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    séance 5 

    INTERMEDE

     La pédagogie de Célestin Freinet

     (2)

     

     

    III IDEAUX CULTURELS dans la perspective pédagogique de Freinet

     

    Pour rester fidèle à mon schéma d’analyse des univers scolaires, je me propose maintenant de saisir les idéaux (sociaux, politiques et culturels) qu’invoque la doctrine pédagogique de Freinet, et qui inspirent en grande partie l’énonciation des normes pratiques correspondantes, telles que je l’ai ai décrites précédemment. Pour ce faire, je vais examiner les propositions critiques de Freinet. Les aspects saillants de cette critique sont d’ailleurs bien connus, étant donné qu’ils appartiennent autant à Freinet qu’aux courants idéologiques dans lesquels celui-ci s’est lui-même situé.

    La principale critique, celle que l’histoire pédagogique a retenue, porte sur le statut et, disons, la condition de l’enfance scolarisée. Cette critique s’annonce dans la reprise par Freinet de l'un des mots d'ordre les plus typiques de l'Education nouvelle, formulé peut-être pour la première fois par Edouard Claparède : « l'enfant au centre de l'éducation ». C’est dans Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale (1926) que Claparède affirme  qu’« il s’agit de placer le centre de gravité non pas dans le programme ou dans le manuel, mais dans l’enfant lui-même » (sur ce thème, voir l’analyse de Dominique Ottavi, « L’enfant au centre de l’école… », in Pour une philosophie politique de l’éducation, M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Bayard, 2002). De son côté, Freinet écrit en 1928 :

    « Nous disons : c’est l'enfant lui-même qui doit s'éduquer, s'élever, avec le concours des adultes. Nous déplaçons l'axe éducatif : le centre de l'école n'est plus le maître mais l'enfant. Nous n'avons pas à rechercher les commodités du maître, ni ses préférences : la vie de l’enfant, ses besoins, ses possibilités, sont la base de notre méthode d'éducation populaire ». (cité par Elise Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire, op. cit., p. 80).

     Cet idéal puérocentrique, comme on disait, est lui-même associé dans le discours de Freinet  à une conception directement politique, communiste en l’occurrence, qui est peut-être le socle même de sa pensée et de son action. C’est dire que, dans le contexte de l’extrême gauche libertaire et marxisante (cf. ma remarque biographique dans la séance précédente), sa démarche prononce une rupture avec ce que nous appelons de nos jours l'Ecole républicaine (même s’il se donne les même références - Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi , etc.- que les pédagogues fonctionnaires républicains, déjà saisis par un enthousiasme moderniste). On peut dire que Freinet accomplit la critique de cette scolarisation et de cet enseignement du peuple qui remontent à la Révolution, et s’étendent lentement mais continûment au XIXe siècle jusqu’à Jules Ferry. Freinet dénonce une version capitaliste et bourgeoise de l’école, ainsi qu'il est convenu dans le milieu politique et syndical où il évolue. Il ne conteste évidemment pas les progrès accomplis, comme la laïcité et la gratuité de l’école, mais il accuse l'école d'être aliénante dans ses fins et dans sa forme. C'est ainsi qu'en 1924, dans un article de Clarté intitulé « Vers l'école du prolétariat : la dernière étape de l'école capitaliste » (article republié dans le recueil Partisans. Pédagogie : éducation ou mise en condition, Maspéro, 1971), il parle d'une « école bourgeoise » qui a juste pour but de former un « matériel humain » au service du capitalisme ; donc une école qui met en oeuvre un « capitalisme de culture », ne pouvant étendre le domaine de la connaissance qu’en négligeant « les forces spirituelles » et « l'harmonie sociale ».

    Ces dernières expressions indiquent en fait une autre direction de la critique freinetiste, une direction non plus politique mais strictement culturelle, au double sens du mot culture : au sens objectif, comme ensemble de savoirs, et au sens subjectif, comme processus d’évolution mentale personnelle. Freinet, en contrepoint de sa critique de la scolarité réelle, développe une conception alternative de l’acculturation. L’idéal visé, dans ce cas, c’est l’accord des apprentissages scolaires avec la culture traditionnelle des milieux sociaux et familiaux, paysans, où vivent les élèves. C’est ce que révèle à longue de pages son livre majeur, qui contient sa philosophie pédagogique fondamentale, L’éducation du travail, rédigé en 1942 et 1943 à Vallouise (les mêmes thématiques se retrouvent dans Les dits de Mathieu – Une pédagogie moderne de bon sens, qui sont des chroniques préalablement publiées dans L’Educateur entre 1946 et 1954 et repris chez Delachaux et Niestlé en 1959). L’éducation du travail, en effet, proclame la nécessité de sortir de la « triste nuit des âmes » (p. 49), et ceci noue le lien fondamental dont je parle de l’école avec la ou les culture(s) sociales. L’intention de Freinet procède du jugement que :

    « Toutes les forces, politiques, économiques, sociales, philosophiques se sont liguées depuis plus d’un siècle pour dépersonnaliser nos villages (…) nous avons assisté, nous, aux derniers soubresauts de cette lutte » (L’éducation du travail, op. cit., p. 49 ;

    Autrement dit, dans ce cadre de critique de la culture et de l’acculturation « capitalistes », le plus important pour Freinet est la transmission d’un autre type de culture ; un type spécifique en ce qu’il se définit par son inscription dans des formes de vie collectives, c’est-à-dire des pratiques, des sociabilités, des formes de relations dans les groupes humains, des mœurs, des habitudes de travail, etc., tout ce qui caractérise les traditions ancestrales des campagnes. Voilà donc, si on ne perd pas de vue le champ pratique (le rapport de l’idéal avec les normes d’action), ce qui fonde le choix primitif de la classe promenade, des techniques de l’expression libre, et le refus si insistant des manuels : ce sont des techniques qui, sur le fond, permettent d’assimiler, par conséquent de transmettre et en fin de compte de sauver une tradition de culture.

     Ceci posé, quelque chose doit retenir notre attention. On ne peut manquer de trouver étonnant le rapport existant entre les engagements politiques de Freinet d’un côté et, d’un autre côté, la valeur accordée par lui à une culture traditionnelle villageoise. Curieux alliage a priori, entre deux aspirations, l’une qui anime une ambition politique de mouvement vers le monde actuel qui est le nôtre – telle est l’exigence de l’éducation dite « prolétarienne », et l’autre qui se tourne vers une mémoire enracinée dans un monde ancien et immobile. Même si les deux versants paraissent intriqués par les techniques d’expression libre et l’organisation coopérative (qui repose peut-être sur un souvenir proudhonien d’atelier coopératif, censé surmonter la séparation du travail manuel et du travail intellectuel), le rapport paraît pour le moins singulier.

    Cela suggère-t-il que le refus du capitalisme débouche sur le retour à une sorte de société pastorale, dont le modèle pourrait se trouver chez Rousseau dans La nouvelle Héloïse ? C’est la première idée qui viendrait à l’esprit. Je fais plutôt l’hypothèse que la vision politique de Freinet, son radicalisme d’extrême gauche et son rejet du capitalisme en éducation sont en réalité l’une des formes qu’a prise chez lui, et dans l’histoire pédagogique qu’il représente, une critique globale de la modernité, critique instruite au nom d’une vision anti-moderniste des évolutions sociales et culturelles. Dans cette optique, on peut en effet facilement reconnaître chez Freinet les grandes lignes de ce qui a été avant lui, en France et en Allemagne, la protestation romantique contre la modernité, avec notamment l’invocation insistante du village – et plus encore, dans le cas de Freinet, l’invocation du village de son père. D’où le lyrisme paysan, ce parfum de la rusticité épanouie qui est la matière sensible de L’éducation du travail

     En quoi consiste le conflit entre la modernité scolaire (de l’école dite « bourgeoise ») et ce que Freinet nomme la « culture profonde » ? Contrairement à ce qu’on pourrait croire, autre erreur à éviter, le conflit ne repose pas sur ce qui serait une vision folklorisante des cultures populaires (suivant un intérêt pour la ruralité qui remonte au début du XXe siècle). C’est bien plus que cela. Car sur ce point, la pensée de Freinet a adopté le schéma d’opposition romantique, propre surtout à la pensée allemande, entre la culture et la civilisation. La culture est estimée authentique, tandis que la civilisation (moderne) est dénoncée comme artificielle et superficielle. Le rapprochement se justifie par exemple si l’on retient une formule comme celle de « civilisation prétentieuse et fausse » (L’éducation du travail, op. cit., p. 204 et 205). L’idéal de culture au centre de la pédagogie de Freinet est donc l’idéal d’une culture émanée d’une population vivante, d’une communauté, avec ses œuvres et son histoire, élaborées par et dans un milieu humain, pour ne pas dire une terre, avec lesquels les hommes ont de tout temps noué un lien organique indéfectible. D’où, chez Freinet, à propos des moeurs villageoises toujours, l’insistance  sur le travail du peuple et, au delà, sur toute la chaîne des besoins et des activités enregistrée par les traditions et les coutumes de ce peuple. Dans le chapitre de L’éducation du travail sur la « Culture profonde », on trouve ainsi ce passage étonnant (parmi d’autres d’ailleurs) :

     « si nous, instituteurs, connaissions mieux la vie passée de nos villages, s’il nous était possible de faire revivre, pour nos élèves, ces générations de guerriers, de bergers, de cultivateurs, de bâtisseurs, d’aventuriers, dont ils sont issus, bien des choses s’éclaireraient et (...) serait renforcée, dans son origine, cette adhérence au milieu que vous recommandez »… L’éducation du travail, op. cit., p. 61). 

    L’acculturation voulue par Freinet suppose donc la participation à une mémoire collective ; si bien que l’éducation qui s’oriente selon cet idéal a pour but de préserver une filiation. Ceci consonne tout à fait avec les thèmes récurrents du romantisme, la nostalgie des origines et la vision pastorale de la vie dans les communautés traditionnelles – tout ce que contredit absolument une école « bourgeoise » qui n’est qu’une « école d’instruction » dit Freinet (L’éducation du travail, op. cit., p. 79). C’est ainsi que Freinet fait dire à l’un des interlocuteurs de son dialogue : vous, « déracinés, désadaptés, arrachés à votre destin » (idem, p. 20…

    Je résume. Si l’on admet que la critique du capitalisme (qui d'ailleurs disparaît de l’œuvre écrite après la guerre), soutient une critique de la modernité, et une critique réglée sur la dualité romantique culture-civilisation, on comprend ensuite l’idéal freinetiste de la culture et du savoir, fondé sur le refus d’un savoir libéré de toute attache communautaire. Un tel savoir  serait (et est, de fait) transmis seulement comme un signe ou un ensemble de signes en circulation sur la base de la seule utilité, quelque chose d’échangeable et cumulable sous le rapport de valeurs individuelles, bref, une marchandise (voir sur ce sujet la première critique par Freinet du « capitalisme de culture » dans l’article de 1924 : Vers l’école du prolétariat : la dernière étape de l'école capitaliste », loc. cit.). Ce point de vue se retrouve dans le chapitre de L’éducation du travail sur la mémoire, lorsque Freinet estime que l’école de son temps engendre « un affaiblissement catastrophique de cette faculté » (p. 8 ) ; de même quand il dénonce l’illusion des pédagogues qui pensent développer la mémoire alors qu’ils ne sollicitent qu’une mécanique mentale, indifférente à la logique et l’ordre des rapports avec le « milieu ambiant » (p. 84).

    Le paradoxe évident, par rapport à ce qui est habituellement reconnu et attribué à Freinet, tient donc à ce que l’élément d’anti-modernité coexiste avec (et est depuis lors recouvert par) un élément exactement contraire en apparence, à savoir un élément de modernité réelle, et même, probablement, d’hypermodernité individualiste, à savoir, grâce à l’organisation coopérative, la participation des enfants à la gestion et donc au pouvoir de décision dans l’école. La classe coopérative crée des élèves citoyens, sujets libres sur le mode de la sphère publique politique démocratique, et ceci a précisément anticipé de façon remarquable tous les développements des formes éducatives, dans la famille d’abord et la société en général, et depuis peu dans l’école elle-même.  L’hypermodernité dont je parle, s’explique si l’on sait que l’organisation coopérative est efficace à deux niveaux.

    A un premier niveau, elle est efficace parce que,  soutenant la dynamique de l’expression libre, elle est créatrice d’un milieu d’apprentissage, d’acculturation, dans les conditions pédagogiques que j’ai décrites - textes, enquêtes, conférences, etc. (qui peuvent rencontrer les cultures « traditionnelles » que je viens d’évoquer et qui peuvent ainsi protéger les chaînes générationnelles).

    Au second niveau, l’organisation coopérative est efficace parce qu’elle décerne un statut d’autonomie aux enfants dès lors que ceux–ci sont amenés à formuler et communiquer leurs pensées, ce à quoi répond la pratique du texte libre et du journal, depuis la rédaction primitive jusqu’à la phase finale d’impression et d’échange à l’extérieur de la classe, dans un cercle de plus en plus large, local, national voire international, après discussions, corrections, etc. Rédiger et publier un texte, en effet, c’est d’abord être admis dans un espace public, un espace de… publication où agissent des auteurs et des acteurs libres de leur pensées ; c’est donc également voir reconnue sa qualité de personne privée à laquelle, par définition, est attribuée un ensemble de droits (ce qui correspond aux droits inscrits de puis trente ans dans la Convention internationale des Droits de l’enfant, et notamment le droit à l’expression ; j’ai analysé cette thématique dans un article intitulé « Sur l’individualisme politique de Célestin Freinet », in Le Télémaque, n° 18, 2000).

    A cela s’associe une autre donnée, qui caractérise elle aussi ce que j’ai qualifié d’hypermodernité de la pédagogie Freinet. En tant que personne privée titulaire de droits, qui peut sans crainte et sans menaces donner son avis et confronter cet avis à d’autres avis, l’enfant est affranchi de l’autorité adulte, il est dispensé des tutelles éducatives traditionnelles : il est émancipé, et ses capacités de discussion et de jugement, ses facultés rationnelles (sur le plan intellectuel ou moral) sont sollicitées sans attendre l’achèvement du processus de culture.  

    Si mes remarques sont claires, si j’ai bien montré la coexistence d’un élément d’anti-modernité culturelle (celui qui relie la culture à une mémoire et des traditions), et d’un élément de modernité politique (qui  émancipe l’enfant et le délie de l’autorité adulte), on voit donc se dessiner une étrange et profonde synthèse, qui nous détourne de la vison républicaine « classique » de l’éducation et de l’école. De là quelques conséquences éducatives – de grandes conséquences, dont la plus intéressante pour nous tient à ce que, dans le double processus d’expression (texte libre, journal, etc.), et de décision (réunions coopératives, etc.), dans ce double processus, l’élève, sans cesse confronté au groupe de ses pairs ; est du même coup confronté aux idées ou images de lui qu’on lui renvoie, ce qui le conduit, ou l’incite, et dans une large mesure l’oblige à effectuer une prise de conscience de lui-même. C’est dire que l’expression libre et la coopération, qui font système je le répète, promeuvent une relation avec soi-même, c’est-à-dire, finalement, un développement inédit de la vie intérieure (ce sur quoi, avec Fernand Oury, la psychanalyse aura son mot ( !) à dire…). Que la classe coopérative, par cet engagement de la personne privée dans l’espace public, occasionne une évolution du for intérieur des individus, c’est ce que confirme le récit des rêves dans certains textes (on pense d’ailleurs à l’accusation de « freudisme » que Freinet subit au moment de l’affaire de Saint–Paul). Soyons précis et le moins ambigu possible. Je parle d’un possible accès des individus, les enfants, aux mouvements de leur propre vie intérieure. Je parle donc simplement d’une prise de distance ou de conscience, par l’enfant, de sa volonté, de ses motifs et de ses désirs. Je ne parle donc en aucun cas d’un regard que le maître pourrait porter sur l’élève (et quel regard ?), alors que ce maître n’est ni thérapeute ni… directeur de conscience.

     

    IV) LA SUBJECTIVITE ET LA CULTURE DE LA SUBJECTIVITE (normes de la « subjectivation » dans la pédagogie Freinet) 

     

    J’ai affirmé à l’instant que, dans le système pédagogique de Freinet, l’individualité psychique de l’élève comme élève de la classe coopérative, est produite par une forme d’émancipation c’est-à-dire qu’elle s’élabore sur fond des droits et libertés jusqu’alors réservées aux adultes, comme citoyens d’une démocratie. J’ai précisé que, si l’élève peut formuler, discuter, imprimer et diffuser des idées, sur quelque question que ce soit, c’est qu’il endosse les rôles d’une personne privée, autonome comme il est requis dans une communauté politique (qui est aussi une « communauté critique »). L’enfant, ai-je dit en conséquence, s’en trouve exonéré d’un statut d’immaturité. 

     

    C’est dans ce contexte, donc, qu’on peut parler de prise de conscience de soi, de relation à soi, de développement de la vie intérieure, d’évolution du for intérieur…, Or c’est là tout ce qui désigne une forme de subjectivité - de l’enfant (l’élève). On entend par subjectivité la réalité psychique (« intérieure ») d’un individu (un sujet) : ses « tendances », son « caractère », sa « volonté », etc. Alors, ce que j’ai voulu souligner, c’est le fait que la pédagogie Freinet et ses « techniques de vie », sont subjectivantes, non pas seulement parce qu’elles créent une subjectivité particulière (des tendances altruistes, un caractère aimable, une volonté coopérative… si tout se passe bien), mais aussi et surtout parce qu’elles ménagent un accès des individus à leur propre réalité psychique qui, la plupart du temps, reste le socle insoupçonné et immuable (croit-on) des comportements. Voilà ce qui peut déclencher ces phénomènes de changement caractéristiques, confirmés et interrogés par Fernand Oury après la Seconde Guerre (voir les monographies de Vers un pédagogie institutionnelle, Maspéro, 1967 – premier ouvrage d’une série conçue sur le même modèle). Le changement, c’est ce devenir autre au terme duquel la conduite du sujet s’est modifiée, parce qu’il a adopté d’autres manières d’être, des attitudes nouvelles, etc.

     

    A cette culture de l’intériorité et de l’accès à l’intériorité Freinet se montre clairement sensible lorsqu’il explique que sa pédagogie a pour originalité, comme un but revendiqué, de rendre possible, pour l’enfant lui-même, une construction « expérimentale » de sa personnalité (Les techniques Freinet de l’école moderne, op. cit., p. 22). C’est une pédagogie, ajoute Freinet, qui entend réserver à l’enfant toutes les chances d’un « devenir intime » (Freinet, L’éducation du Travail, op. cit., p. 33). Dans ce cas par conséquent, l’éducation s’accorde bien au dynamisme intérieur des individus, le « dynamisme que chaque être porte en lui » dit Freinet (E. Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire, op. cit., p. 305). C’est d’ailleurs dans le même sens qu’Habermas a montré que, lorsque s’instaure la famille bourgeoise, notamment au XVIIIe siècle, les échanges épistolaires, donc des textes circulant vers l’extérieur, donnent libre cours à une subjectivité étendue des individus (Habermas, L’espace public, Payot, 1993 [1962]). Voilà exactement ce qu’on observe dans la classe coopérative, avec la pratique de l’expression libre, à partir du moment où cette dernière inclut des récits de la vie personnelle, des « tronçons de vie » comme disait Freinet  - scènes de famille, du travail des adultes, jeux des enfants, et même des rêves a-t-on constaté à plusieurs reprises (l’enfant fixant lui-même, bien sûr, les limites de ce qu’il veut faire connaître de lui aux autres… des attentes ou pas, des rêves ou pas, des bonheurs ou des malheurs, et ainsi de suite) ; donc tout ce par quoi l’enfant s’affirme propriétaire d’un récit biographique. 

     

    Une réflexion adjacente, pour finir. S’il fallait situer dans l’histoire scolaire le mode de « subjectivation », c’est-à-dire de création d’un sujet éducable, typique de la pédagogie Freinet, il me semble qu’on pourrait le comparer et sans doute l’opposer à un autre mode de subjectivation, celui instauré par la psychométrie, la mesure de l’intelligence. Car le fameux test de Binet, qui deviendra le Quotient intellectuel, le QI, a été mis au point juste avant la guerre de 1914, si bien qu’il n’est pas exagéré de dire que les deux approches voisinent, se concurrencent, et parfois, dira-t-on, se complètent. Freinet et Binet sont très certainement les deux grands penseurs de l’enfance scolarisée, de l’éducation dans les cadres scolaires ; et je les considère ici comme inventeurs des savoirs et des normes productrices de la subjectivité de l’élève moderne, l’élève dont l’essentiel de la vie se déroule dans l’institution scolaire moderne.

     

    S’il faut pointer une différence majeure entre ces deux concepts de la subjectivité enfantine, je dirai que le test suppose comparables tous les individus, chacun étant affecté à une place dans une hiérarchie, tandis que le texte (libre) suppose au contraire incomparables (et irremplaçables) les travaux et les œuvres de chacun. Le test inscrit l’élève, individu particulier, dans un espace de compétition ; le texte insère l’élève, individu singulier, dans un milieu de solidarité. Dans le premier cas, le sujet n’a d’existence que par rapport aux autres, dans le second il se réfère d’abord à lui et à son devenir (son « devenir intime » pour utiliser à nouveau l’expression de Freinet).

     

    Admettons toutefois que ce sont peut-être deux versions de l’individualisme démocratique. D’une part un individualisme de la similitude, d’autre part un individualisme de la dissimilitude J’emprunte ces distinctions à Simmel, Sociologie. Etude sur les formes de la socialisation, PUF, 1999 [1908],  pp. 703-704.

     

    Autre hypothèse. Après tout, l’élève sujet de la psychométrie, l’élève dont on mesure l’intelligence, est un produit de la relation d’enseignement qui structure la leçon orale. C’est un sujet et une subjectivité qui conviennent et ne vont cesser d’adhérer aux normes pratiques de l’école moderne. En revanche, l’élève sujet de l’expression libre, ce sujet lancé dans une interrogation permanente sur lui-même, est un produit de la relation d’enseignement propre à la classe coopérative, donc des pratiques et des normes qui, partant des cadres de  la leçon orale, l’approfondissent et la débordent… Ceci pourrait donc bien confirmer le statut que j’ai initialement donné à la pédagogie Freinet dans l’histoire de la didactique moderne et de la leçon orale.

     

     

    Remarque annexe : pour préciser ce que je viens de dire de manière très allusive : le contexte historique de la création des tests d’intelligence.

     

    L’invention de la mesure de l’intelligence a conclu une histoire commencée à partir du moment où on a admis la curabilité des arriérés, et où on a pensé pouvoir les faire accéder à un degré plus élevé de vie mentale, au lieu de les laisser végéter dans les asiles, ce qui était l’attitude d’exclusion et de répression traditionnelles. Cette histoire commence donc avec Edouard Séguin (1812-1880), qui  s’est occupé d’enfants reconnus « idiots », à l’hôpital Bicêtre, dès 1840 (sur Séguin, voir Yves Pélicier et Guy Thuillier, E. Seguin (1812-1880), Paris, Economica, 1984 ; et les mêmes, « Pour une histoire de l’éducation des enfants idiots en France », in Revue historique, n° 529, janvier-mars 1979).  En fait Séguin va connaître des déboires quelques années plus tard, en 1850, et partir aux USA où il est ensuite devenu beaucoup plus célèbre qu’en France. Mais c’est bien sûr à Alfred Binet (1857-1911) qu’on doit la fameuse « échelle métrique de l’intelligence », une technologie qui compare les enfants et apprécie entre eux des écarts sur un trajet commun. En d’autres termes, cette « échelle » représente les étapes que les individus sont censés franchir au cours de leur ascension vers l’âge adulte (il ne s’agit pas tout à fait de « stades de développement », comme ceux que mettra en évidence une autre psychologie de l’enfant, née après la guerre de 1914, sous l’impulsion de Jean Piaget, à Genève).

    En fait, les techniques psychométriques étaient requises par l’administration scolaire de l’époque. En effet, une commission extraparlementaire avait été convoquée en 1904 par le ministre de l’Instruction publique de l’époque, Léon Bourgeois, afin de faire profiter les « enfants anormaux des deux sexes (aveugles, sourds-muets, arriérés, etc.) » de la loi Ferry sur l’obligation de l’instruction primaire, promulguée 20 ans plus tôt. Dans cette perspective, il fallait recenser des enfants non admis dans les asiles mais présents dans les classes et n’y bénéficiant par conséquent d’aucun traitement. De surcroît, on ne voulait pas seulement repérer les enfants, car on éprouvait le besoin d’identifier leur pathologie et d’évaluer leur état psychique : dans tel ou tel cas, s’agissait-il d’ « arriérés médicaux », destinés aux hôpitaux et à l’assistance publique, ou bien d’arriérés scolaires qui relevaient seulement d’un enseignement spécial ? Telles étaient les questions à résoudre et, pour y répondre, il fallait disposer, premièrement d’un instrument théorique, deuxièmement d’un spécialiste capable de le manier, et troisièmement d’un mode de prise en charge et de traitement approprié aux enfants concernés. Or sur ces trois points, deux conceptions se sont opposées dans la commission Bourgeois, dont l’une était soutenue par Binet précisément, et l’autre par un médecin aliéniste, personnalité très connue dans ce domaine, Désiré-Magloire Bourneville (qui avait été 20 ans auparavant chef du service des « enfants idiots, épileptiques et arriérés » de l’hôpital Bicêtre, là où avait travaillé Seguin). Binet défendait  une vision qu’on peut dire psychopédagogique tandis que Bourneville se réclamait d’une vision médico-pédagogique assez typique des conceptions aliénistes. La polémique fut très vive. Binet s’en prit directement et violemment à Bourneville, suggérant que son traitement médico-pédagogique était peut-être un leurre et que les améliorations soi-disant constatées n’étaient peut-être dues qu’à la nature seule. Binet refusait l’idée que les enfants, sous prétexte de leur maladie, deviennent, d’après sa propre expression, le « bien » (ou la propriété) du médecin (Binet, Les enfants anormaux, 1907, p. 126). Au lieu de catégories aussi floues, expliquait-il, que celles qui distinguent l’idiot (« profondément atteint » dans ses facultés intellectuelles), l’imbécile (« un peu moins atteint »), le débile (encore moins atteint), etc., il fallait plutôt faire usage  de critères purement scolaires. Pratiquement, Binet fixait certaines conditions préalables au diagnostic. Il demandait notamment que les élèves ne soient pas suspectés d’arriération avant d’avoir accumulé trois ans de retard, et il souhaitait que leur incapacité de s’adapter au régime de l’école soit attestée par deux maîtres au moins. Ensuite, il proposait que les individus sélectionnés soient soumis à une procédure en deux temps : d’abord un examen « pédagogique » effectué sur la base de questions standardisées de lecture, calcul et orthographe, pour à déterminer le niveau d’instruction des écoliers ; puis un examen « psychologique », lui aussi basé sur des questions standardisées, mais construites comme des questions « d’intelligence ». C’est ici que s’annonce le test que nous connaissons, l’échelle métrique d’intelligence, dont la fortune a été immense (que Binet a mis au point en collaboration avec un médecin aliéniste, Théodore Simon,  1873-1961, assistant à l’asile-clinique de Sainte-Anne).

    En l’occurrence le test dit « Binet-Simon » est une technique de mesure qui, je le disais, compare les enfants, mais d’abord en mettant en relation, pour chacun, deux trajets indissociables – deux progrès faudrait-il dire : celui de l’âge réel et celui de l’âge mental. Qu’est-ce que l’âge mental ? C’est, expliquent Binet et Simon, un niveau intellectuel, le niveau atteint lorsque l’enfant a répondu aux questions de l’examen. Normalement, c’est-à-dire pour la majorité des enfants, à chaque âge réel correspond un âge mental donné, qu’on affecte de la même valeur numérique (10 ans, 12 ans, etc.). Du coup, et telle est l’astuce de Binet et Simon, si l’on constate qu’un enfant a un âge mental plus ou moins élevé que son âge réel, on dira qu’il est en avance ou en retard  par différence avec la plupart des autres enfant du même âge réel. Ceci signifie simplement que le progrès de ses facultés mentales, et de son intelligence, est allé plus ou moins vite, donc que l’enfant a effectué un trajet plus ou moins long comparativement  aux autres enfants. Il suffira qu’en 1912 (après la mort de Binet, survenue en 1911), un Allemand du nom de Stern fasse le rapport de l’âge mental sur l’âge réel, pour que le diagnostic se réduise à un quotient, ce qu’on appellera bientôt le « quotient d’intelligence » ou « quotient intellectuel », le célèbrissime QI. L’important est que les scores convertissent des trajets ou, mieux encore, des durées (qu’on qualifie d’âge mental). La norme de définition du sujet pédagogique, une norme subjectivante à ce titre, est donc élaborée et énoncée en référence à une pure et simple durée. On admet que la substance de ce sujet, l’enfant scolarisé, n’est pas constituée par ses connaissances ou ses capacités, mais d’abord par le temps qu’il a mis pour les acquérir. A partir de cette appréhension arithmétique de l’intelligence il devient facile d’effectuer un tri dans la population des enfants scolarisés, quel qu’en soit le nombre total. Et en évaluant les écarts de chaque individu avec la moyenne, on rend visibles des cas qui ne l’étaient pas auparavant. Ce sont donc les cas qu’on peut ensuite ranger dans la catégorie essentielle de l’anormalité. Très logiquement, pour fixer la dualité cardinal du normal et de l’anormal, Binet et Simon proposent alors d’appeler anormal « tout sujet qui se sépare assez nettement de la moyenne pour constituer une anomalie pathologique » (Binet, 1907, Les enfants anormaux, op. cit.). Rien de plus logique, on le voit !

    Deux particularités de cette  « normalisation » de la subjectivité enfantine (la subjectivité de l’enfant scolarisé, l’élève, encore une fois) doivent retenir l’attention. D’une part, entre les sujets examinés, on n’exhibe que des petites différences, des variations dans un continuum, des degrés sur une ligne qui ne comporte que des seuils, non des ruptures. Les anormaux se séparent des normaux mais ne s’en excluent pas absolument. C’est pourquoi s’imposent des notions comme celle de « débilité légère », qui suggère une croissance ou une décroissance graduelle, ce qui ne met jamais en échec la loi du progrès comme loi universelle (d’où la possibilité d’une action éducative réparatrice, ce qu i n’est pas rien dans l’histoire de l’enseignement spécial). D’autre part, ce que ce repérage révèle des anormaux, c’est seulement leur position dans la hiérarchie où tous les individus sont distribués, chacun en fonction de son score. On a donc affaire avec ce test à une forme singulière de « visibilisation » des individualités (j’emploie ce terme de visibilisation pour faire écho à la façon dont Foucault analyse les dispositifs de discipline et en particulier le passage de la surveillance à l’examen et de l’examen à la sanction). La technique psychométrique, parce qu’elle ne vise qu’à soumettre le sujet à une moyenne (c’est bien cela, une norme), ne cherche pas à élucider le « cas » en le replaçant dans une nomenclature, comme font les nosologies médicales. Cette technique ne désigne que la place du sujet testé au sein d’un groupe - que ce soit grosso modo une classe d’âge, ou plus finement un échantillon constitué selon des règles statistiques, ce que fera ensuite Wechsler aux USA, dans les années 1930. Ce geste normatif, essentiel, apparaît bien dans une savoureuse anecdote que Binet rapporte dans un texte où il se plaint de l’incapacité des instituteurs à être attentifs et perspicaces dans l’observation de leurs élèves. Binet rapporte qu’un jour, visitant une classe, il demanda qui était l’élève le plus intelligent. Or, une fois constaté que le garçon désigné avait en réalité deux ans de plus que la moyenne de la classe, Binet se tourna vers le maître et affirma qu’il avait en face de lui non pas un élève intelligent, mais, au contraire, un arriéré ! On imagine la stupeur des intéressés (l’anecdote se trouve dans Binet, Les idées modernes sur les enfants, Paris, Flammarion, éd. de 1973 [1909], p. 18-19). 

    Si donc l’individu, défini comme « normal », est visible, identifiable en regard d’une moyenne statistique, en référence à un type moyen (un étalon de mesure, dont le premier concept est dû à un sociologue Belge, Quételet, au début du XIXe siècle ; voir François Ewald, L’Etat providence, Paris, 1986, p. 407), ce qui signifie que sont saisis tous les individus sans exception , alors il est patent que chacun est comparable avec tous les autres, grâce ce modeste rapport arithmétique qui le situe dans un écart à la moyenne, donc plus ou moins proche ou éloigné des autres…

     


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