• Séance 14

     

    (Suite du chapitre V)

     

     

    IV Sur l’approche des pratiques, et sur la relation entre les discours et les pratiques, dans l’œuvre de Foucault.

     

    Après l’interruption estivale (je n’avais pas prévu de prolonger mon propos à ce point) voici quelques remarques de synthèse pour achever ma revue des questions de méthodes posées en diverses occasions par Foucault.

    Au début de mon exposé, j’ai dit que onze volumes du Cours au Collège de France étaient publiés. En réalité il y en a un douzième, puisque s’est ajouté à la liste le cours de l’année 1980-81 intitulé Subjectivité et vérité (Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 2014). Je ne l’avais pas lu lorsque je commençais à rédiger ce que j’envoie ici, mais c’est maintenant chose faite ; et je trouve qu’il a une importance particulière dans l’optique qui est la mienne – recueillir et  présenter les interventions méthodologiques de Foucault comme introduction à la lecture de son œuvre. Non seulement Foucault donne dans ce cours les premières explications relatives au concept de subjectivation et au rapport entre la subjectivation et les jeux de vérité, et donc les premières explications relatives à ce qui s’annonce comme cette histoire de la subjectivité qui va occuper la dernière partie de l’œuvre. Mais, de surcroît, fidèle à ses scrupules habituels il prend soin de présenter les choix de méthode que requièrent selon lui cette nouvelle approche et ce nouvel objet. La leçon du 11 mars 1981 s’arrête même à une question dont Foucault assure qu’elle n’est pas simplement de méthode mais de « méthodologie générale » (p. 223). C’est la question du rapport entre les discours et la réalité pratique correspondante. Dans la leçon suivante, du 18 mars, cette question est reprise, et le rédacteur du cours, Frédéric Gros (dont on ne dira jamais assez le mérite) a eu la bonne idée d’ajouter à sa transcription un extrait supplémentaire des notes écrites sur lesquelles Foucault s’appuyait, sans toujours respecter sa prévision. Vous comprenez à quel point ces pages (p. 238-239), sont précieuses pour nous. Je vais maintenant dire ce qu’on peut en retirer. Le cours du 25 mars continue sur ce registre, ce qui montre bien que la préoccupation de méthode Foucault ne s’épuise pas facilement (il le dit p. 252).

    Foucault interroge donc le rapport entre le discours et le réel correspondant (discours sur ou plutôt de la folie, de la criminalité, de la sexualité…). Cette question pourrait paraître très banale mais elle ne l’est pas du tout si l’on admet que le discours est toujours « en plus » par rapport au réel. Or cela me suffit pour affirmer que la réflexion de Foucault retrouve très exactement celle Durkheim sur les fonctions de l’idéal. Foucault n’emploie pas le mot « idéal », mais c’est, très exactement encore une fois, ce qui l’occupe lorsqu’il traite du discours sur les techniques de vie chez les Grecs (dans la leçon du 25 mars 1981, p. 256) en parlant d’« une sorte de fin absolue » fixée par de tels discours, et, plus loin, d’« une fin qu’à la fois on atteint et qu’on n’atteint pas ». Ainsi formulée, la notion de cette « fin absolue » est bien, sans équivoque, la notion d’une fin idéale. Je rappelle qu’en lisant les textes de Durkheim sur ce sujet, j’ai distingué trois axes de définition de la relation des individus à l’idéal, et le troisième, ai-je dit (séance 7), c’est la nécessité de s’élever au-dessus de soi-même et donc de s’interroger sur soi, etc. J’ai aussi fait allusion à la notion d’idéal lorsque je me suis demandé quelle pouvait être l’origine des partages normatifs existant dans une société (séance 12, point 2, seconde remarque). En conclusion, ceci me permet d’affirmer la possibilité, non pas tant de rapprocher Foucault de Durkheim, que de relier la problématique foucaldienne de l’histoire aux grandes options théoriques de la science sociale durkheimienne – les deux approches supposant d’ailleurs le même refus d’une compréhension philosophique-spiritualiste du sujet (conscience autonome, intériorité créatrice, etc.)… Je vois dans ces constats une autre justification de ce qui m’occupe : situer le travail de Foucault dans l’histoire des problèmes de la science sociale (fondée, entre autres, par Durkheim, en rupture avec la tradition philosophique et psychologique française). Je signale que le rapport Foucault-Durkheim est envisagé par Stéphane Legrand dans Les normes chez Foucault, Paris, PUF, 2007, p. 6 et 269 et suiv.

     

    Une approche originale des pratiques

    Dans ce qui va suivre, pour comprendre le sens du mot « pratiques », pensez toujours simplement aux pratiques de l’enfermement dans le cas des malades mentaux admis à l’asile, ou bien aux pratiques de discipline dans le cas des criminels incarcérés dans les prisons. Dans le cas de la sexualité, pensez aux pratiques de contrôle de soi (respect d’un code de bonne conduite, adoption de procédés pour se restreindre ou au contraire maximiser son plaisir, etc.).  Faute de quoi mon exposé resterait abstrait. 

    Nous avons rencontré à de nombreuses reprises la référence aux pratiques. Nous avons vu que Foucault substitue une histoire des pratiques à une histoire des idées (par exemple les doctrines des psychiatres), et, dans le même esprit, à une histoire des institutions (par exemple l’asile ou l’hôpital). D’où le nouveau regard sur les discours dans leur rapport aux pratiques (question cruciale s’il en est : je vais la reprendre plus loin, pour finir). Voir notamment mon propos au début de la séance 12 sur la notion de « pratiques divisantes », et plus généralement sur l’approche de la folie comme pratique de séparation des fous et des gens sensés, donc une activité sociale qui engage l’opposition entre la folie et la raison. C’est pourquoi, quand on pense « pratiques », comme dans le cas de la folie, on doit penser avant tout à l’enfermement (ai-je dit), et non se fixer a priori, soit sur la psychiatrie - qui se traduirait  par tels ou tels actes médicaux -, soit sur l’asile - qui incarnerait ou réaliserait un projet de soin. Mais maintenant, je veux insister sur la spécificité de l’approche foucaldienne des pratiques, qui  tient justement au rapport avec ce qu’il appelle des « jeux de vérité ». Si en effet, pour Foucault, les pratiques sont des « manières de faire » (dans l’article qu’il se consacre à lui-même, il donne cette définition de synthèse : « l’ensemble des manières de faire plus ou moins réglées, plus ou moins réfléchies, plus ou mois finalisées… », etc., Dits et Ecrits, t. IV, p. 653 ), on ne peut cependant les décrire, ces pratiques, ni comme des actions purement techniques, ni comme des activités strictement individuelles. Pas comme des activités strictement individuelles c’est-à-dire confiées à l’initiative créatrice des individus : au contraire, elles entraînent une production de normes donc des régularités qui s’imposent dans des contextes sociaux et institutionnels donnés ; et pas davantage comme des actions purement techniques, instrumentales, au besoin routinières, parce que les pratiques s’accompagnent d’une production de savoir donc de vérité.

    Cette originalité de l’approche foucaldienne des pratiques pourrait s’apprécier davantage si on prenait le temps de la confronter à celle de Bourdieu, qui, d’un autre point de vue, celui de la sociologie critique, a fourni une théorisation globale de ce qu’il a défini comme un « sens pratique ». Voir notamment Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980. Je ne dis pas que le terme de « pratiques » recouvre le même objet chez Foucault et chez Bourdieu. N’empêche que la comparaison serait intéressante. Une telle comparaison a bien  été déjà effectuée par Michel de Certeau dans L’invention du quotidien, mais cet ouvrage très instructif a été écrit à la fin des années 1970 (publié en 1980 dans la collection 10-18) si bien que, avant les dernières élaborations de Foucault où devient centrale ou explicite la problématique des « jeux de vérité », elle s’intéresse surtout à Surveiller et punir. (A propos de Bourdieu, j’indique aussi les très bons commentaires de Paul Ladrière, dans Pour une sociologie de l’éthique, Paris, PUF, 2001 : c’est un recueil d’articles dont plusieurs interrogent la description des pratiques par Bourdieu).

    En commençant, je pointais le rapport discours-réel, eh bien, par ce terme de « réel », traduisons : les pratiques, et dans le terme de « discours » n’oublions pas qu’il ne s’agit pas seulement de disciplines savantes à fonction de connaissance, mais aussi de propositions et d’arguments éthiques, politiques, etc., qui se réclament de certaines fins, qui invoquent des valeurs, des idéaux, qui fixent ou justifient des normes, toutes choses qui instaurent un partage entre ce qu’il faut dire ou ne pas dire, faire ou ne pas faire. Et c’est bien là  ce qui s’entend comme un partage, ou mieux : un jeu, dit Foucault, en l’occurrence « un jeu du vrai et du faux ».

    Soyons clairs sur cette notion de vérité (encore une fois, dans la thématique du « discours vrai », des « jeux de vérité », etc.). Il suffit - je viens de le dire - de se représenter que « vérité » ne désigne pas forcément une preuve scientifique, une démonstration dans le cadre d’une discipline, mais le discours ou l’argumentaire qui accorde une valeur à une activité, valeur qui, comme dirait M. de La Palice, valorise la dite activité, la conduite qu’on adopte, les moyens qu’on met en œuvre. On en a l’exemple, pour ce qui tient à la morale sexuelle des Anciens, avec l’examen de soi, l’observation de ses tendances, l’affirmation d’une exigence de fidélité, d’une nécessité de tempérance, etc. Est vrai par conséquent, ce qu’on désigne comme tel par volonté d’atteindre une fin élevée, par respect d’un idéal (une « fin absolue »), par conformité à une norme, etc. Retournons à nouveau à l’Introduction à L’usage des plaisirs, à laquelle je faisais allusion, notamment p. 11, où Foucault explique que, pour analyser la morale sexuelle de l’antiquité, il faut non pas restituer les conceptions successives du désir, mais observer les pratiques dans lesquelles les individus prêtent attention à eux-mêmes, « faisant jouer entre eux-mêmes et eux-mêmes un certain rapport qui leur permet de découvrir dans le désir la vérité de leur être… ». Voilà qui est plus parlant j’imagine. Le problème que se pose Foucault par conséquent, ce n’est pas celui de savoir ce qu’il y avait de vrai dans tel ou tel savoir, dans telle ou telle doctrine de la sexualité, mais celui de comprendre (p. 13) « à travers quels jeux de vérité » (je souligne) l’homme cherche à « penser son être propre quand il se perçoit » comme sujet de désir – ou, plus généralement, « quand il se perçoit comme fou » (c’est l’Histoire de la folie), « quand il se  regarde comme malade » (c’est la Naissance de la clinique), « quand ils se réfléchit comme être vivant, parlant et travaillant » (d’où Les mots et les choses), et « quand il se juge et se punit à titre de criminel (voir Surveiller et punir)… L’essentiel pour nous, c’est donc le fait qu’il y a une efficacité pratique du vrai, donc une efficacité qui, même si la valeur de vérité est élaborée et véhiculée par un discours, ne concerne pas le seul discours, ne se cantonne pas au discours porteur d’une telle valeur de vérité.

    Faisons un pas de plus. Cette efficacité pratique du vrai, c’est précisément ce qu’indique la notion de problématisation, dont il ne sera pas inutile que je cite à nouveau les éléments de définition présents dans l’article « Le souci de la vérité » (1984 in Dits et Ecrits, t. IV, p. 669-670). Foucault explique d’abord que, dans l’Histoire de la folie, il a voulu montrer « comment et pourquoi la folie, à un moment donné, a été problématisée à travers une certaine pratique institutionnelle et un certain appareil de connaissance », de même que dans Surveiller et punir il s’est agi d’analyser « la problématisation des rapports entre délinquance et châtiment à travers les pratiques pénales et les institutions pénitentiaires… » ; et il ajoute que problématisation désigne « l’ensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée ».

    En fin de compte, on ne peut qu’être frappé du fait que, dans cette optique, la fonction du vrai (du discours vrai, du jeu du vrai et du faux, etc.) concerne à la fois l’institution des discours (objectivation), la constitution des individus en sujets (subjectivation), et la formation des pratiques. Etant entendu que c’est la formation des pratiques, comme étant indexées à un jeu de vérité, à un partage du vrai et du faux, qui détermine l’institution des discours et la constitution des sujets.

    « Histoire de la vérité » est une expression très présente dans l’Introduction à L’usage des plaisirs. Le dernier entretien accordé par Foucault à un magazine, Les Nouvelles littéraires, en juillet 1984, confirme que cette expression est de provenance heideggerienne. Mais n’en tirons pas trop vite de conclusion. L’histoire que pratique Foucault est anti herméneutique donc éloignée de Heidegger. Foucault précise d’ailleurs dans la suite de l’entretien que si sa lecture primitive de Heidegger (mais pas de L’être et le temps) a été très importante pour sa formation, c’est cependant « Nietzsche qui l’a emporté » (Dits et Ecrits, t. IV, p. 703).

     

    Il y a dans ce qui précède un autre aspect de l’entreprise historico-philosophique foucaldienne qu’il faut prendre en compte. On a vu que, de manière générale, Foucault saisit dans les pratiques d’une part ce qui est à faire, qui est « calculé », « raisonné»,  et d’autre part ce qu’il faut savoir et qui est donc admis comme vrai, à propos de ce qu’on peut ou doit faire. Pour exprimer cette dualité on dira aussi que les pratiques, leur mise en œuvre, leur évolution, satisfont à deux conditions : d’une part une condition de juridiction (répondre à… ou produire une exigence de normativité – ou de régularité), et d’autre part une condition de véridiction (s’adosser à un horizon de vérité). Je viens de commenter la seconde condition. Mais qu’en est-il de la première ? D’abord, constatons que l’analyse des pratiques relatives à la folie, à la criminalité, à la sexualité, révèle la dimension normative de ces pratiques. Concrètement, un fonctionnement normatif s’instaure quand les pratiques ont une régularité, ai-je dit, c’est-à-dire une logique et  une stratégie. C’est aussi ce que Foucault appelle une « rationalité des pratiques » (« forme de rationalité », « régime de rationalité »). On sait que ce terme de rationalité est issu de Weber et a été repris par l’école de Francfort, où s’est forgée la notion, se répandue aujourd’hui, de « rationalité instrumentale »)[1].

    Le concept de norme, dont j’ai déjà signalé l’importance et dont j’ai brièvement évoqué la fonction théorique chez Foucault (séance 9, le chap. IV, par. II, point 4), apparaît dans de nombreux textes parmi ceux qui j’examine ici. En particulier, dans le Cours au Collège de France de l’année 1982-83, Le gouvernement de soi et des autres (Paris, Gallimard-Seuil, 2008), la leçon du 5 janvier 1983 revient une nouvelle fois (p. 5), sur l’Histoire de la folie et Foucault nous assure que son travail n’a pas consisté à analyser un objet invariant à travers l’histoire, mais à saisir une « expérience » en fonction de laquelle se forment des savoirs et, par conséquent, « un ensemble de normes, normes qui permettaient de découper la folie comme phénomène de déviance à l’intérieur d’une société, et en même temps normes de comportement des individus par rapport à ce phénomène de la folie… ». Ceci fait écho à un passage de l’Introduction à L’usage des plaisirs, la p. 10, sur la manière dont une expérience comme l’expérience morale de la sexualité corrèle « domaines de savoir », « formes de subjectivité » et « types de normativité » ; ou la p. 18 qui associe, à la problématisation de la folie et de la maladie par les pratiques médicales, la définition d’un « profil de normalisation ».

    Mais on n’en a pas fini avec cette question, qui se complique encore un peu. Dans un « régime de pratiques », le fonctionnement normatif tient à ce que, si on se donne des règles (qui programment des conduites et peuvent d’ailleurs se présenter comme des recettes en vue d’une fin à atteindre par les dites conduites), on se donne ou on s’impose en même temps des raisons, des propositions - qui sont des « évidences » précise Foucault, désignant par là une donnée de vérité ou de véridicité appartenant de manière typique au registre de la norme (« c’est évident ! », « c’est ainsi ! », « tout le monde pense que… », etc., tel est bien l’esprit du « normal »…). Voilà l’argument : les effets de vérité sont induits, et sont même compris dans la dimension normative du « faire ». La juridiction implique par conséquent déjà une forme de véridiction. Si donc une pratique est une « programmation  des conduites » qui comprend à la fois des choses à faire et des choses à savoir en vue ou à propos de ce qu’on fait, il n’en demeure pas moins que la production de savoir et de vérité, les effets de « véridiction , la codification de ce qui est à savoir et qui doit être admis comme vrai (par différence avec ce qui est réputé faux), n’est pas indépendante du processus de « juridiction », de la prescription « calculée et raisonnée » de ce qui est à faire (par différence avec ce qu’il faut éviter de faire).

    Je reviens en ce point sur le constat que, même si la saisie des normes est au cœur de son analyse, ce qui est clair dans ce qui précède, Foucault préfère le terme de rationalité à celui de normativité. Je pense que cette préférence a une autre raison. C’est que les programmations des conduites ne parviennent pas toujours et ont même rarement des résultats conformes à ceux attendus, aux buts visés, qui ne sont donc pas forcément réalisés dans leur intégralité. Ceci oblige les acteurs à modifier leur programme initial, ou bien à accepter leurs résultats en faisant évoluer le but préalablement fixé. On conçoit ainsi que les programmes de conduite n’ont pas la rigidité qu’on attribue d’ordinaire aux normes (au sens banal), et qui fixerait sans retour possible la logique de ces conduites d’après leurs fins. Au contraire, ces programmes présentent un caractère de souplesse  - qui n’est pas exempt de solidité précise Foucault (si bien, ajoute-t-il au passage, que la rationalité des pratiques ne se laisse pas saisir par ce qui serait un « type idéal » à la Weber ; cette rationalité ne tire pas sa substance d’une « rationalisation », laquelle aurait pour fondement une « valeur raison absolue » ; ce à quoi Foucault oppose donc un sens relatif du concept de rationalité, qui interdit de jauger les pratiques à l’aune d’une rationalité unique [2]). Qui plus est, ce constat de l’adaptation des  programmes de conduite, de leurs changements d’orientation, de leurs ajustements nécessaires, de leurs rectifications inévitables, etc., explique le jeu (reprenons ce terme) entre l’élément de juridiction, qui règle ces pratiques, et l’élément de la véridiction qui implique une production de discours vrai dans le champ où s’exercent ces pratiques. Voilà donc pourquoi Foucault insiste tant sur ce que j’ai qualifié d’efficacité pratique du vrai, et, de ce fait, choisit la notion de rationalité et, semble-t-il, souligne le pôle de la véridiction davantage que celui de la juridiction. L’important selon lui, c’est le rapport toujours changeant, évolutif, entre ce qu’on fait et une production de vérité à propos de ce qu’on fait, rapport dans lequel sont engendrés « des fragments de réalité », sont produits des  « effets de réel » (Dits et Ecrits, t. IV, p. 29).

     

    Remarque annexe 1 : sur la formation des objets du discours

    Je reviens comme annoncé sur un thème déjà largement abordé lui aussi, mais qui prend ici tout son relief. Une autre injonction de méthode, qui a dû vous devenir familière, se dégage ou se comprend dans ce qui précède concernant la saisie des normes (et ceci accomplit le refus de l’historie des idées) : c’est l’exigence de saisir toujours d’un même regard « la couche autonome des discours » avec « d’autres couches, de pratiques, d’institutions, de rapports sociaux... ». Il y a là, je le répète, une question de base, primitivement traitée par Foucault dans L’archéologie du savoir (notamment dans le chapitre II, par. 3). Et dans un article antérieur, « Sur les façons d’écrire l’histoire » (1967, Dits et Ecrits, t. I, pp. 585 et suiv.), il dit que ce rapport le « hante », et que le saisir est l’objet essentiel des précédents livres, Les mots et les choses et Naissance de la clinique. Cette question est donc souvent reprise par Foucault, qui ne cesse de réfléchir sur les conditions de l’objectivation savante, la formation des objets des disciplines de sciences, la construction des normes de vérité que se donnent ces disciplines, et la spécificité de sa méthode par rapport à celle de l’histoire des sciences de Koyré, Bachelard, Canguilhem. Je pense à un séminaire non publié de février 1979 ; voir aussi le début de la leçon du 5 janvier 1983 que je viens d’évoquer. Ceci explique que l’enquête qui aboutira à l’Histoire de la folie commence par visiter, bien au delà ou en de ça des traités scientifiques, un ensemble d’archives comprenant des décrets, des règlements, des registres d’hôpitaux ou de prisons, des rapports, des commentaires institutionnels de toutes sortes, etc.[3]. De même pour l’étude portant sur la médecine, Foucault constate d’abord, elle est certes liée à des sciences constituées (biologie, physiologie, anatomie pathologique), mais qu’elle dépend aussi d’un ensemble d’institutions comme les hôpitaux, ou bien des établissements d’assistance, donc des pratiques administratives, etc. (au début du XIXe siècle).

    Or ce qui précède, éclaire ce lien du discursif et du non-discursif établi par Foucault (donc la connexion du statut du discours avec le statut des pratiques) si on admet que le fonctionnement normatif des pratiques rend possible la formation des objets du discours, discours savants cette fois, je le reprécise (nous sommes là sur un terrain épistémologique). Si la folie, par exemple, est construite comme objet de pensée, c’est en fonction du partage normatif de la raison et de la déraison, et de toutes les opérations conséquentes qui ont cours à un moment donné dans le traitement accordé aux fous. Donc : toujours, examiner la manière dont s’établissent de « relations discursives avec les milieux non-discursifs » (Deleuze, Foucault, Paris, Editions de Minuit, 1986, p. 19).

    Pour définir ces opérations, et pour expliquer la formation des objets du discours jusqu’au discours savant, psychiatrique en l’occurrence, en bout de chaîne, Foucault distingue, trois niveaux de ces opérations (dans L’archéologie du savoir, op. cit., pp. 60 et suiv. notamment 61-62 - ces textes appartiennent donc à la première partie de son œuvre, dans laquelle sont encore absentes les notions de rationalité, de problématisation). Pour qu’un objet apparaisse, il faut, dit Foucault qu’existe un « faisceau complexe de rapports » (ce n’est donc en aucune manière, précise-t-il, un obstacle à surmonter). Soit l’exemple du délinquant : à quelles conditions peut-il être objet du discours psychiatrique, c’est-à-dire être « psychologisé » et « pathologisé » ? Au premier niveau, qui est celui des relations primaires, ce discours réfléchit des normes de comportements. Au second niveau (celui des relations secondaires), il y a des observations sur les rapports entre ces comportements dits délinquants, ou la criminalité en général, et la famille comme milieu plus ou moins propice au développement de ces comportements. Et au troisième niveau, celui de ce que Foucault appelle des relations proprement discursives, ces objets eux-mêmes sont nommés et analysés. Sont ainsi établies des relations entre spécification (les catégories pénales et les degrés de responsabilité), et caractérisation (facultés, aptitudes, réaction au milieu), et aussi des rapports entre instance de décision médicale et instance de décision judiciaire, ou bien encore entre l’interrogation judiciaire, les renseignements policiers, et le questionnaire médical, ou encore entre les normes familiales et la tableau des pathologies, ou encore entre le programme thérapeutique en hôpital et le système punitif dans les prison, et ainsi de suite. Ces analyses sont développées dans le Cours au Collège de France de 1974-1975 sur Les Anormaux (Paris, Gallimard Le Seuil, 1999).

    C’est donc l’ensemble de ces traitements qui fait du discours psychiatrique le fruit d’une manière de former des objets[4]. Et on voit que dans les relations primaires et secondaires, ce sont là encore des schémas normatifs qui constituent et organisent des principes d’observation et qui formulent des problèmes inédits, dessinent des objets jusque là inaperçus et qui sont éventuellement proposés à la ou aux théories scientifiques existantes (L’archéologie du savoir, p. 212-214). On peut dire autrement, et sans doute plus simplement, que ce sont les pratiques et les institutions, d’après leur fonctionnement normatif, qui fixent les conditions et les limites de leur visibilité, qui s’inscrivent dans un horizon de visibilité. Certaines formes de visibilité sont intellectuelles : symboliques, littéraires, scientifiques ; tandis que d’autres sont techniques, pratiques : ce sont des regards (référence importante dans La naissance de la clinique), des prises en charges sociales, traitements et contrôles dans et hors les institutions, gestes réglés dans un espace donné (Dits et Ecrits, t. IV, l’article de Foucault sur lui-même, pp. 631 et suiv.). Revenons à la médecine et ses progrès au début XIXe siècle. On ne dira pas que la pratique « politique » offre de nouveaux objets (lésions tissulaires ou corrélations anatomo-physiologiques), mais plutôt qu’elle ouvre des champs de repérage des objets (les populations administrativement encadrées, surveillées, jugées en fonction de certaines normes de la santé ; même chose pour les grandes armées populaires qui ont suscité des formes de contrôle médical).

    Pour comprendre complètement la formation des objets du discours en fonction des rapports entre discours et pratiques, il faut en réalité tenir deux choses ensemble : d’un côté, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, admettre que ce ne sont pas les pratiques comme telles mais les logiques normatives des pratiques qui offrent des objets à la pensée ; ce qui confirme que, de l’autre côté, autre pseudo évidence à rejeter, ce ne sont pas les discours qui créent les objets de la pensée. Lorsque Foucault utilise quelques années plus tard la notion de « problématisation », il reformule cette double négation (c’est la suite du texte que j’ai cité plus haut) en affirmant que ce terme de problématisation « ne veut pas dire représentation d’un objet préexistant, ni non plus création par le discours d’un objet qui n’existe pas » (Dits et Ecrits, t. IV, p. 670). Voilà le fin mot.

     

    Remarque annexe 2

    Certaines études relatives à l’histoire du discours philosophique ont récemment entrepris de prendre en compte, ce que ne prévoyait pas auparavant la tradition académique, l’influence des conditions contextuelles de l’émergence et de la circulation (donc de la signification) de certains concepts philosophiques. On peut donc rapprocher cette méthode des hypothèses de Foucault sur les rapports discours-pratiques. Chose d’autant plus intéressante que ces études visent des théories politiques, dont on peut bien évidement saisir le rôle qu’elles ont joué ou tenté de jouer dans la pratique politique réelle. Ces études ont été imaginées à la faveur du « tournant linguistique », et de la réflexion sur la pragmatique du langage, qui concerne, plutôt que les mots (qui ont fait l’objet de mes conseils du chapitre IV, séance 10), les « actes de discours », le speech act d’Austin et de Searl, et les langages performatifs, c’est-à-dire la dimension de la communication[5]. Je pense aux travaux récemment traduits de Quentin Skinner (The Foundations of Modern Political Thought, Cambridge, 1978 -  en français : Les fondements de la pensée politique moderne, 2009 ; de John Pocock (The Machiavellian Moment : Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton, 1975 – en français : Le moment machiavélien : la pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique, 1997), qui ont d’ailleurs fourni des résultats d’autant plus significatifs qu’ils portent sur un corpus habituellement étudié sans aucun souci de renvoyer de tels textes aux situations et aux diverses contraintes historiques dans lesquelles ils ont pu être conçus et reçus[6]. Mais là aussi, on mesure la différence qu’il peut y avoir entre ce genre de recherche des éléments de signification contextuels et l’analyse des pratiques discursives proprement dite. En réalité l’approche contextuelle peut faire penser que le discours est une expression des pratiques (dans L’archéologie du savoir, les pages 212-214 sont consacrées à la critique de ce thème de l’expression), c’est-à-dire peut faire croire que  le rapport du discours et des pratiques est un rapport entre des significations et un contexte de formation de ces significations. En revanche L’archéologie du savoir, p. 129, indique « l’ensemble des éléments de situation qui motivent une formulation et en déterminent le sens », ce qui postule que, dans le discours, autour ou à côté de ses énoncés, de ses schémas discursifs (Foucault parle des « schèmes théoriques » étudiés auparavant dans Les mots et les choses), il y a davantage qu’un contexte. Il y a un « champ adjacent », un « champ associé », qui comprend non seulement l’ensemble des choses dites[7], mais aussi tout ce qui peut être dit dans ce domaine à ce moment. C’est ce qu’il appelle l’« espace collatéral », un « réseau verbal », un « champ de coexistences, etc., le champ des autres formulations où l’énoncé s’inscrit, ou qu’il répète, ou qu’il rend possible. Ceci fait que, d’une époque à l’autre, lorsqu’on est en présence de deux phrases apparemment identiques, il n’est pas sûr qu’on ait affaire au même énoncé. C’est par exemple le cas avec l’affirmation que les espèces évoluent : avant ou après Darwin, ce n’est pas le même énoncé[8].

     

    Remarque annexe 3

    La précédente remarque me pousse à revenir sur une autre option de méthode déjà entrevue, concernant l’histoire des discours dès lors qu’elle est prise dans le cadre global d’une histoire des pratiques. Il y a sur ce registre une chose remarquable, à savoir que Foucault congédie certes l’histoire des idées (j’y ai assez insisté), mais aussi, en même temps, l’histoire des mentalités, qui a pourtant prononcé une nette condamnation de la première. Dans l’article intitulé « Polémique, politique et problématisations », Foucault explique précisément la nécessité de distinguer son orientation de ces deux genres établis que sont d’une part l’histoire des idées ou analyse des systèmes de représentations, et d’autre part l’histoire des mentalités ou analyse des comportements et des idées qui traduisent ces comportements[9] (ceci ne l’a bien sûr pas empêché de reconnaître et d’apprécier de nombreuses études marquantes d’histoire des mentalités comme celles de Philippe Ariès notamment). Et c’est dans cette mise à distance que Foucault a installé le projet de ce qu’il appelle d’ailleurs plus volontiers, dans sa dernière période, une « histoire de la pensée », attachée en outre au concept de « problématisation ». (« Histoire critique de la pensée » est la formule par laquelle, en 1984, il résume l’ensemble de son travail depuis l’Histoire de la folie). Il faut ajouter à cela que, dans la conjoncture intellectuelle des années 1960, Foucault évoquait, pour la rejeter de même, une troisième thématique, celle annoncée comme une histoire des idéologies, variante inspirée du marxisme (et qui est restée peu développée).

    Le reproche commun adressé à l’histoire des mentalités et à l’histoire des idées ou des idéologies est précisé au début du cours sur Le gouvernement de soi et des autres, dans la leçon du 5 janvier 1983, p. 4 et 5 (j’ai cité plus haut la suite, p. 5). Foucault s’y démarque en effet, d’une part de l’histoire des mentalités comprise comme analyse conjointe des comportements et des expressions qui les accompagnent, et d’autre part de ce qu’il appelle une « histoire des fonctions représentatives » qui est une autre formulation d’une histoire des idéologies. Ici, ce qui peut gêner notre compréhension, c’est que, si Foucault n’a pas varié dans ses critiques parallèles de l’histoire des mentalités et de l’histoire des idées, les renvoyant dos à dos en quelque sorte, sans vraiment tenir compte du fait que la première, se voulant psychologie collective, a fait effort pour s’affranchir de la seconde, il n’a cependant pas donné tout à fait les mêmes raisons de le faire à l’époque de L’archéologie du savoir et à l’époque de l’Histoire de la sexualité. A l’époque de L’archéologie du savoir, il se montre attentif aux phénomènes de discours dans leurs rapports aux pratiques, aux règles de production des énoncés du discours, ce que ne peut éclairer une analyse des « représentations » (L’archéologie du savoir, op. cit., pp. 179 et 182 - c’est le passage fameux où Foucault invite à considérer le discours non comme document mais comme monument) ; tandis qu’à l’époque de l’Histoire de la sexualité, en plus de cela - mais tout en renvoyant encore à l’Histoire de la folie-, il se propose de constituer plus globalement cette « histoire de la pensée » dont l’objet serait les « foyers d’expérience » où s’articulent, dit-il, « premièrement les formes d’un savoir possible ; deuxièmement, les matrices normatives de comportement pour les individus ; et enfin des modes d’existences virtuels pour des sujets possibles » (Le gouvernement de soi et des autres, leçon du 5 janvier, idem). Retenons donc cette constante de la méthode de Foucault, son refus de réduire la pensée à « l’ensemble de représentations qui sous-tendent un comportement » (Dits et Ecrits, t. IV, p. 597), et, au-delà, sa méfiance envers la catégorie même de représentation (« représentations que les hommes se donnent d’eux-mêmes », etc.). C’est ce qui explique, dans la citation qui précède, sa volonté de viser simultanément des savoirs, des comportements, et des modes d’existence, autrement dit, des disciplines plus ou moins constituées, des pratiques plus ou moins normalisées, et des sujets plus ou moins conscients d’eux-mêmes.

     

    Remarque annexe 4

    C’est une remarque dans la remarque précédente, qui suggère la possibilité d’une discussion de grande importance méthodologique, sur la notion de représentation et ses usages dans les sciences sociales aujourd’hui (où elle règne jusque dans le secteur des théories didactiques). En histoire culturelle, un auteur comme Roger Chartier accorde un très grand rôle au concept de représentation, repris à nouveaux frais dans ce cadre, critique de l’histoire des mentalités (voir la fin de ma remarque suivante ; un article important de cet auteur : « Le monde comme représentation », in Annales ESC, 1989, n° 6). Voici quelques rappels. Représentation est un terme qui a plusieurs provenances. L’une, théorique, est philosophique, allemande (la Vorstellung qu’on trouve notamment chez Hegel, dans sa distinction d’avec la Darstellung). Une autre, savante également, appartient avant tout à la sociologie de Durkheim, sous l’énoncé des « représentations collectives ». Ce terme est repris dans les années 1980 par la psychologie sociale sous l’intitulé de « représentations sociales », notamment à partir des premiers travaux de Serge Moscovici sur l’image publique de la psychanalyse. L’expression, en vigueur aujourd’hui réfère d’une part à des éléments informatifs et cognitifs (incluant aussi croyances et d’opinions, etc.), d’autre part ces éléments sont orientés vers l’action. Je renvoie aux définitions classiques de la psychologie sociale, qu’on trouve résumées dans l’ouvrage dirigé par Denise Jodelet, Les représentations sociales, Paris, PUF, 1989. Cf. notamment l’article de D. Jodelet, « Représentations sociales : un domaine en expansion », pp. 31-61. En outre, ainsi définie, cette notion de représentation n’est pas sans évoquer, bien que de façon souterraine, la théorie marxiste des idéologies à laquelle je viens de faire allusion, théorie revisitée et refondée par Althusser dans les années 1960. Quoique, j’en suis tout à fait persuadé, les définitions marxistes ne soient pas très éloignées de celles qu’on pourrait trouver chez Durkheim et les durkheimiens comme Lévy-Bruhl. Pour s’en convaincre, voici les termes de la comparaison. Dans son Pour Marx (Paris, Maspéro, 1968), l’article « Marxisme et humanisme » définit l’idéologie (p. 238) comme « un système (possédant sa logique et sa rigueur propre) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historiques au sein d’une société donnée.  Quant à Lévy-Bruhl, dans La morale et la science des mœurs, texte de 1927 (ici : Paris, PUF, 1971, p. 226), il explique par exemple que les sentiments moraux : « se composent à la fois, dans la conscience individuelle, de représentations et de croyances (c’est-à-dire d’idées et d’images liées d’une certaine façon », de pratiques et d’usages (c’est-à-dire de séries de mouvements et d’actes consécutifs à ces représentations) ; et enfin de sentiments d’obligation, de repentir, de remords et de respect. ». Même proposition p. 228, qui décrit « ces idées, ces croyances, ces pratiques, ces institutions… » etc. Chacun appréciera, je suppose, la grande proximité des deux formulations. Doit-on en conclure que Lucien Lévy-Bruhl a anticipé  Louis Althusser ou bien que ce dernier a simplement réinvesti, sous couvert de marxisme, un concept classique de la science sociale issue de Durkheim ? Je penche pour la seconde hypothèse, évidemment… C’est assez dire, je m’en tiens là, la persistance problématique de cette notion de représentation.

     

    Remarque annexe 5 : sur l’histoire des mentalités

    Pour les non historiens, quelques mots sur l’histoire des mentalités, que j’ai évoquée à plusieurs reprises, avec laquelle Foucault a dialogué de manière critique mais positivement, et qui a en effet porté attention à de tels éléments de la vie mentale collective – les représentations. Cet intérêt a été très vif chez les historiens de l’école des Annales (revue intitulée Annales d’histoire économique et sociale en 1929, puis, en 1946, après d’autres changements : Annales. Economie, société, civilisation, ou Annales ESC), dès la première génération, dans les années 1930,  avec Lucien Fèbvre et Marc Bloch. Ces historiens avaient alors pour projet de créer une nouvelle histoire intellectuelle, qui aurait pris place dans le champ de l’histoire sociale[10]. Or c’est cette histoire qui a évolué ensuite dans le sens d’une histoire des mentalités. Au départ, l’entreprise imposait de traiter en général les rapports des idées (doctrines, etc.), avec leur époque et notamment avec l’« outillage mental » d’un milieu social et culturel propre cette époque. Tel était le problème posé par L. Febvre à propos de Rabelais au XVIe siècle, et qui aboutissait à interdire l’utilisation d’une notion comme celle d’incroyance, aux connotations d’athéisme ou de matérialisme bien trop  modernes. On recherchait donc un ensemble d’idées, de croyances, de perceptions, de raisonnement, etc., mises en évidence par des attitudes et des usages, et toutes sortes d’autres « incarnations »[11]. Un tel ensemble, comment le qualifier ? « Structure profonde » dit L. Febvre dans un article de 1948 publié dans les Annales[12] ; « structure mentale » dira 30 ans plus tard Robert Mandrou. D’où les emprunts à la fois aux psychologues comme Maurice Blondel (Introduction à la psychologie historique, 1929), et Henri Wallon (Principes de psychologie appliquée, 1930) mais aussi, bien sûr, à Durkheim et aux durkheimiens, en particulier celui que j’ai cité, Levy-Bruhl (qui ne fut certes pas un durkheimien dogmatique, loin s’en faut) et sa réflexion sur la « mentalité primitive ».

    C’est dans un second temps, après 1945, que s’affirme l’idée de « mentalité ». L’histoire démographique, ayant attiré l’attention sur les attitudes devant la vie, sur la mort, la maladie, etc., on s’est déplacé d’une psychologie vers une anthropologie, ce qui en outre a fixé le primat de la longue durée et relégué un peu la référence à l’événement. Sur ce point, voir notamment, dans un volume dirigé par Jacques Le Goff, Roger Chartier et Jacques Revel, La nouvelle Histoire (Paris, Retz- C.E.P.L., 1978), l’article de J. Le Goff, « L’histoire nouvelle », et un autre article, de Philippe Ariès sur « L’histoire des mentalités ». Cette problématique a également ­été l’objet des réflexions de Paul Ricoeur dans le premier tome­ de Temps et récit (Paris, Seuil, 1983). A partir de là il était possible et souhaitable de découvrir les structures dont on parlait dans des régularités qui elles-mêmes pouvaient être chiffrées, et prendre ainsi la forme de séries statistiques (garantes de l’objectivité des structures). Dans cette perspective, on pouvait donc traiter sur le temps long des­ ensembles massifs de données comme celles concernant les naissances illégitimes, les écritures testamentaires, les livres en circulation dans tel milieu ou telle ville à une époque donnée, etc. C’est ce que Pierre Chaunu appelle, d’une expression admise, une  « histoire sérielle­ au troisième niveau » (au premier niveau on a des phénomènes ­économiques, des courbes de prix, etc. ; au deuxième on a la ­société, des classes, avec des caractéristiques diverses ; et le troisième niveau est celui que j’ai dit : l’affectif et le mental[13]. Un ouvrage majeur, sans doute le ­type achevé de cette approche, c’est celui de Robert Mandrou, De la culture populaire aux XVIIème et XVIIIème siècles : la Bibliothèque bleue de Troyes (Paris, Stock, 1964 ; voir aussi Magistrats et Sorciers en France au XVIIème siècle, Paris, Plon, 1968). Mandrou recense plusieurs centaines de titres ­de la Bibliothèque Bleue de Troyes, souvent diffusée par les colporteurs, et il tire de cela une analyse de la culture des groupes qui ont été les destinataires et ­les consommateurs effectifs de cette littérature (outre R. Mandrou, voir ceux que j’ai déjà cités : M. Vovelle, Ph. Ariès et quelques autres que je n’ai pas la place de citer mentionner[14]). La « masse » s’en trouvait ainsi objectivée, ­et surtout elle était saisie en l’absence de la parole de ceux qui la composent. D’où la ­formule lumineuse de Michel Vovelle : « Quantification : moyen de ruser ­avec le silence des pauvres »[15]. L’histoire des mentalités ainsi conçue suit la logique et utilise les méthodes de l’histoire sociale, et, dans cette perspective épistémologique, la notion de mentalité renvoie non au conscient mais à l’impersonnel (l’automatique), non à l’individuel mais à la « masse » (et non pas seulement de l’élite). Elle désigne quelque chose de secret si l’on veut, une sorte d’inconscient collectif qui imprègne la vie des individus et auxquels obéissent leurs pratiques. L’objet de la recherche, ce sont donc des comportements collectifs ; et, comme le suggère Foucault, les représentations sont alors conçues, dans un second temps, comme étant ce qui traduit ou réfléchit de tels comportements. 

    Il existe certes à l’heure actuelle dans l’histoire culturelle, qui est postérieure à l’œuvre de Foucault, des voies nouvelles, ouvertes sur la base d’objections précises adressées à l’histoire des mentalités. Ces objections, qui sont dues à Michel de Certeau, Carlo Ginzbourg, ou R. Chartier[16], ont mis en doute la capacité du dénombrement et des statistiques, donc de l’observation des régularités de comportement (signe des structures mentales), à atteindre de véritables contenus de ­pensée, tels qu’ils pouvaient être assimilés, reproduits, utilisés et diffusés par les sujets sociaux. C. Ginzburg par exemple dans Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle, Aubier, 1980 [1976], adresse une sévère critique à R. Mandrou, de n’avoir pas su faire la différence entre culture du peuple et culture imposée au­ peuple. En guise de mentalité collective, on n’aurait jamais qu’une unité fallacieuse, qui plaque sur le ­peuple une vision issue des classes ­dominantes (mais imposée par l’archive qu’on s’est donnée). Partant de cette objection, s’impose à l’historien la nécessité de retrouver non pas tout à fait la conscience des acteurs, mais plutôt leurs « stratégies », leurs traductions, leurs appropriations, bref une intentionnalité, ce qui creuse en effet la différence avec les études de la période précédente. R. Chartier,  reprenant la littérature de colportage et  la bibliothèque bleue chère à R. Mandrou, ne se contente alors pas de parcourir la série et de dresser l’inventaire des livres lus, ce qui mènerait à chercher des objets culturels dont on peut évaluer la diffusion et la circulation. Il s’attache plutôt à découvrir la manière dont ces livres sont appréhendés et compris, ce qui renvoie à de multiples « stratégies » (ou… représentations) :  lecture silencieuse ou orale, solitaire ou en public (avec des attitudes spécifiques de ceux qui lisent et de ceux qui écoutent), et aussi des attentes des différents publics de lecteurs, etc., ce qui, en fin de compte, dessine un ensemble d’usages en fonction desquels les textes sont appréhendés, « consommés », dans lequel le message des textes n’est pas fixé seulement par le texte lui-même, n’est donc pas fixé d’une façon définitive, comme s’il était transcendant, et sans que soit jamais possible aucune interprétation, ni aucun détournement (voir par exemple, l’article « Représentations et pratiques : lectures paysannes au XVIIIe siècle », in Lecture et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, pp. 223-244). C’est un retour vers le qualitatif, et par conséquent vers des sources individuelles. Les histoires de vie redeviennent intéressantes, comme les case studies en anglais. On renoue avec­ « l’aventure individuelle » comme dit aussi Alain Corbin[17]. On considère même que l’exceptionnel est porteur de­ vérité, justement parce qu’il interdit les généralisations et les abstractions  statistiques. 

    Au total, ainsi posée à travers ces repères, on peut dire que, depuis les fondateurs, l’idée des mentalités et des représentations qui en expriment le contenu, sont rapportées soit à des structures de pensée, soit à des stratégies d’action. Structure de pensée quand il s’agit de signification émanées de strates culturelles profondes (ou supposées telles) qui s’imposent de l’extérieur à la conscience des sujets et qui sont toujours globales. Stratégies d’action quand il s’agit cette fois de significations et de schémas cognitifs socialement différenciés, et utiles pour traiter des nécessités pratiques et des processus concrets dans lesquels les sujets sont plongés, dont ils ont une forme et un certain degré de conscience, à travers leur activité comme leur discours dans les contextes où ils les assument.

    Mais on peut suspecter que, dans tous les cas, y compris après les rectifications de la récente histoire culturelle, les réticences de Foucault ne seraient pas levées, du fait de l’indifférence de ces approches à la quasi matérialité des phénomènes de discours, de la « pratique discursive » (l’expression est maintenue plus tard par Foucault), et aux règles dans lesquelles sont produites les significations qui constituent la pensée dans un milieu social ou culturel donné. Ceci pourrait d’ailleurs également dispenser de s’interroger sur la question de savoir quel est le coefficient de conscience ou d’inconscience qui affecte les représentations dans la pensée – j’allais dire : dans la tête -  des acteurs sociaux, soit la question de savoir si on a affaire à des déterminations structurelles aveugles ou bien à des actes et des actions qui comportent une part réfléchie. Je fais allusion ici à la discussion sur ce thème entre M. Gauchet et R. Chartier, discussion qui se solde par l’idée qu’il y a bien de l’inconscient dans les actions, mais un inconscient qui n’est pas une structure agissant derrière les actes, car il est au cœur des actes, comme étant ce qui a débordé les acteurs par rapport à ce qu’ils croyaient ou voulaient faire (in Le débat, 1999, n° 103, «  Inquiétudes et incertitudes de l’histoire », pp. 131-168).

    J’arrête là pour cette année.

    Merci et, surtout, à celles et ceux qui m’auraient suivi jusqu’au bout : bravo !

     



    [1]Voir Dits et Ecrits, t. IV, op. cit.,  p. 639 et p.28-29.

    [2]Voir la façon dont Weber interprète les systèmes d’idéaux et de normes, comme « signification culturelle » d’une activité, dans « L’objectivité de la connaissance », article de 1904, in Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1969, pp. 180 et suiv.

    [3]Cf. le petit livre Titres et travaux, Paris, 1969, repris dans Dits et Ecrits, t. I,  op. cit., p. 842.

    [4]On peut parler à  ce propos, j’y ai déjà fait allusion, d’un « nominalisme » essentiel de Foucault. On l’a souvent relevé, P. Veyne le premier, et Foucault l’a accepté. Par exemple, J. Rajchman, dans Michet Foucault, la liberté de savoir, Paris, PUF, 1987. pp. 65 et suiv., parle justement d’une « histoire nominaliste », en référence à l’Histoire de la folie, et Surveiller et punir. Cette option est cependant discutée par les commentateurs, en particulier : H. Dreyfus et P. Rabinow, dans M. Foucault. Un parcours philosophique, op. cit., qui soulignent l’autonomie totale du discours selon Foucault, et concluent à une position « intenable » selon laquelle le discours serait lui-même non seulement autonome mais « unificateur du système global de pratiques » (p. 100).

    [5]Voir François Dosse, L’empire du sens. L’humanisation des sciences humaines, Paris, La Découverte, 1997 [1995], p. 95 ; et Christian  Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia, Les courants historiques en France, 19-20e siècle, Paris, Armand Colin, 1999, p. 275.

    [6]Voir Jacques Guilhaumou, « L’histoire des concepts : le contexte historique en débat », in Annales ESC, 2001.

    [7]L’archéologie du savoir, op. cit., p.  128 et 129 ; cf. Dits et Ecrits, t. II, p. 123 ; et t. IV, p. 632, 651. En quoi il faut nuancer une formulation de Paul Veyne qui note trop rapidement que le discours est tout ce qui est dit (comme les pratiques c’est tout ce qui est fait), dans « Foucault révolutionne l’histoire », in Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1978. p. 215.

    [8]L’archéologie du savoir, op. cit., p. 131 et 136. Voir aussi Deleuze, Foucault, op. cit., p. 14-15.  Il y a un rapport visible, à propos de ce problème du contexte, entre la démarche de Foucault et la théorie des actes de discours. Voir  H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault, op. cit., chap. « Vers une théorie de la pratique discursive ». Nous pouvons nous demander quelle est la différence (et l’analogie) entre la théorie foucaldienne des énoncés et la théorie des actes de discours. Foucault a hésité sur ce point, on le voit dans une lettre à Searl (citée ici, p. 73, en note). Tous les deux s’en tiennent au sens littéral, sans chercher un sens caché, ce qui les oppose conjointement à une approche herméneutique. Mais chez Searle, ce sens est saisi par les interlocuteurs en fonction du contexte local, qui est aussi un arrière plan des pratiques - disent Dreyfus et Rabinow ; tandis que Foucault n’est pas attentif à un tel contexte, parce qu’il s’intéresse aux règles de production des énoncés, donc qu’il regarde les énoncés et le discours comme des sphères « relativement autonomes » (p. 75). Il y aurait même chez Foucault (cf p. 80), « pure décontextualisation ». C’est l’interprétation – pas satisfaisante selon moi -, que j’ai déjà évoquée dans la note 4 ci-dessus.

    [9]Dis et Ecrits, par exemple t. IV, pp. 591 et 597.

    [10]C’est d’ailleurs une histoire économique qui s’ouvre aux dimensions sociales, dans le sillage d’Ernest Labrousse et d’un ouvrage comme l’Esquisse du mouvement des prix et des revenus en ­France au XVIIIe siècle, 1933.

    [11]Alphonse Dupront, « Problèmes et méthodes d’une histoire de la psychologie collective », Annales ESC, 1961.

    [12]Cité par Ph. Ariès, « L’histoire des mentalités », in la Nouvelle histoire, op. cit., p. 414.

    [13]Pierre Chaunu, « Un ­nouveau champ pour l’histoire sérielle : le quantitatif au ­troisième niveau », in Mélanges en l’honneur de Fernand. Braudel, Toulouse, Privat, ­1973, t. 2, p. 105-125.

    [14]Je pense au travail de M. Vovelle sur les testaments au XVIIIe siècle en Provence dans : ­Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle, ­1973 ; et surtout à Ph. Ariès, Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie, 1948 ; et, bien sûr, souvent cité ici, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime, 1960, ainsi que L’homme devant la mort, 1977.

    [15]Michel Vovelle, « Histoire sérielle ou case ­studies : vrai ou faux dilemme en histoire des mentalités », in Histoire sociale, sensibilités collectives et mentalités, ­Mélanges Robert Mandrou, Paris, 1985.

    [16]Je renvoie ici  au précieux ouvrage de C. Delacroix, F. Dosse et P. Garcia, Les courants historiques en France, op. cit., p. 211.

    [17]Alain Corbin, « Le vertige des foisonnements, Esquisse ­panoramique d’une histoire sans nom », in Revue d'histoire moderne­ et contemporaine, janvier-mars 1992).


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