• Séance 2

     

    CHAPITRE III

    ENSEIGNER DANS LES COLLEGES, XVI-XVIIIe siècle

    (suite)

     

     

    II) LA CULTURE TRANSMISE DANS LES ANCIENS COLLEGES. LES LIVRES LUS ET APPRIS

     

     

    Je vais maintenant m’intéresser à la dimension culturelle de l’enseignement des anciens collèges à partir des XV et XVIe siècles, puis surtout au XVIIe. A cette dimension j’ai dit vouloir accorder la priorité. Mettons-nous en chemin. Trois remarques préliminaires sur le contexte dans lequel se tiennent les classes.

    Première remarque. Je rappelle avant tout une banalité. L’enseignement des collèges a pris la mesure de l’humanisme de la Renaissance, en réaction contre la culture logique du Moyen Age, la scolastique. C’est, sur le long terme, un basculement historique très net et décisif à bien des égards. Au terme de ce processus, deux finalités complémentaires, qu’il faut là aussi avoir bien en tête, caractérisent l’activité pédagogique c’est-à-dire la prise en charge éducative de l’enfance dans les collèges.

    En premier lieu, le collège se voue à la transmission de la culture littéraire de l’antiquité, donc il vise à transmettre la connaissance des œuvres et surtout des langues de ces époques idéales, le latin étant au premier plan, mais associé au grec - qui prend une importance nouvelle. Les premiers fondateurs des collèges et les Jésuites à leur suite se proposaient d’enseigner aussi l’hébreu et même d’autres langues de l’antiquité. Une précaution : j’admets que les mots « littéraire » et « littérature » sont des anachronismes appliqués aux choix culturels de l’Ancien Régime, où l’on emploie de préférence l’expression « lettres humaines ».

    En second lieu, cette culture est elle-même orientée vers l’art de l’éloquence, la rhétorique. Une discipline théoriquement orale, une facultas oratoria, mais qui, dans les faits, va passer par un entraînement et de nombreux exercices écrits. Quoi qu’il en soit, c’est le but suprême des études que de faire acquérir cette compétence à la jeunesse. Ceci montre que le souci de la forme, de l’esthétique de la langue et de la parole, a surpassé (sans toutefois le reléguer) le souci pour le fond, la recherche des vérités dont on pensait au Moyen Age qu’elles ne pouvaient surgir que des grands auteurs et des grands textes de la tradition (la tradition des philosophes de l’antiquité ou celle, théologique, des Pères de l’Eglise). Ce second déplacement explique la présence nouvelle de la poésie dans le corpus de référence des collégiens. Pour la rhétorique, pensons à Cicéron (né en 106 avant J.-C.) ; et pour la poésie, pensons à Virgile (né en 70 avant J.-C.). Ce sont deux auteurs et deux oeuvres qui, dans les collèges, dans l’enseignement classique, pendant toute la longue période qui va du XVe au XIXe siècle, sont considérés (avec d’autres certes) comme le sommet indépassable de la culture humaine.

    Je précise, toujours pour signaler l’existence de nuances plus ou moins marquées, que le mot « rupture », que j’utilise en parlant de rupture de l’âge classique avec la scolastique (la philosophie de Descartes est un exemple de cette rupture), ne doit pas évoquer un mouvement rapide, ni, surtout, un abandon des techniques culturelles qui avaient cours au Moyen Age dans le domaine de la transmission scolaire et de la diffusion savante du savoir, même si l’ère de l’imprimerie provoque sur ce plan de nombreux bouleversements. Je laisse ce point un peu dans le vague pour le moment ; j’aurai l’occasion de le concrétiser en parlant des manières de lire avec les élèves en classe, ce qui nous fera retrouver mon point de départ, il y a deux ans, dont je ne dévie pas : les techniques de la lecture et de la leçon.

     

    Deuxième remarque, sur le contexte institutionnel dans lequel s’inscrit cet enseignement humaniste avec ses choix culturels. Souvenons-nous du phénomène que j’ai décrit l’an passé (séance 7), la concentration de l’enseignement dans les collèges, qui n’étaient encore à la fin du Moyen Age que de simples asiles. Or, aux XV et XVIe siècles, ce phénomène confère une relative autonomie à cet enseignement des collèges qu’on peut dire par anticipation « secondaire » (on excusera à nouveau l’anachronisme). Ce mouvement de distinction pédagogique affecte l’enseignement des arts et spécialement l’enseignement grammatical (enseignement du latin), inclus dans le trivium des universités médiévales. Distinction, dis-je, au sens où cet enseignement se distingue à la fois, au-dessus de lui, de l’enseignement dispensé par les facultés supérieures, auxquelles il prépare (théologie, médecine, droit canon) ; et aussi, en dessous de lui, d’un enseignement des rudiments dans les petites écoles. On vérifie cela au fait que le mot « grammaire » en vigueur dans les collèges n’est plus synonyme d’un enseignement de base (du latin) pour les débutants, qui pouvait se donner au Moyen Age dans ces petites écoles, les écoles dites de grammaire qui se tenaient dans les monastères (écoles offrant un apprentissage de la religion, de la lecture, de l’écriture, du chant et du calcul).

     

    Troisième remarque, qui nous fera entrer plus encore dans le vif du sujet. Les collèges, nouvelles institutions - dans l’Université et souvent en dehors (mais alors soutenues par les municipalités, ce qu’obtiennent souvent les Jésuites) - reprennent et modifient très sensiblement l’enseignement des arts, c’est-à-dire le trivium (grammaire, rhétorique, dialectique), tandis que le quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique), ancien second étage des facultés des arts, est quasi relégué. En fait, avec les collèges, le trivium est « démembré », comme dit Gabriel Codina Mir (Aux sources de la pédagogie des Jésuites : le ‘modus parisiensis’, 1968, op. cit., p. 74). On peut dire que le trivium est démembré pour deux raisons.

    Première raison, la grammaire occupe désormais la place centrale dans les études « artiennes », en même temps que la rhétorique devient la finalité suprême de ces mêmes études. La fonction culturelle et intellectuelle impartie à la rhétorique est sans aucun doute le phénomène majeur de l’époque, pour des études qui, cela dit, restent à finalité religieuse, et, dans cette mesure, débouchent sur la philosophie puis la théologie. Ce phénomène est très bien commenté par G. Codina Mir (idem, p. 84, qui évoque les collèges parisiens de même que les Jésuites en général).

    Seconde raison, aussi bien la grammaire que la rhétorique se débarrassent de ce qui était auparavant l’emprise sur elles de la dialectique. C’est là, au total, une première manière de saisir le changement culturel que pointais plus haut en mentionnant l’opposition bien connue des humanités à la scolastique. La dialectique, une forme de la logique, est un art du raisonnement ; elle définit les figures de l’argumentation, en particulier des syllogismes, dont l’usage méthodique permet d’établir les vérités livrées par les dits et écrits des « autorités ». Je préciserai les choses plus loin.

     

    1) Livres lus et appris : la grammaire avant tout

    Nous sommes à l’ère de l’imprimerie, il y a des ateliers attachés à certains collèges, et il y a parfois un atelier au sein même du collège. Par conséquent, à la différence du Moyen Age, les écoliers ont accès à de nombreux ouvrages, soit des ouvrages mis à leur disposition dans des bibliothèques, soit des ouvrages qu’ils possèdent eux-mêmes. Chaque élève en tout cas peut désormais posséder un ou plusieurs manuels (voir par exemple, déjà cité, Jean Quéniart, Les Français et l’écrit, Paris, Hachette, 1998). Les livres en circulation ont en outre accompli les évolutions remarquables permises par l’imprimerie : ce sont des formats maniables, des caractères d’imprimerie stylisés et bien identifiables, des mises en page plus aérées, etc. (et des coûts peu élevés).

    Si les collèges dispensent un enseignement de niveau « secondaire », cela signifie que les enfants qui y accèdent ont acquis les rudiments des petites écoles, donc ont une certaine familiarité avec le latin et, en outre, savent (par coeur) toutes sortes de textes. Ces enfants, dans le schéma officiel des jésuites, entrent au collège en 5ème, voire en 6ème si on les fait bénéficier d’un enseignement dans la continuité des rudiments ; mais on va constater qu’il y a aussi une 7ème dans certains collèges. Alors, puisque, de toutes manières, les nouveaux élèves peuvent au minimum lire, écrire et calculer, que leur met-on sous les yeux et sur quoi les fait-on travailler dès la première classe du collège ? Sur deux sortes d’ouvrages, fortement associés dans la pratique des professeurs, et cette association est un premier indice pédagogique important pour nous.

    D’une part les livres considérés comme des classiques de la « littérature » latine et grecque, dont une liste est fixée avec assez de précision par les autorités des universités ou celles de l’Ordre s’il s’agit des jésuites. Ce sont des textes que les professeurs doivent lire aux élèves  ; et ils les lisent in extenso avant que se répandent les extraits et  les choix de textes, ce qui survient vers la fin du XVIIe siècle. De plus, comme ces textes sont lus dans la langue d’origine, les professeurs vont les « expliquer » c’est-à-dire qu’ils vont fournir divers éclairages relativement au vocabulaire (donc des traductions), relatives à la syntaxe éventuellement, aux personnages et aux événements représentés, ce qui invite les élèves à mémoriser les textes originaux qu’on leur lit, pour les réciter s’il y a lieu, et ensuite, s’il y a lieu toujours, pour s’exercer à les traduire dans les deux sens, si bien que ces textes serviront à toutes sortes d’autres exercices écrits et oraux.

    D’autre part des manuels, en particulier des manuels de grammaire – latine et grecque évidemment. Les manuels se distinguent parfois mal des traités savants. La connaissance de la grammaire, c’est-à-dire des principes et des règles de formation des propositions et des phrases de la langue, avec ses spécificités, ses subtilités, disons même ses secrets, fait dans les collèges l’objet d’une très grande attention. Je l’ai assez dit, c’est une connaissance fondamentale que l’élève doit acquérir méthodiquement et de manière progressive, par un labeur constant tout au long des années de son cursus. Au terme de cet apprentissage, l’élève idéal maîtrise la composition orale ou écrite dans la langue de référence. Je dis : un élève idéal, mais ne nous le cachons pas, tant il y a de plaintes d’anciens élèves à ce sujet, l’apprentissage en question est fastidieux, souvent même douloureux. Ne nous faisons donc pas d’illusion sur les résultats. En parlant de composition, je fais référence à la rhétorique, qui décrit des règles de composition de discours (j’expliquerai ce terme), c’est-à-dire les règles de l’éloquence (de style, etc.), dont le respect garantit des effets de conviction éprouvés par l’auditeur. Sur ce plan, j’indique tout de suite ce que je soulignerai plus loin, que l’apprentissage de la langue effectué sous l’angle grammatical est désormais finalisé par l’apprentissage de la rhétorique.

    En plus de ces deux sortes d’ouvrages, il existe bien sûr d’autres supports de travail importants, des supports techniques comme les dictionnaires, des recueils divers et d’autres dont je dirai un mot plus loin.

     

    Rendons-nous dans les collèges de la Faculté des arts de Paris, aux XVIe et XVIIe siècles. A nouveau je dois dire, comme l’an passé, que l’idée générale que je puis donner des pratiques scolaires et de la culture que les dites pratiques transmettent, risque d’occulter de nombreuses différences, qui sont plus que des nuances, entre les époques, les villes, les établissements, etc. Qu’on me pardonne par conséquent ce qui semblerait parfois un peu trop général, donc fragile.

    Le livre d’Henri Lantoine, Histoire de l’enseignement secondaire en France…, 1874, op. cit., (p. 26 et suiv.), nous donne une première vision de la Faculté des arts de Paris, à l’époque charnière qui suit la réforme de 1600, juste après la dévastation des guerres de religion. Dans cette université parisienne et à ce moment, il y a une dizaine de collèges de plein exercice où s’activent 70 professeurs à peu près. Le règlement de la faculté interdit aux collèges de son ressort d’accueillir des enfants qui n’auraient pas atteint l’âge de neuf ans. Douze ans est cependant une norme courante (n’oublions pas que les élèves sont parfois beaucoup plus âgés).

    Quoi qu’il en soit, les entrants ont reçu au préalable l’instruction des petites écoles (et celui de maîtres écrivains). Je viens de le dire. Lecture, écriture, calcul, grammaire, chant, catéchisme, constituent leur bagage intellectuel, encore modeste. Pour l’apprentissage de la lecture, les enfants ont pu utiliser des alphabets, en français, latin et grec (voir l’apprentissage de la lecture sous l’Ancien Régime, dans le cours de 2013, séance 4… c’est loin déjà !), puis ces ouvrages plus élaborés qui donnent à s’exercer sur des syllabes, des mots, etc., selon le procédé de l’épellation (dont j’ai aussi parlé). Et concernant l’écriture ? Au Moyen Age, les enfants écrivaient sur des tablettes ou des morceaux de parchemins (voir Pierre Riché, Ecoles et enseignement dans le Haut Moyen Age, Aubier, 1979, p. 222 et suiv.), et pour s’entraîner ils copiaient les Psaumes. Ceux de l’âge classique ont du papier et ils utilisent des modèles d’écriture éventuellement prélevés dans un traité ad hoc. On peut voir des images de ces différents supports pour la lecture et l’écriture dans le très bel ouvrage que je vous ai déjà suggéré de consulter, si riche en iconographie, Le Patrimoine de l’Education nationale (Flohic éditions, 1999, par exemple, p. 96). Bien sûr, les élèves ont dû aussi se confronter à des ouvrages religieux avec des textes à mémoriser : la Bible, un catéchisme, un ouvrage édifiant - le summum de ce genre étant la Vie des Saints, utilisé pour l’éducation pieuse pendant des siècles, dont l’auteur, du XIIIe siècle, est Jacques de Voragine (voir à ce sujet l’étude de Jacques Le Goff A la recherche du temps sacré. Jacques de Voragine et la légende sacrée, Perrin, 2011),  etc. A certaines époques, on leur a aussi fait apprendre des règles de grammaire française.

    Arrivés après cela au collège, les élèves admettent que la langue française en est bannie. Historiquement, le français ne prendra pied dans les collèges que lentement, et de manière limitée, dans certains exercices seulement, à partir du XVIIe siècle. C’est dire que l’élève de la Renaissance et de l’âge classique est appelé à se concentrer sur le latin - et le grec secondairement. Sans doute, après son parcours dans la petite école précédente, cet élève peut lire (et il récite) en latin des textes dont il connaît plus ou moins le sens global, comme les prières. S’il n’y a là, pour l’instant, qu’un savoir rudimentaire, c’est le cas de le dire, cela n’empêche pas que le latin soit déjà bien présent dans l’univers de culture de l’enfant, et certainement pas comme une langue morte (cette dernière expression n’existe pas au début du XVIIe siècle, nous apprend Bernard Colombat, « Les XVIIe et XVIIIe siècles français face à la pédagogie du latin », in Vita latina, n°126, 1992). Au collège, le premier signe que le latin est une langue savante, la langue de la civilisation la plus haute, c’est le fait que les élèves ne devront désormais utiliser que cet idiome pour tous leurs échanges oraux, pendant les classes et même en dehors. L’obligation est impérative chez les Jésuites ; elle est en vigueur également aussi dans les collèges de Faculté des arts à Paris.

    De ce fait, tout le cycle des six ou cinq années d’études, jusqu’à la rhétorique, est centré sur cet apprentissage, parler, lire et écrire en latin. A Paris toujours, le programme du collège de Narbonne (je m’appuie à nouveau sur le livre d’H. Lantoine que je viens de citer), montre une continuité de l’enseignement de la grammaire (du latin) à travers les différentes classes, dans la succession des niveaux d’étude du programme complet. En 6ème : il est question de ce qu’on appelle le Rudiment (un ouvrage spécifique, on verra) : on apprend les genres et les déclinaisons ; en 5ème on poursuit avec le prétérit et le supin des verbes ; en 4ème on aborde la syntaxe et la quantité  ; en 3ème, la quantité, les figures et l’abrégé de la rhétorique -  laquelle commence donc très tôt par rapport à l’idée qu’on aura plus tard de la différence des classes (c’est là une des nuances dont je parlais, mais ce fait répond bien à la finalité que j’évoquais plus haut). Bref, les quatre années sont consacrées à une seule matière, qui est la grammaire, le latin. Pensons à notre premier cycle actuel, puisque c’est la même durée pour à peu près les mêmes âges, théoriquement… Il faut bien prendre en compte cette unité pour avoir une vision correcte de l’idéal et de la réalité de la culture et de la transmission culturelle à cette époque. Un forçage dira-t-on, un apprentissage plus qu’intensif… ou bien, la perpétuation de ce que Durkheim décrivait à propos de l’éducation chrétienne, monacale, des premiers siècles : une emprise globale et permanente sur la personne de l’enfant, avec des exercices canoniques indéfiniment répétés, on va voir lesquels (d’autant que les élèves parlent dans leur milieu social et familial toutes sortes de patois, et ne comprennent pas forcément même le français, comme certains des boursiers venus de la campagne).

     

    Je dois maintenant donner une précision très importante concernant l’enseignement grammatical des collèges. J’ai parlé en commençant de la rupture entre l’humanisme de la Renaissance et la scolastique du Moyen Age. Eh bien, c’est le moment de faire apparaître ce changement, car il est tout à fait net pour ce qui concerne l’enseignement de la grammaire. A partir de la Renaissance, nous voyons en effet s’affirmer et se pratiquer une nouvelle vision de la grammaire.

    Au Moyen Age, apprendre la grammaire, y compris dans une petite école érigée près d’une cathédrale ou dans un monastère, cela devait aboutir à savoir par cœur un traité comme celui de Donat (auteur du IVe siècle, qui a laissé un Ars grammatica), de Priscien (auteur du VIe siècle, qui a rédigé des Institutions grammaticales ), avec pour la lecture les Distiques de Caton (IIIe siècle avant J.-C.) et quelques poètes latins.  Je précise : distique, ce sont deux vers qui n’ont pas le même nombre de pieds, par exemple un alexandrin et un décasyllabe. Les Distiques moraux de Caton ont été traduits en 1533 sous le titre Les mots et sentences dorés de maître de sagesse Caton.

    De même, l’enseignement de la rhétorique visait à donner un ensemble de formules pour écrire des lettres latines, et quelques recettes pour écrire les discours attribués à de grands personnages (imiter est l’attitude intellectuelle, donc le projet d’apprentissage fondamental). En revanche, l’enseignement de la dialectique c’est-à-dire de la logique, l’art d’établir des vérités par le raisonnement, était considéré beaucoup plus important. Cet enseignement consistait lui aussi à faire mémoriser des règles d’argumentation,  toutes sortes de syllogismes par exemple, applicables aux textes des « autorités », les philosophes de l’antiquité, les Pères de l’Eglise, des écrivains ecclésiastiques réputés, etc. (voir l’usage de ces règles par la méthode de l’exposition scolastique, dans Charles Thurot, De l’organisation de l’enseignement dans l’université de Paris au Moyen Age, Besançon, 1850, p. 73 et suiv. – grand livre de référence). De ce fait, la grammaire des petites écoles était en quelque sorte préparatoire à la faculté des arts, et la grammaire de la faculté des arts était préparatoire ou  du moins annexe de la dialectique de la même faculté, donc a fortiori de la théologie, considérée comme la science la plus haute. Si, avec la grammaire, on apprenait, comme je le disais, des règles, mais aussi les exceptions aux règles, si on découvrait les raisons des genres des mots, et si on absorbait toutes sortes de théories, c’était donc avant tout dans la perspective de la dialectique, pour expliquer un texte célébré et intouchable, une vérité définitive, une « autorité ». Bref, le contenu de la dite grammaire comptait moins que le questionnement des textes, soumis à la sévère dialectique ; et la grammaire n’était pas enseignée dans le but de pénétrer la langue latine, elle n’était pas l’instrument indispensable à la maîtrise de cette langue.

    Or c’est bien là ce qui va changer dans les collèges à la Renaissance, à l’origine sous l’impulsion des humanistes italiens. Du coup, même si le Donat résiste encore longtemps (c’est un traité qui a eu des siècles de longévité scolaire !), une nouvelle grammaire s’impose néanmoins, tout à fait indépendante de la dialectique et, par différence avec cette dernière, arrimée à la rhétorique maintenant – étant entendu que la rhétorique a dans ce cadre le rôle que j’ai annoncé, dominant, la place d’honneur, la place qui était celle de la logique. Avant cela, il y a eu une phase intermédiaire, caractérisée par une sorte de rhétorique spéciale, suscitée par l’accroissement des échanges écrits, qui voient naître une sorte de sténographie pour l’échange de lettres, un Ars dictandi ou Ars dictamini. Mais peu importe. Ce qu’il faut saisir, c’est qu’aux siècles modernes, contre la logique médiévale, grammaire et rhétorique vont ensemble, ce sont deux degrés de la même matière intellectuelle. Dans les facultés d’ailleurs, elles ne relèvent plus des leçons extraordinaires où elles étaient cantonnées ; elles deviennent des enseignements ordinaires, réguliers. C’est aussi l’époque où les langues anciennes, le latin, le grec et en partie l’hébreu, je les ai mentionnés, suscitent un très fort regain d’intérêt, à cause du souci humaniste très prégnant d’établir avec la plus grande exactitude les textes anciens, que l’ont met au cœur de la culture et de la vie intellectuelle promise à l’humaine condition pour sa conquête de la dignité qui est la sienne. Cela dit, le grec s’est heurté à une certaine hostilité, étant suspecté d’avoir la faveur des protestants, les « luthériens » honnis.

    Pour nous représenter les changements dans le contenu et dans la forme de l’enseignement grammatical, jetons un œil sur le best seller incontesté de cette époque, un ouvrage utilisé du XVIe au XVIIIe siècle, la grammaire la plus courue, présente dans la plupart des collèges du XVIIe siècle, et qui finit par reléguer définitivement le Donat : la grammaire de Despautère. Le Despautère est un manuel écrit d’abord en latin, mais qui a ensuite eu une traduction française. Sa première édition est de 1537. L’auteur, Despautère, était un Flamand nommé en langue vernaculaire Van Pauteren ou Van Pautern, dont les premières publications datent de 1512.

    Remarque au passage. Si on voulait parcourir toute la bibliothèque des seuls manuels ou traités de grammaire à travers les siècles, on n’en finirait pas ; il faudrait inventorier des milliers de titres, des centaines et des centaines d’auteurs. G. Codina Mir fait une analyse déjà très érudite des nouveautés apparues dans ce domaine entre la fin du Moyen Age et la Renaissance, et on y découvre une foultitude d’auteurs et d’ouvrages singuliers (Aux sources de la pédagogie des Jésuites , op. cit., p. 91 et suiv.). Pour vous donner une idée de l’abondance de titres, je signale la recension d’Alain Choppin concernant Les manuels scolaires en France de 1789 à nos jours, INRP - Publications de la Sorbonne, 1988, le tome 3 sur les manuels de latin, qui, pour cette seule période, montre au total une liste de plus de 3000 titres ! J’en profite pour signaler un autre article de Bernard Colombat : « Les manuels de grammaire latin des origines à la Révolution : constantes et mutations », Histoire de l’éducation, n° 74, mai 1997.

    Revenons précautionneusement au Despautère. Un exemplaire de 1546 est conservé à la bibliothèque Diderot de Lyon (sous la cote 1R 35368). Il est décrit dans un petit texte « Apprendre les rudiments du latin au XVIe siècle », mis en ligne par le site de cette Bibliothèque le 24 août 2013. On voit que le texte de Despautère est composé sous forme de dialogue entre un maître et un élève (c’est là un vieux procédé didactique). On constate en outre que l’édition a progressé dans le sens d’une modernité facilitatrice de la lecture, car la mise en page comprend de nombreux retours à la ligne pour séparer les paragraphes et les phrases, avec des titres que des raffinements typographiques dégagent très nettement. Dans le contenu, il y a une certaine économie des subdivisions, alors que les ouvrages antérieurs en usaient abondamment, contribuant à compliquer l’exposé. Ne nous cachons pas qu’à cette époque, comme aux époques antérieures, la grammaire, quelle qu’en soit le support livresque, est d’un apprentissage souvent vécu comme ardu, fastidieux, c’est le moins qu’on puisse dire, j’ai déjà fait allusion à cette réalité, et les anciens élèves évoquent une véritable souffrance. D’ailleurs, ce manuel de Despautère a fatigué un jeune élève du collège Louis-le-Grand qui n’était autre que  le futur Molière, à tel point qu’il a ensuite ridiculisé l’ouvrage dans La comtesse d’ Escarbagnas et Le dépit amoureux.

    Principale différence avec les grammaires antérieures, H. Lantoine à raison d’y insister (p. 31-32), le Despautère s’est débarrassé de toute une exposition philosophique abstruse, ajoutée aux principes et aux règles pour former au total un exposé très hermétique. Par exemple, on pouvait commencer par des justifications de l’ouvrage à l’aide des catégories aristotéliciennes de cause finale, cause efficiente, cause formelle, cause matérielle. Ces sortes de subtilités logiques qu’affectionnaient les auteurs médiévaux sont très critiquées par les humanistes, on s’en doute. Dans le Despautère, on trouve donc, surtout, les catégories fondamentales (ce qu’on appelle les parties du discours) : le nom, le verbe, l’adverbe, le participe, etc., qui sont davantage accessibles directement. Jean de Viguerie, dans L’institution des enfants. L’éducation en France 16e – 18e siècle, Calmann Lévy, 1978, un petit ouvrage de synthèse très agréable, que j’ai déjà utilisé, fournit une description très judicieuse (p. 168) du manuel. Celui-ci comprend quatre parties : l’orthographe, l’étymologie, la syntaxe, la prosodie. La partition de ces catégories permettait d’utiliser l’ouvrage en fonction d’une progression par niveaux, par classes d’élèves. Les règles énoncées tout du long de l’ouvrage sont rédigées en vers (latin toujours), selon un autre très vieux procédé, destiné à favoriser la mémorisation - le point clef de l’apprentissage, nous le constatons à nouveau. Exemple, dans la partie sur l’orthographe : Omne viro soli quod convenit esto virile : soit : « tout nom qui convient seulement à l’homme est de genre masculin ». Dans une édition du XVIe siècle, il y a en plus une vignette représentant un bel ange avec des attributs virils bien évidents ! On la voit reproduite, avec l’exemple que je viens de donner, dans Le Patrimoine de l’Education Nationale… (op. cit., p. 177). C’est ce dont Molière se moque dans La comtesse d’Escarbagnas. L’énoncé des règles est suivi d’une explication, l’ordo, puis de corollaires. Associé à la règle précédemment citée, le premier corollaire dit que sont de genre masculin les noms propres des hommes, comme c’est le cas avec Plato doctus, le sage Platon… Il peut aussi y avoir des observations associées – observatio, soit, pour le même exemple, l’idée qu’on doit étendre la règle et son corollaire aux titres des hommes ; ceci débouche enfin, pour illustrer le propos, sur des citations comportant de telles expressions, empruntées à des d’auteurs renommés.

    La version originale du Despautère est un traité quasiment encyclopédique sur la langue latine. Mais dans son sillage furent publiés ces Abrégés ou Rudiments qui firent le bonheur des maîtres (à défaut de faire celui des élèves !). Dès le début du XVIIe siècle, on ajouta dans ces ouvrages des traductions en français des définitions et des règles. C’est le cas de l’édition de G. Despretz, de 1605, qui eut un grand succès à cause de cela dans toutes les classes, jusqu’en rhétorique. Au XVIIIe siècle, le livre existe et s’utilise toujours mais il a subit au cours de ses rééditions de grands changements. La plus importante modification a été apportée par Jean Béhourt, un régent qui exerçait à Rouen dans le premier quart du siècle. Jean Behourt a récrit une version simplifiée qu’adopteront de nombreux collèges. Au lieu de la forme primitive règle-commentaire avec typographie serrée – Dominique Julia dit : « dense » (Histoire de l’édition française, t. II, Le livre triomphant, article « Livres de classes et usages pédagogiques », loc. cit.  p. 486), on a des sous-titres et des lettres capitales, si bien que l’élève se repère plus facilement. Les règles, toujours énoncées en vers latins, sont suivies  de l’ordo pour éclairer la construction des propositions, du sensus pour l’explication de la signification, et des observatio pour d’autres commentaires. Surtout, chaque expression latine est désormais traduite en français et ajoutée en mode juxtalinéaire, avec des caractères romains pour le latin et des italiques pour le français. L’apprentissage par cœur est donc toujours le but recherché, et c’est à quoi l’élève est aidé par ces innovations de forme et d’organisation globale du texte.

    Camille de Rochemonteix, dans son ouvrage sur le collège jésuite de La Flèche (d’abord collège Henri IV), confirme que le Rudiment de Despautère a été longtemps là-bas la base de l’enseignement du latin (Rochemonteix, Un collège de Jésuites aux XVII et XVIIIe siècle, 1889, op. cit., p. 13). Mais il faut dire que le Despautère a été un temps rejeté par la Compagnie, du moins en France. La raison tenait simplement au fait que les Jésuites, respectant scrupuleusement les préconisations de leurs fondateurs, tentèrent d’imposer dans les collèges le manuel exigé par le Ratio, celui du père d’Alvarez, un jésuite portugais. Mais cet ouvrage s’est révélé difficile d’accès et, de ce fait, il n’est pas parvenu à supplanter complètement le Despautère. Il y eut d’ailleurs dans la Compagnie des débats, voire des protestations, y compris venant des familles, contre ce manuel d’Alvarez, si bien qu’en France, le Père Général finit par ordonner le retour à Despautère. L’enseignement du grec suscita lui aussi des conflits de ce genre. Cela étant… le Despautère essuya lui aussi des reproches dès le  XVIIe siècle, en particulier venant des éducateurs jansénistes, à Port-Royal. Ceux-ci trouvaient dans le livre une langue lourde, épaisse… sans élégance, avec des explications trop longues, de trop nombreuses divisions, et des préfaces, des avertissements, des apologies et des dédicaces parfaitement inutiles selon eux à la bonne intelligence de la matière par des jeunes esprits.

     

    Il manque encore à mon tour d’horizon quelques précisions sur la progression de l’enseignement grammatical de classe en classe, ce dont j’ai donné quand même une première idée plus avant. Voyons un collège que nous connaissons, celui de  Poitiers, chez les jésuites, d’après l’étude de Joseph Delfour, Les jésuites à Poitiers (1604-1662), (Paris, 1901, p. XL). A Poitiers, à Sainte-Marthe, au début de la période considérée, le premier livre mis entre les mains des enfants en 5ème était une Méthode de grammaire latine, parue en 1490, dont l’auteur était Michel de Naples. Avant cela, depuis plusieurs siècles et jusqu’au XVe avaient cours des Règles de la grammaire, écrites en vers par un certain Ebrard de Béthune, datant du XII ou du XIIIe siècle. Un professeur de Melle (dans le Poitou) avait ensuite divisé l’ouvrage selon les catégories grammaticales fondamentales, dont il avait retenu une quinzaine (figures, noms, verbes, mais aussi prosodie et mesure des vers, orthographe, etc.). Au XVIIe siècle, à Sainte-Marthe et au Puygarreau, on voit alors apparaître les éléments suivants, pour les trois ou quatre années de grammaire, 6ème, 5ème 4ème, et 3ème, une réalité assez proche de ce que demandait le Ratio (J. Delfour, idem, p. 263) :

    - en 6ème, le premier semestre est consacré aux rudiments du latin, ensuite de quoi on passe déjà à la lecture et l’explication de textes classiques (textes expliqués, je le redis, signifie textes traduits et éclairés par divers commentaires, dosés selon les possibilités supposées des enfants à tel ou tel niveau de classe) : quelques lettres de Cicéron , des passages des Bucoliques de Virgile, quelques pièces d’Ovide (comme le Noyer), des fables de Phèdre (à quoi s’ajoute, en latin toujours, le catéchisme – celui de Canisius en l’occurrence - et l’histoire sainte).

    - en 5ème , on progresse dans les parties du discours, puis on aborde les Epîtres de Cicéron, les Commentaires de César, l’Enéide de Virgile, ad Liviam d’Ovide, des fables d’Esope (pour le grec). J’inventorie des matières, des programmes effectivement suivis, mais, vous le constatez, je ne dis pas encore comment les choses se passent concrètement pour les élèves, si on lit et comment, si on écoute, récite, copie, etc. ; nous verrons plus loin ;  mais je vous demande de ne jamais oublier que le latin est ainsi transmis dans un processus d’immersion permanente dans l’univers de culture correspondant. En cela nous apercevons la grande différence avec les pratiques d’aujourd’hui…

    - en 4ème , même schéma : d’abord grammaire avec étude de la syntaxe, des figures (tournures de style ou autres, quand on fait varier l’ordre des mots par exemple), de la quantité ; puis les livres lus et expliqués : Cicéron, de Amicitia, les Elégies d’Ovide, la suite de l’Enéide, quelques Eglogues, et aussi (j’en passe), des textes de Catulle, Tibulle, etc.. On ajoutait dans cette classe des textes du grecs : des Fables d’Esope, le Dialogue des Dieux, de Lucien, par exemple.

    - la 3ème, est la « classe d’humanités ». Dans cette classe, on n’est donc plus au niveau de l’enseignement grammatical au sens strict, et on commence d’accéder à l’art suprême, la rhétorique, ce qui suppose d’autres lectures, de textes plus ardus : certains discours et quelques Tusculanes de Cicéron, puis César, Salluste, Tite-Live, Horace, quelques comédies de Térence, des satires de Juvénal ; et d’autres textes pour la langue grecque, parmi lesquels certains de Platon.

    Notez ici une autre nuance de taille, puisque nous nous attendons à ce que les humanités soient la classe de seconde et non la 3ème. Nous verrons un autre exemple de ce découpage. J. Delfour (idem, p. 266) nous assure  que la classe de seconde n’existera dans les collèges, les collèges des jésuites et les autres, qu’au XVIIe – je n’ai pas poursuivi mon enquête sur ce point, donc je reste prudent.

    Voilà pour les classes dites de grammaire… L’association de la grammaire aux textes d’auteurs, très clairement observable dans ce qui précède, nous révèle un procédé didactique très caractéristique dont j’emprunte la formule à H. Lantoine -  à propos des jésuites (mais peu importe)  : « L’explication des auteurs suivait immédiatement celle des préceptes » (Histoire de l’enseignement secondaire…, op. cit., p. 77). C’est dire qu’il nous faudra à la suite prendre connaissance de la liste (moyenne si l’on peut dire) des auteurs abordés dans les différentes classes.

    (à suivre)

     

     


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