• Séance 5

     QU’EST CE QUE LE NAZISME ?

    (III suite)

     

    Je reprends le cours de mon propos… Avant l’interruption, j’en étais à interroger ce que j’ai nommé l’élément de folie c’est-à-dire d’irrationalité du nazisme (comme guerre et non pas simplement comme politique). Et j’ai insisté sur le fait que la folie d’un homme (le Führer en l’occurrence) ne peut pas expliquer grand-chose de la Shoah, si bien qu’il faut plutôt parler de folie d’un système, donc d’une folie collective. Il me semble que ce raisonnement a été présenté dans la conférence dont j’ai envoyé les notes préliminaires la dernière fois.

    Je poursuis donc l’exposé interrompu après la séance 3. Au point III, j’ai annoncé deux questions, que je rappelle :

    a) dans quelles conditions collectives et sociétales la folie du système, qui n’est qu’un délire collectif ou « groupal » a-t-il pu se développer et séduire un nombre de plus en plus grand de « suiveurs » ? 

    b) quelles finalités concrètes, furent poursuivies par les individus (les « suiveurs ») ayant affiché leur adhésion à ce genre de groupe (ou de « groupement agonistique » ? – j’ai ici repris des expressions explicitées dans mon essai et lors des séances 5 et 6 de 2021)...

    1)

    a) La première question porte sur un élément de contexte, forcément apparu et sans lequel rien n’eût été possible. Mais attention : la notion de contexte ne doit être comprise ni au sens d’un simple décor, ni au sens d’un « climat ». Un contexte est un environnement de pratiques auquel les gens s’adaptent, s’habituent et finalement auquel ils prennent goût pourrait-on dire. En l’occurrence, en Allemagne, le contexte consiste d’abord en pratiques ultra violentes. Disons-le : des pratiques de mort. Ceci réfère à la guerre contre l’URSS, souvent invoquée pour expliquer l’espèce d’emballement criminel des nazis. Mais en parlant de guerre, je pense plutôt à la période suivante, c’est-à-dire, d’abord aux combats des Corps francs contre la tentative de révolution bolchevique (la « république des Conseils » en 1918-1919), puis aux multiples rixes, souvent mortelles, qui survinrent à l’occasion des élections, notamment en 1832 (voir les analyses de W. S. Allen, sur la ville de Northeim- qu’il appelle Thalburg - dans Une petite ville nazie (Paris, Tallandier, 2016 [ 1965]). L’idée de contexte définit ainsi un ensemble de circonstances dans lesquelles se développent des pratiques à l’origine de phénomènes de fureur et de foules en fureur… Ceci suggère que les nazis sont parvenus à créer de tels phénomènes de foule dans la mesure où ils ont très bien perçu ce dont les foules sont capables étant donné qu’elles sont pas nature violentes (c’est pour éclairer ce point qu’on peut, m’a -t-il semblé dans mon essai, se tourner vers les supporters des équipes sportives, notamment les supporters des équipes de football, qui apprécient de se confronter avec les supporters des équipes adverses et ce faisant de créer des conflits qui vont parfois jusqu’au meurtre (collectif : par lynchage).

     

    b) Concernant maintenant la seconde question, sur les finalités visées par les nazis, voici comment on pourrait avancer. Puisque j’évoque en général les phénomènes de violence qui traversent l’Allemagne à partir de 1918-1919, je dois préciser que ce sont des phénomènes que les instances politiques et juridiques de la République de Weimar se sont révélées impuissantes à juguler. C’est pourquoi ce contexte de violence a été finalement créateur d’une sorte de mentalité qu’on peut dire adaptée ou engagée dans un processus d’ « effervescence mentale » pour reprendre une expression de Durkheim. Arrêtons-nous un instant sur cette notion. (ce que, par manque de place et souci du lecteur, je n’ai pas eu la possibilité de faire dans mon essai). On la trouve dans le recueil que j’ai souvent cité, Sociologie et philosophie, et notamment dans l’article « Jugements de valeur et jugements de réalité » (p. 134 : lisez et relisez tout le paragraphe III...) précédemment publié en 1906 dans la Revue de métaphysique et de morale. Ensuite la notion d’effervescence est reprise en 1912, dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse ( p. 565 de la plus récente édition qui est le premier tome des œuvres complètes, publié dans la collection des « Classiques Garnier », en 2015). Cette notion a été forgée par Durkheim pour décrire des moments d’agitation collective positive (donc pas agonistiques) caractéristiques de certaines périodes de l’histoire européenne depuis le Moyen âge. En l’occurrence, la notion est utilisée par Durkheim pour décrire deux choses. En premier lieu la constitution de valeurs civilisationnelles, dans une période particulière où les hommes sont en quelque sorte transformés par l’intensification de leurs relations avec les autres…, si bien que surgit une vie psychique nouvelle. Mais quelles sont ces valeurs  ? Ce sont des valeurs capables d’inspirer pendant longtemps les motifs de certaines conduites des individus. Plus que des valeurs ce sont des idéaux en entendant par idéal d’une part ce qui se surajoute au réel, d’autre part ce qui donne aux individus des raisons d’agir dans tel ou tel sens, de faire ceci ou cela – par exemple aller dans le sens de la justice… Dans ce contexte par conséquent, un idéal est au service de la civilisation et de son progrès…

    Ces précisions étant faites, intéressons-nous à une citation que j’extrais des Formes élémentaires..., p. 565, Durkheim écrit (il cherche alors à saisir l’origine des phénomènes religieux…) :

     

    « … si la vie collective, quand elle atteint un certain degré d’intensité, donne l’éveil à la pensée religieuse, c’est parce qu’elle détermine un état d’effervescence qui change les conditions de l’activité psychique. Les énergies vitales sont surexcitées, les passions plus vives, les sensations plus fortes ; il en est même qui ne se produisent qu’à ce moment. L’homme ne se reconnaît pas ; il se sent comme transformé et, par suite, il transforme le milieu qu l’entoure (…) Il prête aux choses avec lesquelles il est le plus directement en rapport des propriétés qu’elles n’ont pas, des pouvoirs exceptionnels, des vertus que ne possèdent pas les objets de l’expérience vulgaire. En un mot, au mode réel où s’écoule sa vie profane il en superpose un autre qui, en un sens, n’existe que dans sa pensée, mais auquel il attribue, par rapport au premier, une sorte de dignité plus haute. C’est donc, à ce double titre, un monde idéal. »

     

    Le schéma présenté ici, celui de la poursuite d’un idéal, me semble valable avec les nazis. Et c’est bien ce qui permet de comprendre les fins meurtrières que les nazis se sont données. Mais cette compréhension est possible à la condition de penser l’idéal négativement, c’est-à-dire pour représenter une processus anti-civilisationnel (alors que Durkheim, je le répète, décrit un processus positif et civilisationnel) - ce qui signifie qu’un idéal peut être autant au service d’une passion civilisationnelle qu’au service d’une passion régressive et anti-civilisationnelle. Par ce biais, les nazis peuvent aller dans le sens de l’injustice, de la ségrégation, bref du racisme. Ceci explique aussi l’espèce de fausse religiosité, de spiritualité pseudo-prophétique que le Führer essaye (et parvient) à faire reconnaître. Dans tous les cas, l’idéal a le pouvoir de configurer le réel (Durkheim dit que « L’idéal tend à ne faire qu’un avec le réel », article cité, p. 134).

    J’ai déjà abordé la notion d’idéal, que j’ai associée à la sociologie durkheimienne. Cf. cours de 2014, séances 2 et 7 (sur les idéaux enseignants) ; dans la séance 7, je fais d’ailleurs allusion au nazisme et à la négativité anti-civilisationnelle de ses idéaux... Et plus loin dans cette même séance 7 de 2014, dans un paragraphe consacré à Durkheim, j’ai évoqué l’idée de « substance sacrale » de l’idéal (en référence à Charles Taylor). C’est le point qui me semble important pour comprendre quelque chose, enfin, à la volonté de tuer qui est le propre des nazis et, après eux, des jihadistes de notre triste époque... Des gens qui commettent des crimes sans nom en étant persuadés qu’ils agissent dans le sens du Bien ! C’est un invraisemblable paradoxe, mais justement, c’est ce qu’il faut chercher avant tout à saisir.

    Durkheim entend démontrer que les moments d’effervescence sont ceux durant lesquels les gens se rapprochent (notion très importante dans l’optique sociologique – et qu’il ne faut donc pas négliger ; c’est d’ailleurs en ce sens que j’ai parlé dans mon livre d’un dégagement de « chaleur sociale ») ; les hommes échangent davantage, ils ont des occasions de discuter dans le cadre d’instances faites pour cela, des réunions, des assemblées… etc. Ici chacun reconnaîtra plusieurs événements mémorables de l’histoire française… (à propos des événements de mai 1968  on a dit qu’il s’agissait de « parolisme »…un terme intéressant mais insuffisant si je m’en tiens à ce qui précède… Quant à moi, je me souviens à Paris de l’Odéon…, un théâtre transformé en lieu de débats permanents, jour et nuit!)

    Donc au total, en réunissant ces deux aspects, on peut dire que les moments d’effervescence sont des moments d’enthousiasme collectif (ce qui s’applique donc, comme je viens de le suggérer, exclusivement à des réalités sociales ou groupales) qui confèrent à une époque des capacités créatrices sur le terrain moral. Les exemples donnés par Durkheim dans l’article que je mentionnais, ce sont, aux XII et XIIIe siècle, la crise qui entraîne toute la population de l’Europe vers les Universités (d’où la création de la scolastique) ; puis la Renaissance et la Réforme (création de l’humanisme et du protestantisme) ; ensuite l’époque révolutionnaire (création des droits de l’homme et de la démocratie libérale - c’est moi qui spécifie l’exemple) ; et enfin les « grandes agitations sociales  du XXe siècle » (création des revendication ouvrières, de l’Internationale socialiste, etc. - je complète à nouveau) .

    Mais comme je l’ai annoncé, contrairement à Durkheim, pour éclairer le nazisme, je relie ces phénomènes à la recherche de conflits et à la volonté collective de combattre. Pour développer cette notion d’« effervescence » sans trop m’écarter de Durkheim, mais pour en faire un outil de compréhension du délire… anti- juif, je propose donc (et c’est l’apport critique que je revendique, pour faire suite à Durkheim sans lui être en tous points fidèle), que la période 1918-1933 en Allemagne est un moment d’effervescence, mais, cette fois, au sens d’une préparation et d’une organisation de la guerre raciale… Une période noire, une période de régression ai-je dit (un moment de décivilisation), qui promeut les idéaux de suprématie d’une prétendue race sur les autres, et c’est ce que je qualifiais d’anti-civilisationnel.

    J’insiste : ce sur quoi je voudrais attirer votre attention, c’est le fait qu’en Allemagne dans ces années 1920 et 1930, tout ce qui se passe obéit à ce schéma durkheimien. On voit bien les rapprochements, les discussions, et toutes les situations d’échanges (situations politiques, « associatives », etc.)  ; mais ceci s’étaye sur des intentions et se donne des finalités de violence, de guerre et de meurtre (voir le putsch de 1923, conduit par Hitler, qui commence par un meeting dans une brasserie de Münich)… Autrement dit, dans cette période et dans ce pays, sont bien présents tous les éléments que Durkheim avait identifiés. D’où également, et surtout, la formation d’idéaux… Sauf que ce sont des idéaux mortels… En relation avec un tel contexte, le recours à cette notion d’idéal pourrait ainsi analyser le fait que les nazis disent agir dans le sens du Bien autrement dit dans un sens moral (j’ai parlé d’un paradoxe essentiel). Tout ceci démontre, me semble-t-il, que rester dans le sillage de la théorie de Durkheim mène à investir un terrain sociologique assez éloigné de son optimisme, le terrain du conflit, mais ici, en plus, développé dans un sens négatif, agonistique, comme vengeance paranoïaque.

    2)

    Le processus même du meurtre génocidaire s’impose dans cette logique. Il consiste essentiellement à susciter contre des ennemis, désarmés, des comportements déchaînés de foule, c’est-à-dire de meute (terme emprunté à Elias Canetti) ou encore de horde (terme de Freud)… J’écris cela début octobre 2023, dans le contexte de l’attaque terroriste contre Israël et les israéliens et, hélas, ce qui me semble grandement confirmer ce que j’ai (trop discrètement) établi dans mon essai : la filiation qui réunit les SS d’hier et les jihadistes d’aujourd’hui. J’entends par jihadiste celui qui voue son action meurtrière (pogromiste) à l’instauration d’une société fondée sur un exclusivisme religieux, donc ségrégationniste et… raciste. On me permettra donc, immodestement peut-être, de voir dans ce rapprochement une confirmation de mon hypothèse sur la vie et les tendances des « groupements agonistiques ». Quel que soit le terme choisi, « rassemblement », « groupement » ou autre, on a affaire un moyen d’action particulier, l’assassinat (avec la plus grande cruauté et le plus grand sadisme possibles.

    Je note au passage que la proximité des différentes expression du racisme institué (comme celui des « Frères musulmans ») avec le totalitarisme sur les modèles hitlérien ou mussolinien, s’explique facilement par l’incompatibilité entre les pratiques discriminatoires et les présupposés égalitaires des sociétés libérales et démocratiques. Celles-ci, si je suis clair, sont forcément en butte à la détestation jihadiste.

    Comment décrire la vie des groupements agonistiques? Revenons à une analyse sociologique (je n’ose dire durkheimienne, mais c’est quand même la théorie qui m’inspire). Remarquons à nouveau que, dans un tel groupement, constitué ou en voie de l’être, les échanges sont plus fréquents, les affirmations de valeurs sont plus intenses (ce qui se traduit par des revendications d’honneur et des conduites de loyauté – c’était dans le programme et même la devise des SS : « Mon honneur s’appelle fidélité »). Donc, j’insiste une fois de plus, les gens se rapprochent… Quoique, en même temps, ils sont aussi rivaux les uns à l’égard des autres, puisque chacun cherche toujours à mériter plus que les autres ou avant eux, l’estime, l’affection et la reconnaissance de ses chefs. J’emprunte cette remarque à Freud et à ce fameux texte de 1921 intitulé, Psychologie collective et analyse du moi...

    Autre donnée importante : dans ces groupements, les gens se savent semblables les uns aux autres, et ils reconnaissent toujours en autrui un proche. Ce sont des amis, au sens fort ; et c’est pourquoi ils sont ravis de se côtoyer (ce qui est cohérent avec l’option raciste). Mais prenons-y garde : cette similitude se joue sur une base généalogique… : les personnes associées à ces groupes ont les mêmes ancêtres, elles proviennent des mêmes régions qui sont les leurs depuis des siècles, etc. (comme les jihadistes musulmans considèrent qu’ils ont en Arabie Séoudite ou en Palestine une terre historiquement sacrée ; ou bien comme… les supporters des équipes de football qui soutiennent les joueurs de leur ville ou de leur pays…). Sur cette base surviennent les explosions de haine contre ceux qui sont tenus à l’extérieur du groupe et dont on estime qu’ils profanent la terre sacrée, qui offensent la généalogie, et qui, de ce fait, deviennent les ennemis qu’il faut tuer.

    Dans ces conditions, la violence et notamment le meurtre, commis en groupe, en foule, en meute (par différence avec la violence des individus du type de l’époux qui assassine son épouse ou bien du malfrat qui cherche à se remplir les poches en attaquant des passants), resserre les liens dans le groupe, et concourt à promouvoir ce groupe en tant que réalité fusionnelle. Le meurtre est le carburant de l’être-ensemble. Ceci montre que le grégarisme maintient le groupe comme groupe, donc qu’il répond à un besoin vital du groupe en question. Je suis persuadé que si les groupements agonistiques ont une vocation à combattre, c’est aussi (pas seulement bien sûr) pour resserrer toujours plus les liens entre les individus qui composent ces groupes. Voilà ce que cherchent les nazis (je vous laisse effectuer un éventuel rapprochement avec les monstrueux assassinats commis dernièrement en Israël… sans oublier de passer la politique d’Israël au crible de la critique – mais c’est à mon avis une autre question, qu’on ne doit pas poser en suggérant une équivalence des morts dans les deux camps, dont l’un attaque et l’autre se défend).

    3)

    Revenons aux nazis. Je pense que, dans le contexte d’effervescence typique de la période revancharde et ultra violente post défaite de 1918, s’impose à la conscience de nombreux Allemands un motif typiquement paranoïaque de combattre, proclamé par certains leaders d’abord peu écoutés puis, dix ans plus tard, véritablement adulés. C’est le cas de Hitler . Cette façon de voir suppose que la force de conviction et d’entraînement du Führer, son « charisme » comme dit Ian Kershaw (c’est l’hypothèse centrale de ses travaux) ne serait rien sans le désir profond de combattre (et de combattre les Juifs) autrement dit que Hitler ne fait que révéler ou réveiller ce désir chez les sujets auxquels il s’adresse. Je l’ai dit, ce désir est typique des foules et des situations où un sujet fait partie d’un groupement qui, finalement, le possède. Un groupement auquel il appartient, ou mieux, auquel il est profondément attaché (dans mon essai sur l’histoire du nazisme, p. 123, on trouvera un paragraphe où j’explique pourquoi la notion d’attachement me semble préférable à celle d’appartenance).

    En conclusion, je reviens à mon point de départ, et je maintiens l’idée qu’il faut décrire le nazisme comme une folie, mais en prenant une série de précautions - que je résume de la façon suivante :

    a) Parler de folie n’est pas prononcer un constat d’incompréhension (sur le mode « c’est fou, donc c’est incompréhensible »). Au contraire, c’est un moyen de comprendre. Comme a pu dire Marc Bloch dans Apologie pour l’histoire (publié en 1949 ; je me réfère à l’édition Dunod de 2020) : faire de l’histoire c’est toujours chercher à comprendre (sans juger). M. Bloch écrit cela pendant la guerre alors qu’il est traqué par la Gestapo et le SD. Il a été fusillé en 1944.

    b) Donc le nazisme ne relève certainement pas de la folie d’un individu, d’un homme. Il est bien plutôt folie d’un ou de plusieurs collectifs (même si des individus nazis sont vraiment des fous, Hitler en premier). La folie paranoïaque est sans doute l’état psychique normal de cette sorte de supra-individu qu’est un groupe. Paranoïa : folie qui s’introduit comme réaction à une menace, et qui plus est une menace de mort… venant de qui ? D’un supposé ennemi.

    c) n conséquence mon propos ne consiste pas à faire une histoire psychiatrique du nazisme. Et même, je considère que, dès lors qu’on parle d’une pulsion de mort collective, il faut aussi admettre que le devenir majoritaire de ce motif, pour un groupe et les individus dont le désir est désir du groupe, ce motif disais-je, ne définit pas une anomalie mais au contraire la vie normale de ce groupe… qui cherche à sa maintenir dans l’existence (comme une personne qui cherche à prolonger sa vie).

    d) De ce fait, on ne saurait voir dans les nazis des gens qui seraient en dehors de l’humanité, qui seraient à part de l’humanité ordinaire. Je ne les exclus pas de l’humanité, je n’en fait pas des étrangers radicaux (en disant cela je réponds à une objection qu’on pourrait me faire). C’est même l’effrayant. Non pas que nous pourrions tous être nazis. Je dis juste que nous aussi, comme tout humain, nazis ou pas, nous pouvons désirer la mort de certaines personnes. Il suffit de circonstances propices. Des occasions favorables. Alors, quelle est la différence entre les nazis et nous ? C’est que d’une part nous ne destinons nos souhaits qu’à des individus et pas à des peuples ; et que d’autre part nous ne passons pas à l’acte. Si nous éprouvons le désir de nous débarrasser pour toujours de certains gêneurs, nous n’envisageons pas une seconde de les tuer. Les nazis sont donc des humains qui éprouvent de motifs qui sont aussi possiblement les nôtre, mais eux… passent à l’acte, sous l’action des groupements agonistiques qu’ils ont érigés avec passion (ce qui exigeait l’analyse la plus complète possible de la constitution et de la vie de ces groupements, ce que je crois avoir fait dans mon essai).

    J’ai répondu aux questions rappelées ici au début de mon exposé d’aujourd’hui : a. dans quelles conditions collectives et sociétales le délire nazi a pu convaincre un nombre de plus en plus grand de suiveurs ; et b. quelles finalités furent poursuivies par les individus ayant approuvé ce projet et ayant participé à l’action d’un « groupement agonistique ». 

    Pourtant, cela n’épuise pas entièrement la question de savoir quel fut rôle exact de Hitler dans le déclanchement et l’effectuation du génocide des Juifs, la Shoah… J’accepte évidemment l’idée que malgré le déplacement de la folie individuelle vers une folie du système, il ne faudrait pas minorer le rôle de Hitler. I. Kershaw admet que c’est un « rôle crucial » (p. 426 de Qu’est-ce que le nazisme ?). R . Binion, dans Hitler et l’Allemagne, op. cit., p. 226-et suiv., parle d’un « mystérieux pouvoir personnel »… Alors comment résoudre ce problème ? Je redis d’abord que je refuse de penser que l’adhésion des foules aux thèmes racistes s’expliquerait par la force de conviction de l’homme Hitler, qui aurait été détenteur d’une qualité exceptionnelle – que certains de ses disciples lui ont amoureusement reconnu (ce fut le cas de Goebbels). En fait le constat que je fais est simple : Hitler a la capacité de représenter et de montrer ce que les gens désirent profondément (consciemment ou inconsciemment ) : combattre et tuer un ennemi. Et Hitler est le grand désignateur d’un ennemi, le Juif. C’est dire aussi qu’il ne fixe pas un programme de meurtre, car il lui suffit de susciter la croyance dans la vérité de sa désignation.

    Ici j’ajoute ce que j’ai insuffisamment mis en lumière (y compris dans mon essai) ; à savoir que la croyance dans le verdict hitlérien (« notre ennemi est ‘le’ Juif ») tient à ce que ce verdict fait l’objet d’une expression quasi religieuse, sacrée en tout cas (Hitler s’annonce comme un prophète, et il était lui-même persuadé d’être guidé par une divine providence… laquelle l’aurait même préservé lors d’ attentats où il manqua de laisser la vie!). Cette dimension religieuse relève de ce que j’ai plutôt nommé un idéal (dé-civilisateur ai-je expliqué).

    Dans tous les grands massacres qui jalonnent l’histoire dont je parle, cette dimension religieuse est toujours présente, sous une forme ou sous une autre – plus ou moins explicite. Je dis bien toujours. Il est probable que cela surgit voire se constitue précisément dans les moments d’effervescence sociale. Je reste prudent parce que je n’ai pas fait de recherche spéciale sur cette question. Disons que ce serait à voir...

    Sur les aspects religieux de l’attaque terroriste contre Israël ces deniers jours (aspects tellement évidents qu’on finit par les oublier) voir l’interview d’Alain Juillet ex directeur de la DGSE. https://www.youtube.com/watch?v=vwu6Eh0lH10 (Je n’aime pas du tout la station de radio concernée mais, après tout, une fois n’est pas coutume ; et les arguments de Mr Juillet me semblent assez équilibrés).


    votre commentaire