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EN BAS DE CETTE PAGE, textes d'ACTUALITE
7) mars 2024 (et 2022) : lettre sur la notion d'héritage
6) mars 2021 : retour sur l'émotion anti-raciste : race et identité
5) Juin 2020 : Sur l'actuelle émotion anti-raciste
4) Janvier 2018 : Restaurer l'autorité à l'école?
3) Novembre 2016 : Donald s'en va-t-en guerre
2) Septembre 2015 : Etudier au collège
1) Octobre 2014 : Réformer ou refonder?
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CONTENU DES COURS
(Les séances dont la mention n'apparaîtrait pas dans la colonne de gauche seraient accessibles par la fonction "Rechercher", même colonne, en appelant le terme "cours")
2024 : Cette année, après la longue interruption mise à profit pour envoyer quelques notes relatives à une étude du nazisme (je n’en ai pas fini avec cette affaire qui s’est soldée par la rédaction de plusieurs ouvrages, non seulement l’essai dont j’ai parlé mais des textes mémoriels concernant ma propre famille juive, ma famille maternelle, persécutée et assassinée pendant la Seconde guerre), je reviens aux sujets d’intérêt principaux de ce Blog : l’histoire de l’école, et de la culture scolaire. Pour (re)commencer, je vais donner lecture, au moins partiellement, du premier livre publié par moi sur ce sujet aux éditions de l’Atelier en 1995 : Naissances de l’école du peuple. 1815-1870. Je pense d’ailleurs faire ici davantage qu’une republication pure et simple, parce que, préparant un autre ouvrage, je me suis laissé entraîner par certains scrupules rédactionnels, et j’ai assez sérieusement réécrit mon livre initial.
Au moins pourra-t-on bénéficier ici de la gratuité. Je ne me soucie pas des éditions de l’Atelier, car mon contrat est périmé depuis longtemps. En outre cet éditeur catholique s’est comporté envers moi comme un vulgaire escroc (à qui se fier ?) en ne répondant à aucune de mes demandes de bilan et, de surcroît, en ne me versant jamais les droits d’auteur qu’il s’était pourtant engagé à payer. Certes, ces droits, dont j’ignore le montant, sont sans doute modestes (quelques centaines d’euros au maximum), mais quand même… Un bon point cependant : sauf erreur de ma part le stock d’exemplaires (combien, je ne sais pas...) n’a jamais été mis au pilon !
2020 : bientôt, j'aborderai un nouveau sujet, qui devrait me retenir assez longtemps : l'histoire du nazisme et de ses méfaits en France, en Allemagne et dans toute l'Europe. Je me propose de donner un grand nombre de faits, et je vous inviterai à réfléchir sur ces faits, en particulier afin d'aborder - de façon critique -, les essais de théorisation auxquels on a assisté ces dernières années. Le traitement de ce sujet répond bien sûr de ma part à un souci pédagogique. Je donnerai en outre un aperçu de la manière dont les nazis ont pensé et pratiqué l'éducation en Allemagne, sous leur régime de terreur.
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2012 : L'éducation moderne et l'autorité (15 séances)
2013 : Histoire moderne de l'école : institutions, pratiques, cultures (12 séances)
2014 : Histoire moderne de l'école (suite). 1) Problèmes théoriques et méthodologiques (14 séances)
2015 : Histoire moderne de l'école (suite). 2) Pratiques d'enseignement, idées pédagogiques ; Première partie : enseignement primaire (13 séances)
2016 : Histoire moderne de l'école (suite). 2) Pratiques d'enseignement, idées pédagogiques ; Première partie : enseignement primaire (suite et fin) ; Seconde partie : enseignement secondaire (14 séances)
2017 : Suite de la seconde partie : comment enseignait-on (et qu'enseignait-on) dans les anciens collèges ? (13 séances)
2018 : Troisième partie : au XIXe siècle : quelles pratiques et quelles évolutions des pratiques dans le nouvel enseignement secondaire? (13 séances)
2019 : Suite et fin ; le travail scolaire au XIXe siècle, ses caractéristiques et ses évolutions (11 séances).
2020 : Le phénomène nazi. En France
2021 : suite : En Allemagne
Le projet de ce blog répond à deux préoccupations. Dans le fond, le titre « Société, culture, éducation », fait allusion à une classe de phénomènes, sans doute bien trop vaste et variée ainsi énoncée, mais qui désigne assez nettement la production, la diffusion et la transmission des savoirs, des valeurs et des normes. J’envisage d’analyser et, s’il se peut, d’éclaircir quelques aspects des grandes évolutions qui affectent ces phénomènes à notre époque, évolutions suscitées, plus ou moins directement, par les transformations de l’univers scolaire, par le développement des industries culturelles, par le règne annoncé des supports informatiques, par l’extension et la circulation des savoirs de l’homme et de la société, par la discussion des principes éthiques ou juridiques, par la mise en débat des expériences et des tragédies de l’histoire récente, etc.
Mon point de vue sera celui d’une histoire et d’une philosophie de la culture (ce qui ne m’interdira pas de prendre en compte d’autres disciplines).
Décrire les évolutions dont je parle m’imposera en outre d’examiner les hypothèses théoriques utilisables et utilisées dans une telle entreprise par les auteurs qui s’investissent dans ce champ.
Seconde préoccupation. Ce blog est destiné à recevoir des textes inédits, et rédigés sur le format des cours transmis par l’Internet (par exemple ceux que j’ai dispensés ces dernières années à l’Université Charles-de-Gaulle Lille 3, dans le cadre du Service d’enseignement à distance). Mon intention est donc de recourir à cette forme rédactionnelle qui est, pourrait-on dire, à mi-chemin de l’oral et de l’écrit traditionnel, au sens où elle adopte un ton qui maintient à l’écrit certaines des conditions de l’exposé oral (en intégrant notamment une manière d’interlocution). Je précise que ce choix a un motif intellectuel en plus du motif rédactionnel. Le cours rédigé (on peut penser aux plus anciennes habitudes des enseignements secondaires et supérieurs), accepte les lenteurs de l’oral, c’est-à-dire toutes sortes d’explicitations, des précisions annexes, des commentaires adjacents, voire des digressions justifiées, disons même un vagabondage dans la littérature savante, toutes choses dont l’utilité pour l’étude est avérée, mais auxquelles les articles ou les livres n’accordent que la place très restreinte et atrophiée des notes de bas de page.
En définissant mon projet à ces deux niveaux, je souligne que, sur ce blog, je ne gloserai pas sur l’actualité, je ne scruterai pas la presse, et surtout, je ne donnerai pas – ou pas beaucoup - mon avis ; bref, je ne viendrai pas ici pour tenter placer mon mot dans le bruyant concert des médias. Non, je m’efforcerai, dans un esprit banalement professoral, de convoquer des auteurs et de les lire, de mobiliser des références et de les explorer, de saisir aussi des faits sur lesquels réfléchir, et peut-être de proposer quelques vues conceptuelles ou synthétiques pour relier entre eux certains des faits établis.
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7) Lettre sur la notion d'héritage
Dans l’optique du colloque organisé par le Groupe Transitions sur la notion d’héritage, et après avoir constaté le véritable engouement dont une formule de René Char, commentée par Hannah Arendt (« notre héritage n’est précédé d’aucun testament ») avait fait l’objet , j’ai envoyé à Sarah Nancy la lettre suivante :
Quelques remarques, comme promis, sur les doutes que j’ai pu exprimer au sujet de la phrase de René Char, à laquelle j’ai pensé plus profitable de substituer le vers du Faust de Goethe cité par Freud (« ce que tu as hérité de tes père, acquiers-le pour le posséder ») .
(je n’ai rien dit sur l’usage par Foucault de la poésie de Char. Ce point est abordé dans le livre de James Miller, La passion Foucault, Plon 1995 [1993], p. 136-138).
Je suis maintenant persuadé que pour saisir ce qui fait qu’une personne peut se dire héritière de ceci ou de cela, il faut avant tout constater que cette personne regarde non pas seulement vers le passé d’où provient son héritage et ceux qui le lui ont transmis ou légué, mais aussi vers l’avenir, vers le futur de ceux à qui il faudra aussi léguer quelque chose de ce qu’on a reçu par héritage. Mon idée (qui n’est pas du tout une grande trouvaille si on écoute par exemple les paysans attachés à leur lopin de terre!), c’est que la position d’héritier conduit à se préoccuper non seulement de ses prédécesseurs, mais aussi des successeurs. Or, dans les successeurs il y a les jeunes pas encore éduqués mais il y a aussi les individus qui ne sont pas encore nés mais qui pourront ou pourraient naître. Ce qui signifie qu’hériter suppose qu’on se préoccupe de deux sortes de non-vivants : d’une part, les morts du passé, d’autre par les non-nés du futur. Toujours, l’héritier est celui qui se rapporte en même temps à ces deux pôles de la temporalité, avant et après soi, moyennant quoi il s’identifie lui-même comme quelqu’un qui fait partie de ce groupe où sont réunis des vivants, des morts et des non-encore-nés : et cela seul donne une idée complète de la filiation.
A mes yeux, la citation de René Char nous incite à considérer exclusivement le lien avec le passé et les morts, ce qui nous entraîne irrésistiblement sur la pente de la mémoire. En revanche, le vers de Goethe tel qu’interprété par Freud dans Totem et tabou, permet au contraire de se prémunir contre ce penchant (à la fin de son livre, Freud examine les raisons pour lesquelles certaines caractéristiques psychiques se transmettent d’une génération à l’autre). Voilà le déplacement au terme duquel on s’ intéresserait un peu à la mémoire du passé et des ancêtres et beaucoup à la filiation et à la communauté des vivants, des morts et des non-nés.
D’où une question : si la mémoire peut faire l’objet d’un devoir, en va-t-il de même pour la filiation ? Non. En fait, si la relation aux ancêtres peut se solder par un exercice de mémoire, celui-ci est forcément second par apport au paiement d’une dette envers la communauté. En passant de mémoire à filiation, je passe donc aussi de devoir à dette. On dira que ça revient au même ? Pas vraiment selon moi, car la dette est première, si bien qu’il faut comprendre d’une part que l’assomption d’un devoir repose elle-même sur la certitude de la filiation, donc qu’elle est seconde ; et d’autre part que ce qu’exige la filiation, c’est exclusivement le paiement d’une dette (voir la dette de vie dont parlent les psychologues). La question que nous devons alors nous poser est : quelle est la force qui pousse à assumer ce remboursement ? Réponse : c’est une sorte d’injonction de loyauté envers son groupe (cette filiation) c’est-à-dire envers ceux qui m’ont transmis et envers ceux à qui il me faudra transmettre l’héritage. Voir les phénomènes de fidélité et d’attachement à des pères ou des ancêtres, à une terre, une nation, etc.
Je ne dis rien de ce concept cardinal de loyauté (auquel j’ai consacré un chapitre entier dans un livre sur le nazisme qui a paru en janvier 2023 – car les nazis ont littéralement raffolé de serments de fidélité donc de loyauté.
Je ne dis rien non plus sur la mémoire, qui m’est apparue comme un phénomène (individuel et collectif à la fois) d’une très grande complexité et assez inextricable. Dans le cas de la filiation et de l’héritage je renvoie à quelques textes au demeurant très difficiles et selon moi assez confus : celui de Walter Benjamin au début de ses « thèmes baudelairiens » (Essais 2, p. 150 dans mon édition Denoël, de 1983), et celui, convergent mais différent, d’Adorno dans ses Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Payot, 1992 [1951], p. 156. Permettez moi simplement de signaler que ces textes invitent à séparer fermement mémoire et souvenirs, ce qui peut surprendre. Benjamin se réfère à Proust et Bergson pour fixer l’idée de « mémoire involontaire » ; et il cite surtout Freud (l’article « au delà du principe de plaisir »).
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6) mars 2021, retour sur l'actuelle émotion anti-raciste
Une proposition de mise au point conceptuelle sur la « race » et l’« identité »
Ce qui suit pourrait fournir un argument à l'appui d'une thèse majeure de Foucault : "Les discours sont des éléments ou des blocs tactiques dans le champ de rapports de force" (La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 134)...
Lorsque, sous l’Ancien Régime et au XIXe siècle, certains groupes de domination, liés au pouvoir ou non, produisent un discours de division et de hiérarchisation des groupes humains, et prononcent l’exclusion de certains d’entre eux - peuples, nations, classes, etc.-, ce discours se fonde sur des références transcendantes. C’est ainsi qu’on invoque un décret divin pour séparer la noblesse de la roture, le gentilhomme du laboureur, etc., et justifier ainsi la monarchie ou un régime conservateur. En revanche, lorsque les sociétés modernes, démocratiques, secrètent à leur tour un tel discours de division, elles se fondent bien plutôt sur des références immanentes donc séculières.
Or il y a eu jusqu’à aujourd’hui deux sortes de ces références immanentes. La première caractérise le XIXe siècle et une grande partie du XXe, et c’est la référence à la race comme réalité biologique. De fait, une « raciologie » a imposé son régime d’évidence (à prétention scientifique), s’est donné un statut d’infaillibilité en se prévalant d’une loi de la nature, et en séparant les soi-disant « races inférieures » et les « races supérieures » (comme dans un fameux discours de Jules Ferry en juillet 1885). Chacun sait le parti que les nazis ont tiré de ces problématiques, Hitler ayant fait son miel d’un certain nombre d’ouvrages pseudo scientifiques inspirés par une extrapolation de la biologie darwinienne.
De nos jours cependant, alors que la tendance à hiérarchiser les groupes humains est toujours insistante dans notre culture, une autre référence immanente est en vigueur. Celle-ci se réclame non plus d’une loi de nature mais d’une loi (ou prétendue loi) de l’histoire : c’est la référence à ce qu’on nomme désormais l’identité (identité nationale, identité des Français, identité malheureuse, heureuse, etc.). L’« identité » et non plus la « race », est donc notre principe immanent de division anthropologique. Il est intéressant de savoir que cette notion d’ « identité » a migré des sciences sociales (notez l’apport « scientifique », une fois de plus) vers l’opinion commune et le discours politique. Ceci explique pourquoi le nouveau discours de l’identité se diffuse maintenant dans de nombreux supports médiatiques - voire des instituts de recherche, des Écoles et des Universités, avec le même statut d’infaillibilité, et avec, surtout, le même degré d’évidence que l’ancien discours de la race…
Je ne dis pas que les deux discours soient identiques, mais j’invite à méditer sur ce phénomène de disparition d’un discours et d’apparition d’un autre qui lui fait suite, certes sans le répéter, mais en accomplissant des fonctions comparables…
Il est certain par ailleurs que ces discours coexistent avec des rapports de domination déterminés : au XIXe siècle, ces rapports sont construits dans le contexte de la colonisation (de terres étrangères et d’étrangers sur leurs terres), alors qu’aujourd’hui ils sont élaborés dans le contexte de l’immigration (d’étrangers qui arrivent sur le sol national). D’où une série de problèmes pratiques et politiques très différents et difficiles à concevoir et à résoudre. Je ne me risque pas à défendre une position plutôt qu’une autre...
Le discours de la race est globalement rejeté depuis la fin de la Seconde guerre. Et même s’il a des résurgences et est encore inscrit dans le désir collectif, même s’il revient en force, semble-t-il, il est facile de constater que ce discours, dans le contexte nouveau de l’immigration (et non plus de la colonisation, je le répète), est contré par un très fort courant de morale publique qui célèbre la tolérance et la solidarité interhumaine (voir le succès des groupements militants à vocation « anti-raciste »).
La substitution d’un discours de l’identité au vieux discours de la race, et l’impossibilité de tenir facilement un discours raciste se vérifie d’ailleurs au fait que certains groupes extrémistes de droite peuvent se présenter comme des « identitaires », alors que leurs propos et leurs actes ne sont pas sans évoquer la hiérarchisation raciologique des peuples… et aboutissent à interpréter les processus de l’immigration comme un processus de colonisation - d’où la thèse paranoïaque du « grand remplacement » dont nous ferions désormais l’objet.
That’s all folks...
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5) Juin 2020 : Sur l’actuelle émotion anti-raciste.
Je m’interroge pas sur les conditions symboliques (« idéologiques » diraient les marxistes) du combat anti-raciste. Je ne cherche pas à savoir ce qu’est l’identité du « black », celle de l’ « arabe », du « petit blanc », et d’autres., et je ne me demande pas pourquoi ces identités sont en conflit, s’il faut entrer dans ce conflit etc. Je ne me demande pas si une « lutte des races » s’est substituée à la « lutte des classes »…
J’essaye de saisir l’enchaînement au terme duquel le sort catastrophique du jeune homme assassiné à Minneapolis a suscité une telle émotion, quasiment dans le monde entier – je veux dire : dans le « monde libre ».
Il y a certes urgence à entraver et éradiquer de tels crimes. Mais encore faut-il trouver le moyen. Et cela ne peut se faire que si l’État impose des principes de Justice (l’idéal suprême des sociétés modernes), qu’il faut commencer par énoncer clairement et qui ne peuvent s’énoncer clairement que s’ils mettent en avant leur lien avec une idée positive c’est-à-dire universaliste de l’Humanité.
Pourquoi faire intervenir le rapport Justice-Humanité ? Parce que, dans nos jugements moraux ordinaires, l’Humanité est, du fait de sa dimension universelle, ce au nom de quoi on se sent fondé à exiger : 1) l’attribution de droits égaux pour les individus sans restriction ; et 2) la reconnaissance de l’égale dignité des personnes sans distinction. La référence à la dignité (objet de tant de discussions intellectuelles), est de plus en plus affirmée aux USA et ailleurs - voir les slogans du type : « toutes les vies se valent », ce qui fait peut-être la différence avec l’ancienne lutte pour les droits civiques.
Remarque annexe. Je suggère que cette configuration symbolique, humaniste, et dédiée à l’universel, est primitivement dessinée par diverses pratiques culturelles développées dans le contexte de l’après Seconde Guerre mondiale. Je pense aux pratiques du droit criminel, notamment celles de la justice pénale internationale depuis le procès des dirigeants nazis à Nuremberg en 1945- 1946 ; je pense aux pratiques du récit (littéraire, cinématographique, télévisuel, etc.) ; je pense aussi aux pratiques musicales inventées par les « afro-américains » depuis et à la suite du blues. Il donc temps de s’intéresser sous cet angle à ces cultures qui ont conquis toute la planète… au moins depuis 1950.
Si la question du rapport Justice-Humanité mérite d’être posée avant toute autre, c’est parce que sans cela, on incite les gens à la « lutte » antiraciste… ce qu’il faut peut-être faire, mais sans autre projet que la lutte elle-même, c’est-à-dire le combat contre des ennemis et, ce qui est effrayant, la guerre sans fin sur le mode de la vengeance - un mode prôné pour bien des raisons et dans une perspective séditieuse par une certaine frange « anarcho-fasciste » (expression employée par Pascal Bruckner à propos des « gilets-jaunes ») des sociétés démocratiques…
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4) Janvier 2018 : Restaurer l’autorité, mais… laquelle ?
D’aucuns, nombreux, qui se font entendre haut et fort, à commencer par certains hommes politiques, exigent que l’autorité soit rétablie dans l’univers scolaire, et qu’ainsi on mette fin à la longue récréation libertaire qui aurait sévi depuis mai 1968 dans nos établissements publics.
Ceci me donne l’occasion d’abord de rappeler certaines de mes analyses de 2011, ensuite de faire de nouveaux constats, utiles je l’espère.
Mon premier rappel : dans les arguments à l’appui des partisans de l’autorité, il manque presque toujours ce que la psychologie sociale nous a appris depuis longtemps, à savoir que l’autorité n’est pas une chose que l’on possède mais une relation que l’on exerce, une relation d’influence. Si bien que, dans cette relation, certains actes sont possibles mais pas d’autres : par exemple, ne vous avisez plus de donner des gifles ! Dès lors il faut se demander, premièrement, quelle est aujourd’hui la nature de cette relation, et secondement quels actes sont possibles dans ce cadre.
Constatons d’abord que l’éducation voulue par les adultes, ne cherche plus à rendre les jeunes conformes - à une communauté, une famille, une lignée avec ses traditions, etc. (ce que montre aussi le choix des prénoms à la mode) ; elle lance plutôt les enfants dans un projet de réalisation de leurs capacités personnelles, c’est-à-dire d’« épanouissement ». De ce fait, les actes d’autorité ne prennent plus une forme d’interdit, ils ne consistent plus à poser des limites a priori et à inspirer la culpabilité et la honte en cas de résistance ou de transgression. Au contraire, on fait en sorte que les limites soient découvertes a posteriori, au terme de situations et d’expériences aménagées pour que les sujet n’y connaissent ni le stress ni l’inhibition. Au jardin public, un petit enfant patauge-t-il gaiement dans une flaque d’eau ? L’adulte auprès de lui ne l’en sortira pas avant de lui expliquer les inconvénients pour ses habits et sa santé. Le même, au supermarché, n’achètera aucun dessert sucré que son rejeton n’ait lui-même choisi, même avant même d’avoir le langage pour exprimer sa préférence : il suffit qu’il montre du doigt.
Cette double transformation, fondamentale, révèle le passage d’une appréhension morale à une appréhension psychologique de l’éducation et de l’enfance. Voyez le discrédit des injonctions « moralisatrices » et, en contrepartie, l’omniprésence du discours et du vocabulaire psychologiques, jusque dans les salles de classe. Toutefois, cela engage moins un désintérêt pour l’autorité en général, que le choix d’actes d’autorité basés sur l’échange et l’argumentation, voire la négociation. Au lieu d’une éducation qui impose des normes sans discussion, comme jadis à l’école, dans un contexte de discipline collective, on a désormais une éducation qui dialogue avec les intéressés, réfléchissant et analysant aussi leurs comportements. Par là s’affirme le principe du respect de la personne de l’enfant, de ses besoins et de ses droits.
En outre, ce qui complique la situation à l’école, c’est le fait que l'autorité s’y exerce sur trois registres distincts.
En premier lieu, l'enseignant pratique une autorité qu’on peut dire intellectuelle, l'autorité du savant. Cette autorité, émanée des universités, des domaines de science et des programmes officiels, n’est pas entamée, ou alors juste à la marge. Il n'y a pas d’élève qui se dresse du fond de la classe pour contester la légitimité de la culture scolaire ou la compétence du maître qui l’incarne et la transmet. Ceci peut arriver, mais c'est rare (et n’est pas nouveau !). On pense au refus de la théorie darwinienne par quelques familles aux Etats-Unis ; on pense aussi, chez nous, au dénigrement de certaines thématiques de l’histoire récente, dans un esprit anti-laïque. Mais s’agit-il d’autre chose que de désordres locaux ? On peut le penser, même s’il faut rester vigilants, bien entendu…
En deuxième lieu, le professeur exerce l’autorité du chef : celui qui prescrit des comportements et, à partir de ces prescriptions, construit un ordre scolaire censé assurer la poursuite des activités communes. Voilà, cette fois, où le bât blesse, davantage sans doute. Pour quelle raison ? Il faut probablement observer l’évolution des mœurs évoquée plus haut. S’il y a, en effet, une difficulté du professeur à imposer une discipline collective, cela s’explique forcément par le fait que certaines normes ont perdu de leur force dans la société, à cause de leur dimension strictement contraignante, anti-psychologique c’est-à-dire indifférente à la personnalité des individus. Parmi les normes de ce type, on peut citer celles relatives au silence, à l’immobilité, au langage, à la vêture, etc. Dans les lycées et collèges d’autrefois, les élèves devaient observer sur ce plan de nombreux interdits qui sont ensuite devenus caducs. D’ailleurs, qui songerait à condamner l’homme public, politique notamment, qui émaille son langage de quelques mots d’argot ou se livre à des facéties devant une camera ?
En troisième lieu, les professeurs effectuent les actes du juge : une personne habilitée à prononcer des jugements et des décrets, en l’occurrence ceux qui s’appliquent au travail et aux « performances » des élèves. Ici une autre évolution a eu lieu, au terme de laquelle ces actes-là ont pris une nouvelle et grande importance. On peut faire l’hypothèse que, dans le courant de l’évolution psychologique des mœurs éducatives, nous assistons à un phénomène de vases communicants : à mesure qu'on accorde moins d'intérêt à la discipline, ce sont les actes d’évaluation qui arrivent sur le devant de la scène scolaire. Le changement est remarquable. On m’objectera que, dans la même période, des contrepouvoirs parentaux ont miné l’autorité des enseignants ; et que d’ailleurs les parents ne se privent pas d’engager des recours lorsqu’ils ne sont pas satisfaits du verdict professoral. Oui, mais cela suit des procédures juridiques, ce qui n’amoindrit pas et n’offense en rien l'autorité des professeurs, puisque ceux-ci sont interpellés dans leurs statuts institutionnels, ce qui confirme la légitimité qui est la leur lorsqu’ils prononcent les jugements. Bref, là encore, des évolutions, certes, mais pas de faillite.
Au total, on voit bien qu’en ce domaine, il n'y a pas de relation d’autorité sans adhésion des familles et des enfants aux valeurs et aux normes sur lesquelles le professeur se fonde lorsqu’il enseigne, commande et juge. L’acte d’autorité, quel qu’il soit, fonctionne s’il exhibe une valeur, ou un idéal que revendiquent de conserve les partenaires de la relation. Cet acte attend donc en retour non pas seulement l’obéissance mais une croyance. En ce sens, seul un nouvel idéal éducatif, l’idéal de personnalisation, explique que, pour mettre au travail les enfants dans les écoles, nous avons de moins en moins besoin de recourir à la contrainte explicite, et de plus en plus besoin d’effectuer des procédures implicites et souterraines d’évaluation.
Quel résultat pour l’enfance ? Ne nous faisons pas d’illusions. Pensons à la profonde formule de Daniel Bell : lorsque la psychologie remplace la morale, disait-il, c’est l’anxiété qui succède à la culpabilité[1].
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3) Novembre 2017 : Donald s’en va-t-en guerre
Les succès électoraux de plus en plus éclatants du populisme d’extrême droite, aux USA aujourd’hui, hier dans plusieurs pays d’Europe et peut-être bientôt en France, sont généralement rapportés à la colère d’une frange grandissante de l’électorat. Colère compréhensible, suggère-t-on, si l’on sait que ces électeurs appartiennent (mais pas toujours) à des catégories sociales réellement déclassées et, en même temps, délaissées, désaffiliées dit-on aussi, abandonnées à leur triste sort par des gouvernants qu’aveugle la mondialisation, ou, pire encore, leurs propres intérêts.
Admettons la colère ; et admettons ses causes économiques, sociologiques, institutionnelles, etc. dont on nous rebat les oreilles à longueur d’émissions de radio-télé. Sauf que cela n’explique pas du tout pourquoi la dite colère s’investit à un moment donné dans un parti et un candidat donnés. Quelle est donc la recette ceux, parmi les partis et les candidats, qui suscitent l’adhésion et même l’engouement des mécontents ? La récente campagne de Donald Trump nous donne une indication majeure pour répondre à cette question. Car son succès tient d’abord à ce qu’il a offert à ces américains assombris une belle occasion d’exprimer non pas seulement leur colère et leur frustration, mais leur hostilité à l’encontre de certaines catégories de la population. En d’autres termes, la victoire de Donald Trump s’explique par ce qu’il a vertement, brutalement (et souvent vulgairement) prononcé le nom et révélé le visage d’un ennemi. Qui était-il, cet ennemi, et quelle était la menace ? On a tout entendu : l’étranger sans titre de séjour, le mexicain abruti et violeur, le musulman possiblement terroriste, ou bien encore, last but not least, le « système » politique, forcément corrompu. Voilà donc ce qu’appréciait cette partie de l’électorat colérique que d’aucuns ont eu tôt fait de nommer « le peuple ». Certes, personne ne niera la cruelle question posée par le terrorisme et l’islamo-fascisme, pour ne prendre que cet exemple. Mais c’est une chose de s’en défendre, et une autre de s’en servir pour exciter l’hostilité des honnêtes gens contre les musulmans en général (généraliser : technique habituelle du racisme). En l’occurrence, les noms d’ennemis ainsi proférés ont réjoui ceux qui, s’estimant brimés ou menacés (quelles que fussent les menaces, réelles ou imaginaires), attendaient que leur hostilité, au lieu d’être rejetée dans les marges de la vie politique, puisse s’écouler à l’air libre, en devenant légitime, quasi officielle. Le nom de l’ennemi pouvait alors se dire à voix haute ; et le combat contre lui venait au centre du projet, donc de l’élection. Telle était la clef du succès, hélas. Insistons : il s’agit d’hostilité, et pas seulement de peur.
D’où, chez le démagogue d’extrême droite, l’absence de programme politique construit et sérieux ; et parallèlement, l’impossibilité de lui opposer un argumentaire rationnel. Au grand dam de ses contradicteurs policés, Donald Trump se dispensait de tels artifices : il n’en avait cure puisqu’il s’octroyait la mission d’édifier les esprits en faisant écho à un courant d’hostilité, et peut-être même de violence, surtout quand il se sentait approuvé dans ce rôle. Semblant sorti d’un western de série B, Monsieur Trump avait d’abord fait rire. Puis, avec un index vengeur, des regards de défis et des coups de menton rageurs, il devint prophète ; et un prophète porte une conscience, pas un programme ; il parle pour l’éternité, pas pour demain matin…
Et en France ? Voyez le cours des choses, sur le même modèle. Qui, depuis plus de quarante ans, n’a cessé de clamer comme une vérité à révéler toujours et encore un nom d’ennemi bien menaçant, et détestable à ce titre, l’immigré (qu’on se rappelle cette affiche des années 1970 qui, proche d’un ancien slogan nazi, annonçait : « 400 000 chômeurs, 400 000 immigrés ») ? Qui, exploitant aujourd’hui une conjoncture d’inégalités et d’appauvrissement croissants, s’emploie à rameuter les foules face aux désordres migratoires et aux agressions terroristes mortelles, pour offrir à la vindicte d’électeurs (qui n’attendent que cela), ce nom commun d’ennemi, prédateur sans vergogne nous dit-on : l’étranger « communautariste » et, avec lui, derrière lui, les élites censées encourager sa présence, et tout aussi détestables à cause cela et de leur vocation « européiste » et « mondialiste »?
Remarquons enfin, dans tous les cas, le lien de la pratique de l’ennemi avec le discours de l’identité : l’un ne va pas sans l’autre. Pourquoi la sphère médiatique et les intellectuels qui y occupent un fauteuil d’orchestre ne tiennent-il aucun compte des nombreuses critiques adressées par les sciences sociales au concept même de l’identité et à ses usages non scientifiques ? Parce que la notion courante de l’identité, devenu un lieu commun politique, permet d’évoquer un « nous » (« nous », américains de la grande Amérique, « nous », Français de la France éternelle, etc.), en croisade contre des ennemis, précisément : le « nous » qui se vit comme un camp en guerre contre d’autres camps, et non pas le « nous » qui se connaîtrait comme une partie de l’Humanité, et disponible au dialogue avec toutes les autres parties.
Il y a peut-être de l’amitié et de l’amour dans une affirmation d’identité ; mais cet amour, adressé aux semblables exclusivement, les prochains, ceux du même pays, ou de la même terre, ou encore de la même culture - c’est tout un, n’est qu’un mauvais amour, qui recèle hostilité et violence envers ceux des autres pays, des autres terres, des autres cultures, les lointains. C’est bien dans ce sens agonistique que les extrêmes droites d’aujourd’hui, comme celles d’hier et comme celle qui se dit maintenant « identitaire », tentent d’accaparer à leur profit ce qui serait l’identité de la Nation, de la Patrie et du Peuple de France… Mais quelle France ?
…
PS : Pour plusieurs raisons que je n’ai pas la place d’exposer ici, en parlant d’une pratique de l’ennemi, je ne me réfère nullement à Carl Schmitt, fort apprécié par certains philosophes aujourd’hui, qui ne semblent pourtant pas considérer que Carl Schmitt a élaboré sa théorie des amis et des ennemis alors qu’il avait forcément en tête le désir de mort des nazis envers « l’ennemi Juif » (voyez les lois de Nuremberg, de 1935, qui excluent les Juifs de la citoyenneté allemande). Les nazis…, envers lesquels Schmitt a montré bien plus que de la complaisance, notamment en donnant la version théorique de l’ « Etat total ». Pour se faire une idée de ces phénomènes, on peut consulter Jeffrey Herf, L’ennemi juif. La propagande nazie, 1939-1945, Calmann-lévy, 2011. Vous y verrez aussi quelques reproductions d’affiches stupéfiantes.
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2) Publié dans Libération du 22 septembre 2015 : Etudier au collège ?
Ecoutons les professeurs des collèges. De leur métier, ils disent souvent qu’il les passionne ; mais aussi qu’il devient fatigant, éprouvant, pénible parce que le simple maintien de l’attention des élèves exige d’incessantes interventions, et parce que l’imposition des tâches, notamment les devoirs « à la maison », se heurte à l’indifférence et à la passivité des adolescents. Un tel courant d’hostilité au travail scolaire doit nous alerter. En l’occurrence, les professeurs évoquent aussi bien les zones sensibles que les milieux dits « favorisés ». Ils ne parlent pas de violence ; il s’agit d’autre chose, une sorte de nonchalance qui se généralise, sans attirer beaucoup l’attention des spécialistes.
Or tout explique cette situation. D’abord une pratique d’enseignement de plus en plus « interactive » et négociatrice. C’est cette pratique, attendue par la société adulte, qui pousse les syndicats à revendiquer toujours moins d’élèves par classe. Ensuite des sociabilités juvéniles de plus en plus indépendantes et opposantes ; une vie familiale de plus en plus bienveillante ; l’emprise des technologies de la communication ; l’influence des industries culturelles et de leur vision festive de la culture (songeons au discrédit qui frappe la valeur du sérieux). Bref, des mœurs qui, dans l’école et hors de l’école produisent ce qu’il faudrait appeler un parolisme : le règne de la discussion à tout propos, et de chacun avec tous. De surcroît, ces élèves qui parlent de plus en plus écrivent de moins en moins : d’où leur désintérêt pour la langue écrite et cultivée, tandis que la langue orale fleurit pour d’autres raisons.
Dans ces conditions, comment combattre l’échec scolaire massif, et notamment endiguer le « décrochage » précoce ? Par une réforme des programmes ? En supprimant des filières sélectives ? En organisant des « activités » interdisciplinaires ? Peut-être… Mais intéressons-nous d’abord au travail scolaire et, disons le, à ce qui en est le centre de gravité : l’exercice ! C’est probablement par là qu’il faut commencer. Sans l’exercice - certains exercices, répétés de semaines en semaines, de mois en mois, d’années en années, aussi intelligents que possible, bien sûr – la création des habitudes intellectuelles est entravée et retardée voire impossible, en sorte que les acquisitions de « contenus » deviennent fragiles, bien plus qu’elles ne le sont, forcément, dans l’âge tendre. Sous la Troisième République, les instituteurs imposaient jusqu’à quatre dictées par semaine lorsqu’ils préparaient leurs élèves à l’examen du certificat d’études. Et du côté des méthodes actives, quand Célestin Freinet prônait le « texte libre » en guise de rédaction, il avait en vue une pratique quasi quotidienne…
Pourquoi cette nécessité, pourtant admise lorsqu’il s’agit d’habiletés sportives ou musicales, nous apparaît à l’école rébarbative, fastidieuse ou ennuyeuse ? Dans le même sens, pourquoi a-t-on oublié qu’un enfant qui comprend moins bien ou moins vite, a besoin de travailler davantage, plus lentement donc plus longtemps ? Mais c’est bien à ces questions que répondent les familles qui, pour compenser le déficit de l’école, recourent aux aides privées et payantes (cours, stages, soutiens scolaires, etc.) que leur proposent des officines spécialisées, en expansion continue jusque dans des villes de taille modeste. Il y a là un système scolaire parallèle en gestation, mais dont l’existence et les motifs sont, eux aussi, ignorés par nos gouvernants. Pouvons-nous nous en contenter ?
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1) Octobre 2014
S’agit-il, enfin, de réformer le système éducatif véritablement ? A voir le cours politique des choses depuis longtemps, on peut douter que les pouvoirs publics en prennent l’initiative. En attendant… sur quoi pourrions-nous réfléchir concrètement ? Voici quelques propositions en ce sens, pour orienter la réflexion, et ouvrir la discussion.
Dernière des grandes mesures ayant démocratisé l’accès à l’enseignement secondaire, après la prolongation jusqu’à 16 ans de l’obligation scolaire, la réforme Haby et la création du Collège dit « unique » ont presque quarante années d’existence. Cependant, malgré l’allongement très sensible de la durée moyenne de la scolarité, les résultats de notre système éducatif ainsi unifié ne sont pas à la hauteur des espérances. L’histoire récente a infligé un démenti à l’optimisme de nos prédécesseurs. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler les nombreux constats qui nous ont édifiés ces derniers temps. Nous savons que, chaque année, 150 000 enfants quittent l’école sans aucun diplôme à seize ans (ou avant cela s’ils sont « décrocheurs ») ; nous savons aussi que les résultats moyens des élèves fléchissent continument ; que l’écart entre les meilleurs et les plus faibles s’accroît ; que l’effectif des élèves qui atteignent un niveau d’excellence ne s’accroît pas ; et que le nombre d’enfants issus des classes populaires et qui accèdent un tel niveau d’excellence reste très faible et a même tendance à diminuer. S’il faut résumer ces constats sans céder à la vaine polémique, nous dirons donc a minima que l’école secondaire ne remplit pas ou remplit fort mal les missions que l’Etat lui confie, si bien que, de ce fait, elle déçoit les attentes d’une grande partie de la société et des familles.
Nous sommes sans doute parvenus à la croisée des chemins. Or si nous nous tournons vers les responsables gouvernementaux et, en de ça, les partis politiques, quels qu’ils soient, que constatons-nous par ailleurs ? Un troublant déficit d’élaboration et une évidente absence d’imagination, voire de volonté. Le temps passe, les ministres aussi, les discours engagés se succèdent, quelques rapports officiels rappellent des principes anciens ou en établissent de nouveaux, sans d’ailleurs qu’on aperçoive bien leur possible mise en acte (comme le mémorandum de 2004 Pour la réussite de tous les élèves) ; mais, chaque fois, rien n’advient qui aurait quelque ampleur, et les mesures adoptées, les dispositifs inventés ou relancés, souvent à juste titre, produisent à peine plus d’effets qu’un cautère sur une jambe de bois. Et nous continuons comme au premier jour de la scolarisation secondaire de masse à nous affliger de la permanence de l’« échec scolaire ». Bien sûr, nul n’ignore que l’Ecole se heurte aussi à des phénomènes sur lesquels elle a peu de prise, comme la crise du chômage, l’évolution des mœurs éducatives, etc. Mais faut-il pour autant se résigner au statu quo ? Difficile à admettre, quand on pense à l’audace dont nos ancêtres ont toujours fait preuve en ce domaine notamment sous la Troisième République et ensuite jusqu’à la période gaulliste. Dans ces conditions, je propose une méthode pour agir enfin sur les structures mêmes de l’école unifiée construite dans les années 1960. Il est temps d’interroger certains défauts originels de ces structures.
Deux principes guident mon intervention dans cette perspective. Premièrement, je ne suggère certes pas de réfléchir en dehors du cadre de l’Ecole unique (et donc du Collège unique), qui est très enraciné dans la culture politique française, depuis l’Entre-deux-guerres. En fait, l’exemple d’autres pays montre que ce n’est pas en soi le modèle du tronc commun qui pèche, mais la façon dont il a été conçu en France. Il n’y a donc pas lieu de proposer sa suppression pure et simple au profit d’on ne sait quel régime de sélection précoce et de concurrence accrue entre classes, entre filières, voire entre établissements publics et privés et donc aussi entre secteurs géographiques.
Secondement, si l’on considère que la distribution des titres et des qualifications qui permettent d’accéder à l’emploi, et si possible à des emplois valorisés et valorisants, est désormais la principale des fonctions assignées au système éducatif, on doit admettre que les insatisfactions évoquées par les uns et les autres dans la sphère intellectuelle et médiatique (sur la culture scolaire, la pédagogie, l’autorité et les relations entre adultes et enfants, etc.), ont certes formulé des questions utiles, mais n’ont pas affronté la première urgence. L’école primaire de la Troisième République ne diplômait pas énormément d’élèves, puisque à peine la moitié obtenait le certificat d’études ; mais les laissés pour compte s’inséraient sans peine dans les métiers agricoles ou industriels, qui pouvaient leur offrir des possibilités autonomes d’apprentissage ; tandis qu’aujourd’hui les sortants sans diplôme sont souvent condamnés au chômage et à la précarité. Voilà ce qui a radicalement changé, et contre quoi il faut nous défendre en priorité. Viendra ensuite le moment de questionner la culture et la pédagogie, les fins et les moyens d’une éducation raisonnable, dans le sens républicain forcément, pour préparer la jeunesse à relever les défis intellectuels et moraux du monde contemporain. Je propose donc pour commencer de mettre en débat trois axes de transformation structurelle du système éducatif.
Le passage en 6ème dépendait jadis d’un examen et, au début des années 1960, d’une orientation, soit vers le Collège d’enseignement général, soit vers le lycée, soit, pour les perdants, vers les deux ans de « fin d’études primaires ». A cette pratique a été ensuite substituée une admission générale et automatique au Collège (devenu « unique »), mais sans que l’on mette en place un mode de soutien du travail et des acquisitions des élèves en état d’y recourir, ce qui seul aurait pu concrétiser un peu l’idéal d’égalité des chances. Du coup, on a vu se former des hiérarchisations spontanées et des orientations insidieuses vers telle classe, telle section ou tel établissement, jusqu’à l’heure fatidique du passage en seconde : la sévère orientation officielle a été précédée par une sélection implicite qui a aggravé au lieu de la corriger l’inégalité sociale qui, hélas, lui correspond peu ou prou. Certes, toutes sortes de solutions réparatrices ont été tentées, et sont encore prônées à l’heure actuelle pour assurer « la réussite de tous » (ce sont les zones prioritaires, les réseaux d’aides, les interventions personnalisées, etc.), et nul ne songe à mettre en doute le courage et l’honnêteté des personnels qui s’y consacrent. Mais il manque toujours une proposition globale et permanente, un dispositif d’accompagnement supplémentaire par rapport à la vie scolaire ordinaire. La preuve de ce manque, c’est qu’il est de plus en plus comblé… par une offre privée (ou publique mais associative, et municipale parfois), une offre en expansion continue de cours, stages et autres activités de rattrapage ou de préparation à ceci et cela, ce qui d’ailleurs attire des parents inquiets et aisés même lorsque les enfants ne sont pas « en difficulté ».
Première proposition. Demandons-nous si, pour alléger la rudesse de l’épreuve scolaire qu’éprouvent nombre d’enfants issus de familles « défavorisées », il ne faudrait pas imaginer, par exemple, pour soutenir tout au long de la scolarité secondaire le travail quotidien individuel des élèves, un nouveau système d’études dirigées, quotidien ou quasi quotidien et en dehors du temps de classe proprement dit. Une telle organisation du travail à l’intérieur de l’école a existé jadis, et la pratique en a été depuis longtemps abandonnée. Sa réinvention demanderait qu’on réunisse deux conditions peut-être délicates par les temps qui courent : d’une part une modification des rythmes scolaires, et d’autre part, probablement, la création d’un personnel ad hoc, ou du moins la définition de tâches spéciales, certainement adaptées aux contextes locaux, et distinctes de celles habituellement assumées par les professeurs. Une précision : rien ne dit que le renforcement, l’amélioration ou la systématisation des acquis scolaires dépendent par principe d’exercices rébarbatifs et fatigants, ou que, dans le sens inverse, ils relèvent de l’animation ludique. Il y a là une question pédagogique qu’il serait bienvenu de poser - en lien, d’ailleurs, avec les meilleurs usages des technologies numériques.
Deuxième proposition. Nous devons ensuite tenir compte du fait qu’après le Collège, presque la moitié des élèves, dont la majeure partie provient des classes populaires, est orientée vers des filières techniques et professionnelles plutôt que des filières « générales ». Dans la conjoncture institutionnelle présente, cette orientation est le plus souvent effectuée et ressentie comme une relégation imposée sur la base des échecs passés. Or il y a là une double injustice, commise à l’endroit des familles mais aussi à l’endroit de ce secteur d’enseignement. En conséquence, pour combattre l’une et l’autre, il faut d’abord revaloriser cet univers des métiers, de l’apprentissage et des compétences pratiques, dont l’indéniable pertinence économique est obscurcie par la répugnance, si répandue chez nous, envers le travail manuel. Ceci requiert de multiplier dans ce secteur l’offre de filières d’excellence (il en existe déjà) notamment en lien avec les technologies de pointe ; de renforcer les liens de l’école avec les entreprises dans la perspective de l’apprentissage (le gouvernement s’engage dans cette voie actuellement), ou encore de se fonder sur une bien plus grande présence des cultures artistiques. Il faut en outre songer aux « passerelles » (il en existe déjà aussi) grâce auxquelles les élèves peuvent espérer rejoindre ou se rapprocher des enseignements généraux lorsqu’ils le souhaitent.
Troisième proposition. De très nombreux titulaires du baccalauréat issus de l’enseignement général, mais aussi des enseignements techniques et professionnels, se dirigent ensuite vers l’Université, souvent faute d’avoir été admis dans des filières sélectives, IUT, classes préparatoires, etc. Or la majorité de ces adolescents n’achève pas ses études. Certes, les universités ont mesuré l’ampleur du gâchis pour tenter (à grand peine) d’y répondre. Mais là encore, nous n’avons affaire qu’à des solutions partielles et peu efficaces. Il semble donc raisonnable d’offrir à ces nouveaux étudiants, s’il y a lieu étant donné leurs lacunes ou leur difficulté à s’adapter au régime de l’enseignement supérieur, une année de transition entre la classe Terminale et la première année d’Université. Il y aurait là une section propédeutique d’un genre nouveau (ceci ne nous fait pas oublier la possibilité pour les facultés de recruter aussi, concurremment aux classes préparatoires des lycées, des élèves en capacité de préparer les concours concernés).
Qui me jettera la première pierre ?
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