolution pédagogique… beaucoup plus loin que les pamphlets et les polémiques qui encombrent les rayons des libraires depuis trente ans.

    Je reprends juste, pour finir, l’argument de la fin du livre. Si l’humanité est « infiniment diverse » affirme Durkheim, la notion qui en était admise à la base de l’idéal éducatif par les humanistes était le produit d’une fusion des idéaux grecs, romains et chrétiens. Il y avait là une sorte de généralisation et de synthèse des idéaux appréhendés et vécus par les hommes de ces époques. Mais qu’est-ce que l’humanité vraie ? Sans doute pas celle qui se dessine quand nous privilégions, indûment, notre civilisation. Au contraire.  (C’est la même ligne éthique, universaliste, que promeut après 1950 l’ethnologie, avec Lévi-Strauss et sa critique bien connue de l’ethnocentrisme). Durkheim nous invite à accorder du crédit à la souplesse et à la fécondité de la nature humaine telle qu’elle évolue à travers le temps et dans l’espace du monde global. Il nous enjoint  de continuer l’œuvre des humanistes, non pour faire connaître un homme abstrait et général, un type idéal à la manière du XVIIe siècle, mais pour comprendre l’homme tel qu’il est « avec sa variabilité presqu’indéfinie », et ainsi, par la culture des langues, de l’histoire et des sciences, « faire de chacun de nos élèves non un savant intégral, mais une raison complète » (p. 399). Tel serait l’idéal pédagogique de l’avenir.

    Je souscris.

     

     

     


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