• séance 9

     

    CHAPITRE II, Leçon orale (suite)

     

     

     

     

    II) LA LEçON DE CHOSES.

     

    « Leçon de choses » : cette expression nous fait certainement entrer dans l’imaginaire des pédagogues de la Troisième République (et aussi des années précédentes). C’est à ce titre qu’elle est parvenue jusqu’à nous, et qu’aujourd’hui encore elle demeure très évocatrice de l’école primaire et de l’instituteur de cette époque, « l’école de Jules Ferry », du moins ce que nous croyons en connaître. C’est donc un véritable emblème. Ce qui intéresse mon enquête cependant, c’est la place qu’occupent la « théorie » et la pratique de la leçon de choses dans l’évolution pédagogique que je cherche à décrire. Sur ce plan, je fais l’hypothèse (assez facile à démontrer tant les faits à l’appui sont abondants) que la leçon de choses s’inscrit complètement dans la problématique de la leçon nouvelle manière, la leçon orale, la parole libre et savante du maître, par opposition à l’ancien modèle normatif de la lecture-répétition-récitation collective, c’est-à-dire de l’apprentissage « par cœur » (plus ou moins réussi) de livres ou de textes.

    Ceci m’amène à rectifier une opinion couramment émise. C’est par là qu’il faut commencer. Mon analyse me conduit à affirmer que l’engouement des pédagogues républicains pour la leçon de choses n’a pas pour seul motif, comme on l’a tant dit, la nouveauté d’un enseignement des sciences offert aux jeunes élèves issus des classes laborieuses, conformément à l’idéal scientiste et positiviste qui pensait le progrès de la civilisation en termes de lutte contre les fausses croyances des religions établies ou des superstitions populaires. Cet aspect de la doctrine pédagogique officielle des républicains n’est certes pas négligeable, mais je pense qu’il ne faut pas se focaliser trop là-dessus, comme l’ont fait y compris de bons livres – quoiqu’il n’y en ait pas tant que cela (je pense à Pierre Kahn, La leçon de choses, Naissance de l’enseignement des sciences à l’école primaire, PU du Septentrion, Lille, 2002.). Ces études, en effet, ont privilégié les argumentations que les acteurs de l’époque ont développées souvent sur un registre idéal, théorique ou philosophique, pour  justifier la leçon de choses par la nécessité non seulement de diffuser une connaissance objective des lois de la nature, mais aussi d’instiller cette connaissance des faits (qui pose déjà d’immenses problèmes et fait couler beaucoup d’encre) en activant les facultés sensibles de l’enfant, et, globalement, la faculté d’intuition - d’où la valeur primordiale attribuée à l’observation des phénomènes : ramasser une feuille de châtaigner pour en scruter les nervures, trancher une pomme pour en extraire les pépins, faire germer un haricot dans un coton humide, etc... (ce sont des souvenirs personnels !) voilà à quoi pouvait se résumer le plus souvent l’activité incriminée. On aura reconnu un genre d’argumentaire qui se range sous le signe de Rousseau, de Pestalozzi ou de Froebel - parmi d’autres grands ancêtres directs de la leçon de choses (Rousseau parlait dans l’Emile de la « leçon des choses » ; à  Pestalozzi s’attache l’idée de « méthode intuitive », comme à Froebel la notion d’un « enseignement par l’aspect »). Cet esprit anime notamment l’article « Leçon de choses » du Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, dir F. Buisson, de 1913 (ouvrage que j’ai si souvent cité déjà). L’article est signé de Plâtrier, Narcisse du prénom, qui est alors le directeur de l’Ecole normale de Versailles (il apparaît dans une étude sur la Seine-et-Oise que je vais présenter plus loin). Or, si on prête attention aux pratiques, soit décrites, soit prescrites, soit encore seulement évoquées, même de façon évasive comme dans l’article que je viens de citer, on s’apercevra que ce sont toujours des pratiques de leçon orale, et des pratiques expressément instituées en réaction contre la lecture et la mémorisation « mécanique » de livres (ou d’extraits, etc.). Adopter le point de vue de l’histoire des pratiques, ce que je défends, cela révèle ainsi que la leçon de choses a été (avec la leçon d’histoire) le fer de lance de la diffusion des normes de la leçon orale. Je dirai par conséquent que ce qu’il faut entendre dans l’expression « leçon de choses », c’est, un peu, le terme de « choses », mais c’est aussi, et, selon moi, avant tout, le terme de « leçon ». Sans oublier que le mouvement historique se dessine d’abord à l’intérieur des pratiques (ici les pratiques orales) dans le processus d’évolution des pratiques, et que c’est par conséquent ce mouvement qui rend possible les élaborations, et les justifications des doctrines, comme celle qui porte au pinacle la « leçon de choses ».

    Il n’y a donc pas de différence de fond entre les argumentaires relatifs à la leçon d’histoire et ceux relatifs à la leçon de choses. Les deux argumentaires déprécient le livre à apprendre et réciter « par cœur », et apprécient l’exposé vivant du maître articulé à un échange de questions-réponses avec les élèves. C’est d’ailleurs pourquoi je peux être plus court sur la leçon de choses. Seule différence : à la description de la leçon de choses, comme modèle normatif,  est associée une critique en quelque sorte radicalisée de la vieille habitude livresque. La leçon de choses comme la leçon d’histoire d’ailleurs, peut bien admettre un certain usage du livre, un manuel en l’occurrence  (je dirai plus loin quel sorte d’usage, qui ne doit pas  être confondu avec l’ancien) ; mais la nouveauté de la leçon de choses tient d’abord à ce qu’elle traite d’une matière nouvelle à l’école primaire, les sciences expérimentales, et celles-ci puisent dans une culture dont la diffusion scolaire s’est débarrassée par principe, depuis le XVIIIe siècle, de la lecture-récitation, en privilégiant le contact sensible avec les phénomènes du monde naturel, par le truchement d’« expériences » plus ou moins spectaculaires mises en œuvre au moyen d’un appareillage adéquat (c’est ainsi que les « cabinets de physique », par exemple, sont peu à peu introduits dans les établissement secondaires).

    Je viens de faire allusion à l’évolution des programmes et à l’adjonction de matières supplémentaires, jusqu’alors marginales voire inconnues dans l’enseignement primaire, pour répondre aux aspirations positivistes et scientistes des réformateurs républicains de l’époque de Jules Ferry et de toute l’époque de la Troisième République. Pour préciser ce point, je donne une ou deux indications (voir surtout, sur ces questions, le livre de P. Kahn, La leçon de choses…, op. cit.). C’est un règlement du 27 juillet 1882 qui contient les préconisations sur l’enseignement des sciences physiques et naturelles à l’école primaire. Avant cela, une instruction spéciale, jointe à l’arrêté du 3 août 1881, § 9 et 10, affirmait la nécessité de multiplier les expériences pendant les leçons de sciences physiques… Ce sont les dispositions auxquelles fait écho Ferdinand Buisson, dans un discours que j’ai déjà un peu cité, le « Discours à l’Association polytechnique », reproduit dans la Revue pédagogique de 1883, t. 3, de juillet-décembre, n° 7. Dans ce discours, Buisson rappelle à ses auditeurs que l’article 1er de la loi du 28 mars 1882 (la fameuse loi sur l’obligation et la laïcité), a fait figurer « un grand nombre de matières d’enseignement qui, à première vue, ne semblaient pas devoir  pénétrer dans le cadre modeste de l’école primaire », moyennant quoi, poursuit Buisson, « le Conseil supérieur  a montré par des programmes détaillés qu’il est possible de leur faire place à toutes. » (p.6). Quelles sont ces matières ? Elles sont définies par cette loi 1882. L’article 1er, dont j’ai déjà reproduit la définition des programmes officiels d’histoire et de géographie, mentionne également à la suite « Les éléments des sciences naturelles, physiques et mathématiques, leurs applications à l’agriculture, à l’hygiène, aux arts industriels, travaux manuels et usages des outils des principaux métiers ». La dernière partie du paragraphe, jamais citée, est cependant très intéressante, puisqu’elle aménage une transition de la science à ses applications, et de ses applications aux métiers et à leurs outils : la référence pratico-professionnelle, connue depuis longtemps avec l’enseignement agricole, est donc très présente à ce niveau.

    Cette référence est d’autant plus présente qu’elle appartient à la tradition des écoles normales d’instituteurs. Lisons les mémoires d’un ancien élève de l’école normale de Dijon en 1900, admis dans la promotion de 1898-1901, qui comprenait une vingtaine d’élèves. Il s’appelle Louis Prodhon. Lorsqu’il se souvient de ses professeurs, quels enseignants voyons-nous apparaître ? D’abord le directeur, M. Burot (surnommé le Rat ou le Vieux), chargé de la psychologie, de la morale et de la pédagogie (c’est donc lui, sans doute, qui, à tous ces titres, est premier à porter le message de la modernité). Ensuite M. Chancenotte, dit le Père Jean, qui enseigne les  mathématiques et les sciences naturelles. Puis M. Govin (ou Père Gov), professeur de dessin. Puis M. Bouillotte, qui est chargé du chant, de l’écriture et de la physique – dans ce dernier cas, un enseignement surtout livresque, précise l’auteur, car ce professeur laisse les manipulations et les expériences au professeur de chimie, qui d’ailleurs n’en est pas avare, M. Morizot, également chargé des travaux manuels « de salle et d’atelier ». Viennent ensuite deux professeurs, M. Nicolas et M. Fevre, qui se partagent le français, l’histoire et la géographie, le second étant également professeur d’allemand. La gymnastique et confiée à M. Kohn. Il y a enfin ceux que je voulais mentionner ici à l’appui de ma précédente remarque : M. Jannin pour l’agriculture, M. Vercier pour l’horticulture et l’arboriculture fruitière, M. Truchot, un vieux maître ouvrier, dirige le travail du fer, la forge et l’ajustage, et enfin « Le père » Qeugnia est chef jardinier (Louis Prodhon, Un normalien dijonnais en 1900, Association amicale des anciens élèves de l’école normale, 1957, chap. IV, pp. 31-42)

     

    Remarque

    J’aborde la leçon de choses après la leçon d’histoire, et en lui accordant peut-être, je vous en ai avertis, un peu moins de développements, alors même qu’il s’agit d’une démarche tout à fait emblématique, comme je le disais, d’autant qu’elle a été le vecteur d’un contenu nouveau, les sciences de la nature, contenu lui même significatif, symbolique, dans la scolarisation républicaine (je fais allusion à la volonté d’émanciper le peuple par la connaissance). Pourquoi cette limitation ? Parce que, en fait, la leçon de choses a été peu pratiquée dans les classes. On ne la voit apparaître que dans certains témoignages, qui ne sont pas la majorité, loin de là, et, en plus, quand elle apparaît, c’est sur un mode discret, comme une concession fastidieuse aux injonctions hiérarchiques, mais une concession qui peine à s’insérer dans un quotidien de classe très rempli par les autres matières et les autres activités. C’est ce que révèlent les emplois du temps de l’époque, comme ceux qu’on trouve dans une monographie sur Les instituteurs de Seine-et-Oise vers 1900. Ce travail, très précieux pour l’impressionnant recueil de données sur lequel il s’appuie (avec la présentation de documents originaux),  est dû à un inspecteur et ex instituteur, René Crozet ; et il a été publié en 1991 par le musée départemental de Saint-Ouen-l’Aumône, dans le département du Val d’Oise  Par exemple (p. 237), dans l’emploi du temps de l’école primaire de Tigery, dans le canton de Corbeil, pour une classe mixte de quatre cours, avec 25 élèves au total, il est noté : « Sciences physiques et naturelles : le mercredi de 2h20 à 2h50 »… C’est évidemment la prescription officielle.  En plus, rien ne dit que la démarche soit conforme à la norme nouvelle…

     

    Remarque

    Grâce à R. Crozet, j’ai pu me dispenser d’une exploration approfondie, systématique, mais non pas d’un regard au moins « en diagonale » sur les archives scolaires de la Seine-et-Oise (que j’ai favorisées parce que, paresseux que je suis, elles sont proches de chez moi, dans les Yvelines ; et puis… cet ancien département très étendu vaut comme un échantillon très significatif sur le terrain pédagogique où je me situe). R. Crozet, pour ce qui intéresse ma présente étude, a puisé dans le fonds du Musée départemental de l’éducation de Saint-Ouen l’Aumône, qui conserve des pièces comme des rapports d’inspection, des procès-verbaux de conférences pédagogiques, qui ne sont donc pas déposées aux Archives départementales. Celles d’entre ces pièces qu’il a utilisées sont analysées par lui avec précision, et parfois reproduite avec une grande exactitude, quand ce n’est pas in extenso. Je lui fais donc entièrement confiance.

    Pour les lecteurs étrangers, je précise que le département la de Seine-et-Oise, qui couvrait un territoire immense autour de Paris, a été divisé en 1964 en plusieurs départements, celui du Val d’Oise, au Nord (le 95), de l’Essonne, au Sud (le 91), et des Yvelines, à l’Ouest (le 78, ancien numéro de la Seine-et-Oise). 

     

    Je reprends le cours de mon exposé qui m’amenait à évaluer les poids respectifs des différentes matières enseignées à l’école primaire des années 1880-1900. Car il est toujours bon de comparer et d’estimer la hiérarchie qui sépare ces matières. Je n’ai probablement pas assez dit que les normes nouvelles,  certes, occupent les esprits, mais, en même temps, peut-être, qu’elles sont davantage le lot des matières secondaires (si j’ose dire) que des matières principales, de base : le calcul et la langue française… La donnée utile, c’est le récit du déroulement d’une journée de classe ordinaire, donnée plus concrète encore que l’emploi du temps, qui est en général construit de manière réglementaire (d’autant que des modèles sont transmis par les autorités aux instituteurs, et que ceux rédigés par ces derniers sont scrutés par les inspecteurs). Les récits de journées de classe sont assez abondants ; on en trouve de nombreux dans les archives. Il m’est arrivé, dans mes précédents travaux, d’en restituer plusieurs, pour caractériser d’autres phases du développement scolaire du XIXe siècle (monarchie de Juillet, second Empire…). Un inventaire systématique, périodisé dans le but de comparer les différentes époques, reste à faire, qui serait sans doute très éclairant. Pour la présente enquête, puisque je tiens pour l’instant à ne pas déborder les années 1880 à 1900, je me fie à un texte reproduit par R. Crozet, le fascicule d’un ancien élève nommé Yves Borges qui, au tout début du XXe siècle, a fréquenté l’école d’Ennery, dans le canton de Pontoise (Histoire de l’école d’Ennery du XVIIIe au XXe siècle, édité par la Société historique et archéologique de Pontoise, du Val d’Oise et du Vexin, Pontoise, 1983 ; in R. Crozet, idem, p. 250-252). L’instituteur de l’école s’appelait Joseph Gendre. Le niveau de classe concerné semble avoir été le cours moyen voire la classe où l’on se préparait au Certificat d’études, le Cours supérieur.

    D’après ce récit, la journée commençait par une inspection de propreté, durant laquelle l’instituteur passait de table en table pour vérifier l’état des visages et des mains, mais aussi des chaussures. L’examen pouvait se conclure par l’obligation de décrassage à la pompe du puits d’à-côté. Ensuite, la matinée débutait par la récitation d’une fable ou d’un conte moral (comme l’après-midi était amorcée par la récitation quasi chantée des tables de multiplication). Venait après cela le moment de la maxime morale ou d’une pensée d’auteur écrite par le maître au tableau, sous la date du jour. Le récit ne fait allusion à aucun commentaire de la part du maître ni aucune question adressée aux écoliers, qui étaient simplement invités à réfléchir…  La partie importante de la matinée était ensuite consacrée à l’exercice de calcul, qui comportait deux problèmes, traitant, la plupart du temps, « de robinets, l’un remplissant un réservoir, l’autre laissant échapper l’eau ; de trains roulant à des vitesses différentes et devant se croiser à un certain endroit ; de la quantité d’arbres à planter, à intervalles réguliers, dans un espace déterminé et d’autres embûches comparables ! ». Après cela arrivait la récréation : une demi-heure de jeux… pour les élèves ayant achevé l’exercice de calcul. Le restant de la matinée était consacré à l’histoire ou la géographie selon les jours, jusqu’à onze heures. Notons ce détail. La leçon, dont on ne sait comment elle se passait, comportait un moment de récitation des notions acquises :

     

    « …d’après la règle établie, l’élève interrogé récitait se leçon en se tenant debout derrière son banc, ne se déplaçait que pour aller indiquer un point quelconque sur l’une des cartes qui ornaient les murs de la classe ou ‘plancher’ au tableau noir. Parfois l’interrogation se passait par écrit, c’était le cas lorsqu’on abordait l’étude des départements, leurs chefs-lieux et sous-préfectures. » (R. Crozet, idem, p. 252)

     

    L’après-midi, à partir de 13h30, était principalement consacrée à l’étude du français et voyait se succéder devoir de vocabulaire, rédaction, dictée. La dictée, pour l’orthographe, objet de toutes les attentions, lue avec une « savante lenteur », était toujours tirée d’un ouvrage classique. A la suite, les élèves étaient interrogés sur le vocabulaire et le maître expliquait les règles de grammaire correspondantes, avant de passer à la correction. Puis venait l’heure de la récréation ; et c’est dans la dernière partie de la journée qu’arrivait le moment des « leçons et exercices de sciences, de grammaire ou interrogations écrites concernant ces matières et, périodiquement, à l’instruction civique «  (idem, p. 252). Fin de la classe à 16h30. Mais les élèves qui « n’avaient guère brillé », étaient retenus une demi-heure ou quarante cinq minute… A cette époque c’est une manière de punition… et  pas d’aide  aux enfants « en difficulté »…

    Que constate-t-on au total ? Que dans ces classes on enseigne avant tout le calcul le matin et le français l’après-midi. Ceci ne surprend pas. Calcul et français sont ce sur quoi porte presque tout l’effort d’enseignement primaire du peuple. Il est logique, par conséquent, que la manière de les enseigner et de faire travailler les élèves reste assez routinière, ou disons : proche de la tradition. Un ensemble d’exercices écrits constituait la base de ces activités. Il reste vrai que ces exercices sont en évolution eux aussi - je l’envisagerai plus tard ;  et ceci se traduit par une certaine régularité des enseignements nouveaux, pas entièrement nouveaux d’ailleurs,  de l’histoire et de la géographie, qui ont revêtu une réelle importance dans l’esprit des instituteurs. Mais en général, les sciences, et donc, éventuellement, la leçon de choses, sont encore assez peu visibles.

    Sur ces deux points, la description est conforme à celles présentées par Marc Villin et Pierre Lesage dans  La galerie des maîtres d’école et des instituteurs, 1820-1945 (Paris, Plon, 1987), pour cette période. Conforme aussi aux souvenirs recueillis par Jacques et Mona Ozouf pour la période suivante, les deux premières décennies du XXe siècle. Dans l’ouvrage de M. Villin et P. Lesage, autant les leçons d’histoire sont présentes (effectuées la plupart du temps, semble-t-il, à l’aide de récits et de lectures de manuels), autant les leçons de sciences sont presque passées sous silence, preuve qu’elles étaient peu fréquentes. Malgré cela, il y a une exception, longuement mentionnée, donc significative a contrario. Elle est le fait d’un instituteur rural. Un après-midi de l’année 1912, cédant à la vive curiosité des enfants, il a emmené sa classe dans un pré attenant à l’école, afin d’observer les charrons et forgerons du village qui s’activent à cercler de fer les roues de bois des chariots neufs. C’est un spectacle saisonnier, quasi rituel. Le fer rougi est déposé et ajusté sur la jante de la roue, créant au contact du bois un jaillissement de flammèches que de grands seaux d’eau étouffent dans un nuage de vapeur… Or à ce moment surgit l’inspecteur, et l’instituteur est contraint de ramener bien vite ses élèves à l’école, en bon ordre. Le maître éprouve alors le besoin de se justifier, d’autant que son supérieur lui demande : « Quelle leçon aviez-vous ? ». Et lui, mi figue-mi raisin devine-t-on, de fournir cette réponse : « nous avions leçon de sciences, la dilatation des solides… ici il n’y a pas de rails à regarder, j’ai cru bon d’aller faire observer sur place le cerclage des roues  par le maréchal-ferrant ». Ceci pour conclure : « Notre enseignement des sciences appliquées n’est jamais assez près du réel, et c’était une occasion à saisir !» (M. Villin et P. Lesage, op. cit., p. 208).

    On s’aperçoit ici que l’injonction officielle est très bien comprise, et qu’elle est formulée dans le langage officiel ad hoc, mais qu’elle n’est introduite dans les activités de l’école que de manière sporadique, et ici accidentelle. Donc : ne perdons pas de vue le faible volume de temps consacré aux matières nouvellement introduites, et, a fortiori aux démarches nouvellement préconisées, sur le mode de la leçon orale, et sur la base d’une observation de phénomènes concrets.

     

    1) Bref retour dans le temps.

    Tout le monde admet, je l’ai rappelé plus avant, que l’idée de leçon de choses, et, dans une certaine mesure, la pratique, sur ce mode, d’une initiation sensible à la compréhension des phénomènes naturels, remontent à Rousseau et Pestalozzi (ce dernier s’est attiré les sympathies de toute l’Europe intellectuelle entre la fin du XVIIIe siècle et les débuts de XIXe, mais ses innovations pratiques, introduites dans les différents établissements qu’il a créés et dirigés, restent assez mal connues). Gabriel Compayré, dans son Cours théorique et pratique de pédagogie (texte que j’ai déjà utilisé, dans la 8éme  édition s.d. ; ce sont des séances tenues auprès  des élèves des écoles normales supérieures de Fontenay et de Saint Cloud), affirme à son tour cette filiation ; mais il nous apprend en outre (p. 293) que l’expression « leçon de choses », si familière au moment où il publie cet ouvrage alors qu’elle était inconnue trente ans auparavant, se rattache aussi aux « objects lessons » ou « leçons sur les objets » pratiquées aux Etats-Unis. Dans tous les cas, il est question de faire prévaloir l’observation des choses sur l’apprentissage de mots.

    On peut penser, ce sera une conjecture provisoire, comme nous invitent les commentateurs de cette époque, que la défense et illustration gouvernementale de la leçon de choses commence avec l’action de Marie Pape-Carpantier en faveur des écoles maternelles, contre les usages encore dominants qui ont été ceux des « salles d’asile », avec des enfants maintenus assis et contenus dans des postures d’attention passive (voir, sur la précarité et souvent la misère des salles d’asile, l’ouvrage de Jean-Noël Luc, L’invention du jeune enfant au XIXe siècle. De la salle d’asile à l’école maternelle, Belin, 1997). Marie Pape-Carpantier est directrice du Cours pratique des salles d’asile à partir de 1847, et elle est nommée Inspectrice en 1868. On constatera en effet qu’au moment où se pose aussi la question d’une instruction par le jeu, inspirée dans ce cas par l’institution du jardin d’enfants, le Kindergarten de Froebel (voir aussi André Chervel, Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, Retz, 2008, p. 394 et suiv.) M. Pape-Carpantier a acclimaté dans les écoles maternelles cette méthode en provenance d’Angleterre.

    A la suite de M. Pape-Carpantier, dans la période républicaine, la prestigieuse inspectrice générale Pauline Kergomard ne ménagera pas ses critiques à l’encontre des routines persistantes dans les écoles tenues par des sœurs, où les enfants sont « alignés les uns contre les autres par les épaules en longues chaînes », se lèvent « tous ensemble au claquoir » (un instrument qui permet de faire cogner un levier sur une tige rigide), se mouchent tous ensemble, et où on les fait « compter, réciter, répondre, tous ensemble et toujours au claquoir » (P. Kergomard, Les écoles maternelles, anciennes salles d’asile, p. 270, cité par J-N. Luc, p. 387). Et, comme on peut s’y attendre, ce genre de condamnation débouche sur la valorisation de la parole magistrale éclairée. Elle s’y emploie elle-même, mais en vain, tant les mauvaises habitudes sont enfoncées dans les esprits. En visite dans une école de l’Ariège, après avoir assisté à une récitation de géographie, elle raconte :

     

    « Les enfants récitent sans accroc : ‘un département est une étendue de territoire administrée par un préfet assisté d’un Conseil général’. Je tâche des les amener à comprendre leur département. Nous parlons des montagnes, des vallées, de Foix, qu’ils connaissent, et enfin de leur rivière. Je les amène à dire que la rivière, c’est de l’eau, que cette eau coule, et, quand je crois qu’ils ont compris, je leur demande : qu’est-ce qu’une rivière ? ‘Une rivière, s’écrient-ils avec entrain, c’est une étendue de territoire administrée par un préfet, assisté d’un Conseil général. » (Rapport sur l’Ariège en 1880, AN F17 10864 ; cité par J.-N. Luc, p. 389)

     

    Le vocabulaire de cet extrait nous ramène à ce que nous avons observé à propos de la leçon d’histoire. Nous y retrouvons, sur fond de la critique de la récitation mécanique, les deux injonctions majeures de la leçon orale : d’une part le questionnement des élèves, et d’autre part l’appui sur les connaissances spontanées. « Nous parlons »…, de ce « qu’ils connaissent » ; « je leur demande »…, etc. : autant de signes de la norme nouvelle, qui a commence de cheminer dans les consciences et un peu dans les pratiques depuis cette époque. Nous sommes bien dans l’optique de l’intervention magistrale savante et vivante des maîtresses, une modalité d’autant plus valorisée que, dans ce cas, la prime jeunesse des enfants semble l’exiger. C’est une psychologie, promise à un avenir triomphant, qui vient à l’appui de la pédagogie. En 1861 M. Pape-Carpantier expliquait déjà, dans   une conférence à la Sorbonne :

     

    « ce qui fait la valeur des leçons de chose, ce qui les rend aimables et efficaces (…) c’est qu’elles font appel aux forces personnelles de l’enfant, qu’elles mettent en jeu, en mouvement, ses facultés physiques et intellectuelles, qu’elles satisfont à son besoin naturel de penser, de parler, de se mouvoir et de changer d’objet… » (cité par G. Compayré, Cours de pédagogie…, op. cit., p. 307).

     

    Passage de la pédagogie à la psychologie (à une psychologie), et retour : c’est une autre dimension, très évidente, de notre modernité normative.

     

     


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