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    Séance 9

     CHAPITRE I

    SUR LES COLLEGES DU XIVe  AU XVIIIe siècle

    (suite)

     

     

     

    4) Les jésuites et leurs collèges (deuxième série de remarques) 

     Quelques indications complémentaires pour envisager l’ensemble des conditions dans lesquelles se développe, du XVe au XVIIe siècle, à l’intérieur de ce phénomène si important dans l’histoire de la culture qu’est la naissance de notre enseignement secondaire, la contribution des jésuites, de leurs collèges et de leur système d’éducation (je vais essayer de ne pas trop m’appesantir et de ne pas trop retarder le moment d’aborder l’objet principal de mon exposé…).

    En 1615, on  dénombre près de 400 collèges jésuites installés un peu partout dans le monde. Le succès est donc énorme. Pour la France, voici la carte des implantations en 1680, carte que j’extrais du volume intitulé Le patrimoine de l’éducation nationale, op. cit., p. 167.

     

    Si l’on veut consulter la liste exhaustive des collèges français, les collèges jésuites et les autres, il faut se reporter aux deux tomes du répertoire établi par M.-M. Compère et D. Julia, Les collèges français, 16e – 18e siècles, op. cit. Dans l’ouvrage de M.M. Compère, Du collège au lycée (1500-1850), op. cit., il y a p. 54-55 une carte  où l’on peut comparer les poids respectifs des collèges jésuites et des autres collèges : doctrinaires, oratoriens, barnabites, protestants et les collèges séculiers. Le poids des collèges jésuites est de loin le plus important, mais ceci ne définit pas un monopole. Un ouvrage plus ancien : Pierre Delattre, Les établissements des Jésuites en France pendant quatre siècles, Enghien-Wetteren, 5 vol. 1949-1957.

    a) La Compagnie et ses diverses finalités

    Les jésuites, donc, sont une Compagnie ou un Ordre organisé en fonction d’une sorte de structure militaire. Ignace reproduit sciemment le modèle qu’il a pratiqué ; et c’est aussi pourquoi son statut à la tête de la Compagnie est celui de Général. Il s’en explique d’ailleurs en ces termes : « je crois n’avoir pas quitté le service militaire, mais l’avoir seulement transféré à Dieu » (cité par Aristide Douarche, L’université de Paris et les jésuites…, op. cit., p. 44 ; il existe plusieurs portraits d’Ignace de Loyola : on peut les trouver facilement sur Internet).

    La compagnie, telle qu’elle se déploie dans les établissements scolaires et ailleurs, forme ainsi une société très structurée, unifiée, rigoureuse et complexe. Je renvoie sur ces questions à un article accessible d’Adrien Demoustier, « La distinction des fonctions et l’exercice du pouvoir selon les règles de la Compagnie de Jésus » (in Luce Giard, dir. Les jésuites à la Renaissance. Système éducatif et production du savoir, PUF, 1995, p. 4-33).

    Les membres de la Compagnie se divisent en cinq groupes (je commets peut-être un petit anachronisme car je me réfère à l’article « Jésuites » du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, de Pierre Larousse, 1866-1877, t. IX Deuxième partie - ici édition Slatkine de 1982 ; en ligne sur Gallica) : les coadjuteurs temporels (premier degré, à qui l’on confie des besognes utiles), les novices (dont j’ai parlé la dernière fois : ils subissent une initiation et n’ont pas encore prononcé de voeux), les scolastiques ou écoliers approuvés (ils ont surmonté les épreuves au terme du noviciat et sont déjà jugés aptes à la prédication et à l’enseignement, ou à assister les prêtres missionnaires), les coadjuteurs spirituels, qui ont fait des vœux publics, et enfin les profès, qui sont l’élite et les acteurs principaux de l’Ordre, participant notamment à l’élection du Général.

    J’ai  décrit dans la séance précédente le régime du noviciat. Je précise que ceux qu’on appelle les « scolastiques », étant sur le trajet qui va les faire membres de la Compagnie, se différencient des autres élèves dans les collèges, et notamment les boursiers. D’après Gustave Dupont-Ferrier, au collège Louis-le-Grand, au début du XVIIIe siècle, les scolastiques, une cinquantaine de jeunes gens, sont bien plus âgés que les élèves ordinaires, puisqu’ils ont souvent entre 20 et 25 ans…, et qu’ils ont déjà exercé comme régents dans des collèges de province. Ils viennent à Paris pour achever ou refaire leurs études de philosophie et de théologie, et ils font également office de surveillants ou de répétiteurs - fonction très importante, sous l’autorité du préfet des études - autre fonction caractéristique (G. Dupont-Ferrier, Du collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand (1563-1920), Paris, 1921, t. 1, p. 68).  

    Mais j’ai bien dit que le but premier d’Ignace n’était pas l’enseignement dispensé à un public tout venant. Il souhaitait avant tout créer des lieux et des modalités de formation pour les membres de son Ordre, et notamment pour ceux qui, dans la visée de restauration d’une orthodoxie religieuse, allaient devenir missionnaires et iraient porter la bonne parole un peu partout où cela était jugé nécessaire. Bref, il s’agissait de travailler à la conversion de ceux dont on estimait qu’ils devaient gagner leur salut – les huguenots en premier lieu. Donc pour ce faire : missions, prédications, direction de conscience et tout ce qui pouvait assurer la propagation de la doctrine catholique. D’où l’insistance des jésuites sur la théologie morale et leur créativité en ce domaine (je pense à l’élaboration du corpus casuistique… J’y viendrai plus tard). Dans cet ordre d’idées, les deux premiers collèges ouverts en Espagne et en Italie, en 1546 et 1548 ne visaient à rien d’autre qu’enseigner la petite population des prêtres à venir, ce pour quoi Ignace avait imaginé une sorte d’institution mobile, adaptée aux activités des missions dans les régions et les pays désignés. Ceci pour dire que la compagnie a été portée par son succès comme enseignante, succès que lui ont fait les classes aristocratique et bourgeoise en général, dont la demande d’éducation n’attendait qu’une offre de la qualité de celle que les jésuites pouvaient leur garantir – surtout en période de reconquête catholique des territoires perdus de la foi chrétienne. C’est ainsi que, très tôt, en 1548, à Messine et Palerme, en Sicile, des collèges qui sont primitivement des séminaires se transforment afin d’accueillir d’autres écoliers, non clercs ceux-là, pour répondre à la demande d’éducation des familles de l’aristocratie locale.

    Cela dit, Ignace et ses successeurs avaient aussi de bonnes raisons de se montrer attentifs à ces demandes et à y répondre positivement. C’est que l’activité éducative en direction des populations correspondait à leur souci d’entrer en contact avec le monde extérieur, de se mêler à lui, plutôt que d’adopter la posture des ordres monastiques, qui vivaient leur foi dans la prière, en pratiquant la pénitence, et en se consacrant à divers tâches matérielles entre les murs de leurs cloîtres. On peut se dire que cette orientation vers la société, le « siècle » comme on disait, était parfaitement révolutionnaire dans l’histoire de l’Eglise. C’est ainsi que la décrit l’article « Jésuite » du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, op. cit., p. 959, qui cite un texte de l’historien Henri Martin, visant aussi bien l’éducation que les missions et la prédication :

     

    « Les jésuites, avec une sagacité et une précision de mouvement extraordinaires, exécutèrent une vaste évolution. Le monde ne vient pas, on ira au monde. On n’a pu enfermer le monde dans l’Eglise ; on transportera l’Eglise dans le monde. On atténuera le plus possible l’antique et redoutable opposition de Jésus Christ et du siècle ; on gagnera le siècle en donnant la consécration religieuse à ses pompes et à ses œuvres, naguère maudite. Bref on transformera le fond pour garder la forme. »

     

     

    Les jésuites furent en outre aidés par le concile de Trente, qui approuva la Compagnie et affirma devant les nations européennes l’efficacité de ses membres comme prédicateurs et éducateurs de la jeunesse.

    Tous les disciples et les compagnons d’Ignace ayant fréquenté les écoles des facultés (le Général exigeait des religieux, à Paris, qu’ils suivissent les leçons les plus réputées), ils en connaissaient bien les enseignements, et s’ils déploraient l’attrait des maîtres de leur époque pour la culture de l’antiquité, ils en vinrent facilement à utiliser cette culture, et la tendance humaniste fondamentale, en la détournant de ses significations païenne pour la faire servir à la glorification du christianisme exclusivement -  telle est leur option culturelle fondamentale, que nous connaissons (et que commente précisément Durkheim dans L’évolution pédagogique en France). C’est une autre très grande nouveauté sur le plan culturel, dont les conséquences sont innombrables. En fait, c’est avec les successeurs d’Ignace que l’activité d’enseignement dans les collèges devint la première en importance dans la série des activités de la Compagnie. Selon certains commentateurs, il n’est pas sûr que les jésuites aient été meilleurs que l’Université sur le plan de l’instruction ; en revanche, indéniablement, la discipline était leur point fort. Mais j’incline à penser que la force de la discipline garantit un mode d’instruction plus efficace…

     

    b) Comment les jésuites parviennent-ils à établir leurs collèges ? Trois cas peuvent schématiser la diversité des situations rencontrées.

    Premier cas, les jésuites s’installent dans des villes qui n’ont pas de collège. Le premier collège ouvert par eux se situait dans la ville de Billom, Puy-de-Dôme. Cette création eut lieu à l’initiative de Guillaume Duprat, évêque de Clermont, en 1559 (on l’a vu, cet évêque sera aussi, à Paris, à l’origine du collège de Clermont, futur collège royal Louis-le-Grand, en 1674). C’est dire que, dans ce cas, les jésuites sont appelés par les autorités ecclésiastiques. Ils peuvent de même être sollicités par la population locale, laquelle se signale à leur attention parce qu’elle apprécie leur engagement religieux, la rigueur de la discipline dans laquelle ils vont tenir la jeunesse, et avant tout leur enseignement humaniste. Faute de ces approbations préliminaires, la Compagnie s’attache à susciter un tel intérêt, notamment en démontrant son excellence lors des prédications, aux offices religieux, quand ses prêtres montent en chaire. Et alors, soit les jésuites bénéficient de l’aide d’un particulier qui leur cède un bâtiment, qui leur fait une rente, etc., soit ils passent contrat avec les autorités locales, en exigeant le respect de certains critères. N’oublions pas que les jésuites ont besoin de subsides pour offrir la scolarité gratuite qui correspond à l’esprit de charité qui les anime et qui, en même temps, leur permet de recruter leurs élèves à tous les niveaux de la classe bourgeoise, donc des élèves qui, après les études, auront les ressources pour accéder aux diverses fonctions en vigueur dans la société environnante, c’est-à-dire, tout simplement, qui pourront acheter des charges (nous sommes encore au temps de la vénalité des charges). De manière générale, les jésuites désirent ne s’installer que dans des villes ne comptant pas moins de 5000 habitants, pour être certains de mobiliser les personnes influentes.

    Deuxième cas, les jésuites prennent possession de collèges existants qui, éventuellement, périclitent. C’est notamment ce qui arrive à la fin du XVe siècle - pendant et après la période les guerres de religion (qui commencent en 1562 et s’achèvent plus de 30 ans plus tard, disons, avec l’édit de Nantes, ou édit de tolérance, pris par Henri IV en 1598  - Henri IV qui a également abjuré sa religion d’origine, le protestantisme, en 1593… car « Paris vaut bien une messe » !).

    C’est aussi une situation typique du XVIIe siècle, époque à laquelle les jésuites sont nettement soutenus par les pouvoirs royaux, ce qui leur donne beaucoup de facilités pour s’étendre. Alors, les ouvertures d’établissements sont négociées avec les autorités. Celles-ci, les bailleurs, assument alors l’entretien de la communauté, s’engagent éventuellement à payer pour ou à procéder à de nouvelles constructions. Rouen, fin du XVIe et début du XVIIe siècle, est un exemple rare d’unanimité au sujet des jésuites. Car ceux-ci sont appelés par le Parlement, qui a suscité l’accord des échevins, lesquels vont faire don d’un hôtel, ensuite de quoi les membres du Parlement se cotisent et font des quêtes dans la population. Telle n’est cependant pas la situation la plus courante, étant donné que les jésuites soulèvent aussi de grandes réticences. Parfois il faut attendre des années avant que les efforts pour les faire venir soient couronnés de succès. A Poitiers, le processus qui aboutit en 1604 a commencé bien avant cela, en 1570 pour les premières démarches.

    Dans la même catégorie on peut ranger les fondations qui se produisent dans le courant des luttes contre les « hérétiques ». Les premiers collèges sont du reste établis en des endroits où l’on redoute l’expansion protestante : Pamiers, Tournon, Rodez, Mauriac, Toulouse, Bordeaux, Avignon, Chambéry, Lyon, etc. Lorsqu’un collège est aux mains des protestants (les institutions universitaires sont un des lieux de prédilections pour la diffusion du protestantisme calviniste) et que les autorités de l’Eglise catholique et les populations fidèles s’en alarment, c’est alors que ces populations peuvent se tourner vers les jésuites afin qu’ils viennent à la rescousse et s’emparent sinon du collège du moins de l’enseignement. On a l’exemple de Lyon où, lors de la fête-Dieu de 1565, des huguenots ont eu  la mauvais idée de perturber une procession catholique, de bousculer le prêtre, d’interrompre la liturgie, et, ô horreur, de profaner l’hostie (offense gravissime au corps du Christ divin, dieu fait homme : je rappelle que l’hostie, constitué de pain cuit sans levain, dont les fidèles avalent un petit morceau dans le rituel de l’Eucharistie, symbolise le corps du Christ  - comme le vin symbolise son sang, et c’est précisément un rituel que les protestants perçoivent différemment). A titre de représailles, les fidèles, offensés, se rendent au collège et, sans coup férir, se saisissent du Principal qu’ils accusent d’être l’instigateur de la profanation, puis, tout bonnement, l’assassinent. Le collège est donc empêché de fonctionner ; après quoi on appelle les jésuites qui, à ce moment, ouvrent des collèges à Mauriac, Tournon, Rodez, Chambery, Avignon, etc. (je suis ici André Schimberg, L’éducation morale dans les collèges de la Compagnie de Jésus en France sous l’Ancien Régime (XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles), Paris, 1913, introduction). A cette époque, d’autres villes présentent des situations de conflit comparables (sans les violences associées), comme Rodez, où enseignent des professeurs calvinistes, auxquels sont substitués les jésuites en 1597. Châlons est un cas assez proche. Il y a là un collège tenu depuis 1560 par des maîtres séculiers ; et, à plusieurs reprises, l’idée de faire venir les jésuites a été émise, mais sans succès, à cause des réticences calvinistes dans la ville. En 1615 pourtant, l’évêque revient à la charge en faisant une donation conséquente, si bien qu’une assemblée d’habitants se réunit et statue en faveur des jésuites qui, en retour, proposent d’ouvrir cinq classes  - le cursus de base : trois classes de grammaire, une classe d’humanités et une classe de rhétorique. Ils se disent  prêts à accueillir les enfants protestants (bien sûr ! puisqu’ils veulent surtout combattre les croyances hérétiques). Mais les protestants se récrient, ils pétitionnent contre les « odieux » jésuites… sans réussir à empêcher l’ouverture (sur le cas de Rodez, voir Schimberg, idem,  p. 5 ; sur Châlons, voir  H. Fouqueray, Histoire de la Compagnie de Jésus en Franceop. cit, t. 3, p. 491. C’est l’un des nombreux exemples traités dans ce livre, dont j’ai signalé l’énorme somme de connaissances qu’il contient sur l’histoire des jésuites).

    Troisième cas (qui ne se distingue pas forcément précédent), les jésuites tentent de créer un collège en s’insérant d’emblée dans le tissu universitaire existant, ce qui ne va pas sans obstacles de toutes sortes. Je m’arrête un peu sur ce dernier point. A l’origine, les Universités, qui disposent de privilèges, peuvent faire obstacle à l’ouverture de collèges en dehors d’elle. A priori, aucun établissement d’enseignement ne peut se tenir en dehors des structures universitaires existantes ; et c’est ainsi qu’à Paris, pour ouvrir un collège, il faut être membre de l’Université (voir Jules Quicherat, Histoire de Sainte-Barbe. Collège, communauté, institution, t. 2, Paris, 1862,  p. 51 et suiv.). Les jésuites par conséquent, théoriquement astreints à cette interdiction, ne pourront que tenter de l’outrepasser, déclenchant ainsi, contre les autorités des universités, des conflits qu’on peut dire typiques de cette période de formation du réseau de leurs établissements. Les Facultés des arts (et leurs propres collèges) sont les premières concernées, étant directement concurrencées. Il se peut que les classes des nouveaux collèges jésuites dépeuplent l’Université, ce qui ne peut qu’entraîner une réaction hostile.

    Considérons à Paris le collège de Clermont, qui sera, je l’ai dit à plusieurs reprises, le plus prestigieux des collèges de l’Ancien Régime (comme le lycée qui en dérive l’est aujourd’hui !). Lorsque les jésuites, après la donation de l’évêque de Clermont, qui les a connus au concile de Trente, ouvrent,  en octobre 1563, rue Saint-Jacques, les classes qu’ils intitulent « Collège de Clermont de la Société de Jésus »), ils demandent logiquement que l’Université admette leur collège en son sein, et ils se voient tout aussi logiquement opposer un refus -  ceci ne les empêchera cependant pas de faire leurs leçons, puisqu’ils seront tolérés pendant les trente années suivantes  (voir l’étude d’A. Douarche, L’Université de Paris et les jésuites (XVIe et XVIIe siècles, op. cit., p. 55 et suiv.). En 1578, après s’être rendus propriétaires des maisons attenantes de l’hôtel de Clermont, les jésuites feront bâtir un ensemble, y compris, à partir de 1582 la chapelle indispensable pour les nombreux offices religieux. (Il y a toujours, avec les grands collèges jésuites, de somptueuses chapelles, que je recommande de visiter quand on a l’occasion d’en repérer une, maintenant dissociée d’un lycée qui occupe les anciens bâtiments, mais qu’on ignore généralement. Pour ma part, je ne manque jamais de le faire. Ceci donne une idée de la puissance et du volontarisme religieux de la Compagnie.).

    Je passe sur les rapports avec d’autres concurrents religieux, les Oratoriens et les Doctrinaires. Une concurrence entre semblables, en quelque sorte.

     

    Remarque.

    Pour prendre connaissance des liens des collèges (et lesquels) avec les Universités, je renvoie à un petit article de Joseph Dehergne, assorti d’une liste, « Note sur les jésuites et l’enseignement supérieur dans la France d’Ancien Régime (1560-1768) », Revue d’histoire de l’Eglise de France, t. 57, 1971, n° 158. Je précise, à l’aide de cet auteur, que les jésuites ont administré très peu d’Universités. Cela ne s’est produit qu’en Alsace (unie à la France en 1648 seulement), à Montpellier en 1626 (en remplacement des protestants), à Pau en 1722. Ceci pour qu’on ne pense pas que, lorsque les collèges jésuites se sont fait admettre dans les Universités, où lorsque certains membres de la Compagnie ont été eux-mêmes des professeurs des universités, celles-ci sont simplement tombées dans leur escarcelle. Retenons donc que la quasi-totalité des collèges jésuites, et la totalité de leurs grands collèges, ne sont pas devenus universités.  

     

    Une autre cause de rivalité, plus particulière mais tout aussi essentielle, a tenu au fait que les jésuites se sont trouvés en position de disputer aux Universités le privilège de la collation des grades (autre rappel : les grades - on dit aujourd’hui : les diplômes -, ce sont le baccalauréat  - aussi nommé au Moyen Age la déterminance (determinatio) -, pour lequel il faut justifier qu’on a suivi un cours de philosophie (logique, métaphysique, etc.)pendant deux ans à l’Université de Paris ou dans une autre Université  ; puis  la licence, qui est une autorisation d’enseigner, et qu’on obtient à condition d’être bachelier depuis au moins un an, et c’est encore vrai début XVIIe siècle ; la maîtrise et enfin le grade de docteur). Donc ce sont les titres qui, normalement, ne peuvent être décernés que par les Universités et leurs maîtres, et au terme des examens prévus et organisés selon des règles codifiées et de manière rituelle. Ceci signifie que si un collège ouvre et fonctionne en dehors de ces structures, ses élèves, pour accéder aux grades, sont contraints de finir ailleurs leurs cursus. C’est ce qui arrive avec le collège de Clermont, dont je viens d’évoquer l’opposition à laquelle il s’est heurté de la part de l’Université de Paris ; si bien que, dans un premier temps, les élèves qui veulent suivre les leçons de philosophie, qui durent deux ans après la classe de rhétorique, doivent se rendre dans l’un des collèges appartenant à l’Université pour aller au bout du cycle prévu.

    Pourquoi donc les jésuites se sont-ils sentis en capacité de rivaliser avec les Universités et leurs collèges sur ce terrain de la collation des grandes ? D’abord parce qu’ils furent incités à le faire et à procéder aux examens réguliers par le pape Jules III, en 1552, et ce pour la totalité des grades, du baccalauréat jusqu’au grade de docteur. Cette autorisation fut même confirmée un peu plus tard, en 1560, par une bulle de Pie IV. Forts de cette bulle, les jésuites s’empressèrent de transformer en université leur collège de Tournon. Evidemment, ces faveurs venant de Rome ne pouvaient qu’hérisser le clergé national et les Universités, qui étaient donc nombreuses à ruer dans les brancards (Valence, Paris, Bordeaux, Reims, Poitiers…). C’était prévisible.

    Voilà donc les causes les plus saillantes de conflit entre les jésuites et les autorités, de l’Université et de l’Eglise.

    Dans certaines villes, le problème est facilement solutionné. A Bourges, en 1573, dès que l’archevêque a approuvé l’installation des jésuites, il a permis que ce collège soit intégré à l’Université (c’est ce que j’apprends dans une étude disponible à la bibliothèque locale : sur le Collège Sainte-Marie, dans les Mémoires de la Société historique du Cher, Marcel Bruneau, L’enseignement secondaire et supérieur de lettres et des sciences à Bourges. De l’expulsion des Jésuites (1762) à la suppression du collège (1792), Bourges, 1890). Il se trouve que quatre jésuites sont également professeurs à la Faculté des arts. Ce collège s’intitule Collège royal de l’Université ; et sur lui, l’Université exerce alors des pouvoirs spécifiques : tous les trois mois, le Recteur peut visiter les classes du collège ; lui et le Tribunal de l’Université ont seuls la prérogative d’exclure un écolier, ce qui leur permet aussi bien de dénoncer une mesure d’expulsion prise par les jésuites (p. 20) ; c’est par ailleurs l’Université qui règle les congés et leur durée, qui fixe la date et la forme d’une cérémonie annuelle en souvenir de la fondation du collège, etc. Même sorte d’arrangement en vue à Poitiers, plus tard, là où, dès que les jésuites sont autorisés à ouvrir leurs classes, en juin 1607 (c’est le collège de Sainte-Marthe), ils font une démarche auprès de l’Université, spécifiant qu’ils se conformeront aux statuts et aux usages, mais qu’il faudrait aussi agréger un de leurs maîtres à la Faculté de théologie et un autre à la Faculté des arts. Dans ce cas toutefois, les choses se passeront nettement moins bien (Joseph Delfour, Les jésuites à Poitiers (1604-1762), Paris, 1901, p. 129 et suiv).

    Il apparaît donc que, dans certaines villes, la rivalité, très forte, est sans solution rapide. Je reviens à Paris, au collège de Clermont : c’est l’inverse de Bourges. En janvier 1551, le roi Henri II délivre aux jésuites des lettres patentes (les autorisations) espérées pour l’ouverture du collège. Mais ces lettres patentes suscitent une réaction de défense du Parlement (qui a la charge d’enregistrer l’autorisation), de concert avec d’autres autorités comme la faculté de théologie qui déclare en décembre 1554 que les jésuites sont une société « extrêmement dangereuse en ce qui concerne la foi », car elle est « ennemie de la paix de l’Eglise » (cité par (A. Douarche, L’Université de Paris…, op. cit., p. 60). En 1560, toute l’Université de Paris, réunie en corps, se prononce contre l’existence même de la Compagnie. On le comprend d’autant mieux si l’on sait que, par tradition, les prêtres réguliers ne peuvent enseigner dans l’Université. En 1559, survient la mort de Henri II, et l’accès au trône de son fils, François II, qui ne tarde pas à publier à son tour des lettres patentes à destination des jésuites. Puis, en 1560, quand ce roi disparaît, seulement un an après, Catherine de Médicis, sa mère, qui devient régente (épouse de Henri II elle a été reine de France de 1547 à 1559), renouvelle une fois de plus les lettres patentes. Or, juste avant que n’éclatent les guerres de religion, Catherine de Médicis tente de ramener la paix dans la royaume et, pour ce faire, convoque une assemblée plurielle, le « colloque de Poissy », qui se tient en septembre et octobre 1561 afin de rapprocher les partis religieux opposés ; et c’est durant ce colloque que le sort des jésuites est scellé. Scellé… dans le sens d’un compromis assorti de limitations strictes : car les jésuites sont autorisés comme enseignants mais pas comme nouvel ordre religieux et ils doivent renoncer à leur nom de Société de Jésus et à celui de jésuites, après quoi le parlement leur impose le titre de Collège de Clermont…

    Je passe sur les détails. Fort de ces soutiens de poids, c’est le moins qu’on puisse dire, les jésuites tentent de se faire reconnaître par l’Université en donnant diverses garanties, en particulier leur souci de respecter les statuts en vigueur. Mais l’Université fait la sourde oreille, et dans les années suivantes, elle oppose de nouvelles difficultés (en octobre 1564, le Recteur donnait aux jésuites l’ordre de fermer leur collège), si bien que tout cela se solde par des procès… dont les jésuites vont sortir vainqueurs. Un premier procès a lieu en 1565, lors duquel l’avocat de l’Université, Etienne Pasquier, prononce un réquisitoire virulent dans lequel on peut voir un modèle de la pensée anti-jésuite ultérieure. Un autre procès aura lieu trente ans plus tard, sous Henri IV, en 1594, et se conclura (à la surprise générale), par un nouveau triomphe des jésuites. Tous les arguments de ces procès sont exposés en détail dans le livre d’A. Douarche, aux chapitres V et VII : il suffit de s’y reporter. On y découvre d’ailleurs la violence des arguments anti-jésuites (des oiseaux infâmes, aux ongles impurs, des animaux à deux pieds et sans plumes, etc. - cité par A. Douarche, idem, p. 104). Dans le livre de H. Fouqueray, Histoire de la Compagnie de Jésus en Franceop. cit, t. 4, les chapitres II et III comportent également de nombreuses précisions sur les conflits des période suivantes - avant que les pouvoirs royaux se montrent plus favorables…

    Nous sommes en 1594 : les jésuites se sentent confortés… mais leur plaisir sera de courte durée, car d’autres circonstances, dont je vais bientôt dire un mot, aboutissent à leur exclusion, en 1595 !

     

    d) L’histoire politique des jésuites.

    Dernier point pour saisir le contexte historique… Les jésuites je l’ai dit, ajoutent aux vœux religieux (pauvreté, chasteté, obéissance), le vœu spécial d'obéissance au pape. Or, cela nourrit un conflit potentiel avec la monarchie, le pouvoir royal comme pouvoir national, ainsi qu’avec l’Eglise inféodée à ce pouvoir, et pas au pape, à Rome - l’Eglise nationale, « gallicane ». Les jésuites ont donc toujours, presque naturellement, fait l’objet d’une suspicion, tout au long des quatre siècles suivants. Si je peux me permettre une formule anachronique : ils ont toujours été perçus et critiqués, en quelque sorte, comme le « parti de l’étranger » (d’autant qu’ils ont été fondés par un Espagnol) ; première difficulté. Et puis, seconde difficulté et autre cause d’épreuves : ils ont toujours eu la réputation de travailler à la conquête de l’esprit public, tandis qu’eux-mêmes, bien sûr, se vivent en émancipateurs de la pensée par le truchement de la foi et de la fidélité au dogme. Leurs adversaires et opposants des XVIIIe et XIXe siècles, dénonceront toujours dans leur projet une volonté sectaire de domination des consciences.

    Deux expulsions caractérisent l’histoire des jésuites (je parle de la France, car, des interdictions, des restrictions, des expulsions, il y en eut de nombreuses dans d’autres pays). La première expulsion, mentionnée plus avant, se produisit de 1595 à 1603, après qu’un élève des jésuites, qui venait juste d’achever ses deux années de philosophie au collège de Clermont, ait attenté à la personne de Henri IV, le blessant au visage… La scène se passe le 27 décembre 1594 : deux jours plus tard, le fautif est condamné à la peine mort et les jésuites à celle de bannissement… Ils sont alors 37 à Paris. Leur absence va durer huit ans, puisque Henri IV ne les rappellera qu’en 1603, en les obligeant à n’admettre que des maîtres français, qui auront en outre prêté un serment de fidélité. Suite à ce retour, les jésuites ouvrent une série de maisons et de collèges, parmi lesquels ceux de Rouen et de Poitiers, évoqués plus haut ; donc ils se renforcent très sensiblement. J’ai aussi indiqué qu’Henri IV prend alors un jésuite, le Père Coton, comme confesseur (voir sur ce moment A. Schimberg, L’éducation morale… op. cit., p. 9.). Henri IV a aussi confié aux jésuites la direction du collège royal de La Flèche, autre établissement de très grande réputation, comme on sait.

    La seconde expulsion, plus connue par ses conséquences, a lieu bien longtemps après, au XVIIIe siècle, en 1762, dans une période où les jésuites sont en apparence puissants (ils détiennent plus de cent collèges et la Compagnie compte 3300 membres, dont de nombreux en mission), mais où leurs adversaires sont légion : magistrats membres des parlements, philosophes (à l’exception de Voltaire, ancien élève du collège Louis-le-Grand), clergé gallican, personnalités influencées par le jansénisme, etc.). Cette nouvelle proscription fait suite à une affaire financière, malversation commise par un jésuite qui, en contradiction avec les exigences de la Compagnie, fait commerce des fruits en Martinique. Le bannissement entraîne, chose très importante bien sûr, toute une vague de réorganisations, incitée par un édit de 1763. C’est à ce moment que plusieurs membres des parlements consignent des propositions dans des plans d’éducation qui resteront des références majeures, y compris sous la Révolution, comme celui de Louis-Réné de Caradeuc de La Chalotais, procureur général au Parlement de Bretagne. Et les actes ne tardent pas à suivre. A Dijon par exemple (comme ailleurs), où le collège a été fondé en 1581, on voit se constituer un bureau d’administration comportant une dizaine de membres dont l’évêque ; puis cette instance publie un nouveau règlement - avec des exigences disciplinaires strictes, des programmes précis -, elle choisit un Principal, ensuite de quoi se produit le recrutement d’autres maîtres etc. (je lis ici le mémoire de Maîtrise de Claudine Tachet, L’organisation de la vie au collège des Godrans de Dijon, 1763-1795, Université de Dijon, 1986 ). Tel est donc, en gros, le processus déclenché quand les jésuites sont contraints de quitter leurs établissements et de renoncer à leur activité d’enseignants.  Les Pères qui le peuvent restent dans leur ville et leur région, mais comme prêtres. Dans les collèges, ce sont souvent des prêtres séculiers qui les remplacent. Autre exemple : Bourges (je cite Dijon et Bourges parce que ce sont des cas assez typiques dans leur banalité – et… j’ai pu y faire une brève incursion ; et en l’occurrence je lis Marcel Bruneau, L’enseignement secondaire et supérieur (…) à Bourges, loc. cit.,). A Bourges, on verra même, plus tard, appelés des rivaux sur le terrain des sociétés religieuses enseignantes, à savoir les Doctrinaires – moyennant quoi le roi, Louis XVI à ce moment, impose l’intégration de professeurs de sciences (ceci dit pour qu’on apprécie la manière dont se propagent les nouveaux savoirs…). Evidemment, quand ils reviennent, les jésuites ne retrouvent pas les positions perdues.

     

    Pour finir, j’envisage de manière ultra schématique les vicissitudes des périodes suivantes. En 1769, le nouveau pape, Clément XIV, est pressé par plusieurs cours européennes de supprimer la Compagnie, perçue un peu partout comme dangereuse. En 1772, après avoir regimbé, le pape se résout à ordonner la fermeture du collège romain, puis, en 1773, le 21 juillet, il publie une bulle qui décrète la suppression complète des jésuites. A ce moment la Compagnie possède 24 maisons professes, 669 collèges, 176 séminaires, 335 résidences et 273 missions (à nouveau, je me sers de l’article que consacre aux jésuites le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, de Pierre Larousse). Il faudra attendre une décision du pape Pie VII, le 7 août 1814, pour que cette suppression soit annulée. En France, après l’expulsion de 1763, les jésuites seront tolérés une fois la Révolution achevée, mais ils ne seront rétablis officiellement qu’en 1822, quand les ultras royalistes gouverneront le pays. A ce moment, les jésuites font toutefois l’objet de vives critiques de la part de leurs opposants, l’église gallicane, opposant traditionnel, les libéraux, continuateurs des philosophes du XVIIIe siècle, et les monarchistes contre-révolutionnaires. Venant de cette dernière mouvance, la droite contre révolutionnaire, un virulent mémoire du comte de Montlosier fait grand bruit en ce sens (Mémoire à consulter sur un système religieux et politique, tendant à renverser la religion, la société et le trône, 1826). Quant aux libéraux, ils reprochent aux jésuites d’être le fer de lance du « parti prêtre ». Les jésuites dirigent alors ce qu’on appelle les « petits séminaires », séminaires diocésains, qu’on appelle aussi, dans la loi qui régit l’Université napoléonienne (université au nouveau sens, proche de ce que nous appelons « éducation nationale » aujourd’hui), des « écoles secondaires ecclésiastiques ». Il y en a huit (nous apprend Félix Ponteil, dans son Histoire de l’enseignement, les grandes étapes, 1789-1965, Paris, Sirey, 1966, p. 175). Or une ordonnance du 16 juin 1828, de Charles X, les soumet au régime de l’Université, prescrivant qu’on ne peut diriger une telle école que si on a assuré par écrit qu’on n’appartient pas à une congrégation non autorisée. Puis une autre ordonnance limite le nombre total des élèves de ces écoles (celles dirigées par les jésuites et les autres, donc), à 20 000. Après la Révolution de 1830, les jésuites se voient confirmer l’interdiction d’enseigner, et la situation va durer encore deux décennies. Mais, à nouveau tolérés dans certaines de leurs activités, ils prospèrent malgré tout : ils ont des novices, des maisons, bref ils parviennent à enseigner et étendent leur système d’éducation. Dans la décennie 1840, nouvelle campagne anti-jésuite, où s’illustrent au Collège de France Michelet et Edgar Quinet. Puis, après 1850 et le régime très favorable aux catholiques de la loi Falloux, les jésuites ouvrent à nouveau des maisons, des collèges, des noviciats, ne parvenant d’ailleurs pas à répondre à toutes les sollicitations qu’on leur adresse (sur ces péripéties, voir J. Dhotel, Les jésuites en France, op. cit., p. 50-64). Renversement : les jours sombres arrivent pour la Compagnie sous la Troisième république, quand, le 29 mars 1880, on lui donne trois mois pour évacuer ses établissements, qui sont au nombre de 28 collèges. A la suite, du décret  du 29 mars, le 30 Juin, les jésuites sont à nouveau expulsés (il fallait que les congrégations non autorisés demandent une autorisation).

    Je saute un siècle… D’après un article de Bruno Poucet, « Les collèges jésuites et la formation des élites : l’impact de la loi Debré », in Le Télémaque, n° 39, 2011, p. 85), en 1960, le nombre de collèges jésuites se monte à 21 établissements (comprenant en outre des classes élémentaires), pour 12 638 élèves. Ces élèves sont encadrés par 434 jésuites et 795 adultes laïcs. On est donc très loin de la période faste de l’Ancien Régime.

     


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