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    Séance 8

    LA TYRANNIE NAZIE

     

    Pour qualifier le régime nazi, je disais ma préférence pour le terme tyrannie plutôt que pour celui, plus savant et plus usité par les spécialistes, de totalitarisme. Ma préférence, je dois l’avouer, a des raisons en quelque sorte pédagogiques. Disons que tyrannie est un terme plus commode à utiliser, et plus facile à comprendre. C’est pourquoi je vous propose de nous en tenir à cela. En attendant des approfondissements éventuels.

    Je ne reviens pas sur la généalogie du mot totalitarisme, qui remonte à l’Italie fasciste et à Mussolini. Je recommande sur ce sujet la lecture de l’article « Totalitarisme » dans le très bon Dictionnaire de philosophie politique publié en 1996 aux PUF et rédigé par de nombreux auteurs sous la direction de Philippe Raynaud et Stéphane Rials. Je vous propose de retenir qu’il y a eu un usage affirmatif et positif du mot. On a parlé en Italie d’un « État totalitaire ». En revanche dans la perspective savante, élaborée notamment par Hannah Arendt, totalitarisme désigne une sorte de corruption ultime de la vie politique moderne (il n’y a pas pire!), ce qui, en outre, s’appliquerait aussi bien à l’Allemagne nazie qu’à l’URSS de Staline Cette comparaison a toujours gêné les historiens et les intellectuels marxistes, qui d’ailleurs sont parvenus à retarder en France la publication des œuvres d’H. Arendt…

    Sur le seul sujet du rapport communisme-totalitarisme, la bibliographie est immense… je me contente ici du minimum. Concernant H. Arendt, je renvoie aux trois volumes intitulés Les origines du totalitarisme, qui datent de 1951 - et de 1973 en français, dont on peut lire une bonne traduction dans une édition de poche, la collection « Points » du Seuil ; c’est la troisième partie qui porte pour titre Le système totalitaire, et qui contient les thèses principales, bien connues et toujours à méditer il me semble, d’Arendt (le premier volume, qui traite entièrement de l’antisémitisme, est peut-être moins intéressant)…

    Raymond Aron, qui a d’abord utilisé le mot tyrannie (dans un article écrit avant la guerre et publié dans le recueil Machiavel et les tyrannies modernes, de Fallois, 1993 ; c’est l’article « Machiavélisme et tyrannies » ; voir les remarques de Ph. Raynaud, dans la Revue des deux mondes d’octobre 2015), s’est ensuite laissé tenter par le mot totalitarisme (son ouvrage Démocratie et totalitarisme, qui date du milieu des années 1950, appartient à une série traitant en général des sociétés industrielles (je le cite dans l’édition Gallimard Folio, de 1965). Mon humble avis est que R. Aron n’a pas apporté grand-chose sur ce sujet.

    Enfin, pour évoquer un auteur contesté, je renvoie au livre dirigé par Ernst Nolte, Fascisme et totalitarisme, dans l’édition Bouquins chez Robert Laffont (Paris, 2008), qui contient plusieurs articles très complets donc très utilisables, sur l’Action Française, sur le fascisme italien, sur le nazisme, etc. 

     

    I)

    L’organisation

    1) Qu’est-ce qui définit en général une tyrannie ? C’est d’abord la suppression des libertés publiques. Sur ce point, les nazis ont probablement bénéficié de l’opportunité que leur offrait l’incendie du Reichstag (27 février 1933 – peut-être manigancé par eux… on ne sait pas -étant donné qu’un lampiste a été arrêté, jugé et exécuté), car pour l’occasion, Hitler a incité Hindenbourg à promulguer des lois d’exception qui ont ont permis de mettre hors la loi les partis politiques existants, en même temps que les nazis enfermaient les opposants, décrétés ennemis du Reich et du peuple allemand, dans des camps de concentration - nouvellement crées (dès 1933). Saul Friedländer, dans Les années de persécution, op. cit., ajoute que, après les élections législatives de mars 1933, lors desquelles les nazis n’obtiennent pas la majorité absolue au parlement, ils choisissent de s’unir avec le DNVP ce qui leur permet de faire adopter le 23 mars une loi d’habilitation (Ermächtigungsgezetz) qui dessaisit le Reichstag et confère les pleins pouvoirs législatifs et exécutifs au chancelier Hitler. Après cela, les régions, les Länder, sont « mises au pas », de même que les partis sont dissous (sauf le NSDAP) et les syndicats supprimés et remplacés par le « Front du travail allemand ». Nous allons voir sans tarder comment cette question cruciale a été abordée.

    A cette première notion, essentielle, de la tyrannie, on peut sans doute ajouter ce qui va avec, à savoir d’une part la mise en œuvre d’une répression policière très intense, et d’autre part l’omniprésence à la tête de l’État d’un chef charismatique énonciateur de vérités indépassables, ce qui définirait une forme de despotisme.

    Mais alors, quelle est la différence entre totalitarisme et tyrannie ? Elle ne tient pas à un grand nombre de choses. L’idée de totalitarisme retient bien sûr les premières définitions de la tyrannie, que je viens de rappeler.

    Dans Démocratie et totalitarisme (op. cit.), pour définir le totalitarisme, R. Aron, qui s’inspire d’auteurs plus anciens, envisage ainsi (p. 284-285) :

    - le monopole de l’activité politique par un Parti (c’est le phénomène du Parti unique, qui définit en fait le fascisme). Martin Broszat, dans L’État hitlérien (op. cit., p. 158) parle d’un « État du Führer », qui se définit précisément par l’imposition du Parti unique ;

    - la diffusion par ce Parti d’une idéologie qui a valeur de vérité officielle ;

    - la détention par ce Parti de tous les moyens de persuasion pour imposer cette vérité (sont ainsi contrôlés et asservis les médias qui deviennent instruments de propagande : chez les nazis, voir le rôle très important joué par le Ministre de a propagande (Ministère de l’éducation du peuple et de la propagande du Reich) dirigé par Joseph Goebbels ;

    - la soumission à l’État de toutes les activités économiques ;

    - Tout devient activité de l’État si bien que n’importe quelle déviation est pensée comme faute idéologique… D’où, dit R. Aron, la terreur qui règne sur les esprits…

    Pour résumer, on a donc : un parti unique avec un chef suprême (souvent adulé), une idéologie officielle, un contrôle policier, le monopole des médias et une économie globalement planifiée (chose également typique des nazis, qui ont d’ailleurs réussi dans les années 1930 à juguler un chômage gigantesque). Voilà où je voulais en venir : ceci caractérise tout à fait ce que je propose de qualifier plus simplement de tyrannie. Je pense donc que la définition par R. Aron du totalitarisme ne dit rien de plus sur ce sujet que ce que l’on peut dire d’un régime tyrannique (et c’est en cela que je disais que R . Aron n’a pas apporté grand-chose à la question).

    Tel n’est pas le cas, en revanche, des analyses d’H. Arendt, plus subtiles et profondes me semble-t-il, parce qu’elles insistent davantage sur les phénomènes sociaux engendrés par la mainmise sur la vie collective, parmi lesquels je retiens avant tout l’idée d’un mise en mouvement permanente des masses (« un mouvement constamment en mouvement » dit Arendt dans Le système totalitaire, op. cit., p. 49) qui sont toujours mobilisés par la propagande, et aussi, me permets-je d’ajouter, par la participation quasi obligatoire à des organisations adaptées aux différentes catégories de population - voir la Hitlerjugend - la Jeunesse hitlérienne, ou bien le rôle de l’organisme destiné à offrir et gérer des loisirs populaires intitulé Kraft durch Freude – la Force (la puissance) par la joie, etc. Arendt parle d’ailleurs de la nécessité pour un régime totalitaire, d’ « encadrer autant de gens que possible » (idem, p. 50).

    Or Selon Arendt, tout cela suppose une atomisation des individus c’est-à-dire un affaiblissement des liens traditionnels (dans la famille notamment, qui est quasiment mise hors jeu par les institutions réservées à le jeunesse). Elle dit exactement (p. 39) : «  La principale caractéristique de l’homme de masse n’était pas la brutalité ou le retard mental, mais l’isolement et le manque de rapports sociaux normaux ».A vrai dire, ceci, qui semble certain si on regarde le rôle de la Hitlerjugend par exemple, est aujourd’hui assez fortement contesté (cf. l’article « Totalitarisme » cité plus haut, p. 703 colonne de droite).

    Pour ma part,  je préfère insister dans un autre sens qu’Arendt sur les procédures de rassemblement et même de fusion des individus dans des groupes (de combat ai-je insisté en parlant de « groupements agonistiques »)… Mathilde Aycard et Pierre Vallaud, dans leur dictionnaire intitulé Allemagne IIIe Reich (Perrin, 2013 [2008]), au moment d’évoquer l’ « esprit soldatesque » (p. 83) - ce qui se limite pour eux à un sentiment de camaraderie au combat-, désignent eux aussi un projet communautaire de Hitler. C’est ainsi que, pour les nazis au pouvoir, La Volksgemeinschaft (communauté raciale), et la Volksgenosse (communauté nationale) doivent et peuvent effacer les différences entre classes sociales, comme c’était le cas, précisent-ils, pendant la guerre, au front. Cette remarque me paraît très juste et donc me convient fort bien. C’est tout fait convergent avec l’observation des tendances à se regrouper, c’est-à-dire des tendances grégaire, qui poussent non seulement à entrer en rapport avec autrui, mais aussi à établir des liens affectifs dans l’ensemble ainsi créé (qui est toujours un groupe de semblables, donc un groupe où on se reconnaît même sans s’être jamais connu!). Ces auteurs signalent en outre le succès des mouvements de jeunesse et des formations paramilitaires, ce qui traduit la volonté d’uniformiser le Reich et d’en faire un ensemble unanime (« Un État, un peuple, un chef » : « Ein Reich, ein Volk, ein Führer »).

    Dans cet ordre d’idées, les enseignants sont contraints de faire partie d’une « Ligue nationale-socialiste » ; ce qui, pour nous, aboutit à un endoctrinement systématique (comme pour la jeunesse dans la Hitlerjugend, les filles étant admise dans un organe spécial, la Ligue des jeune-filles - ou bien des « demoiselles » - allemandes, la Bund Deutscher Mädel, BDM). Le contrôle des enseignants a été organisé par Bernhard Rust, qui fut nommé en 1934 ministre « de la science et de l’éducation et à la Formation du peuple » (c’était un ancien instituteur révoqué pour des troubles mentaux). En 1933-1934 le corps professoral de l’Université est épuré de 15% (il y a des purges régulières dans toute la population) après quoi recteurs et doyens sont désignés par le gouvernement.

    Les autres professions sont soumises au même régime : les avocats ont obligation d’adhérer à l’ « Association des juristes nationaux-socialistes » qui devient en 1936 « Association des officiers de justice nationaux-socialistes ». Il y a aussi une Chambre de la culture du Reich, pour les professions intellectuelles… etc. Une histoire drôle (que je tire de l’ouvrage de M. Aycard et P. Vallaud) se raconte à l’époque dans ce contexte : c’est l’histoire d’un père de famille qui trouve la maison vide en rentrant chez lui. Pourquoi ? Parce que la femme s’est rendue à l’Association des femmes nationale-socialistes, tandis que le fils était astreint a effectuer un exercice de nuit, et que la fille participait à une soirée de la BDM. Du coup, le père se rend à une réunion du Parti…. Mais quand tous sont de retour, ils constatent que des cambrioleurs les ont dévalisé sans oublier de laisser un mot pour… remercier le Führer ! .

    A l’appui de l’embrigadement, les nazis ont en outre mené des actions spécifiques de charité, très importantes selon moi. Cette tactique a été reprise aujourd’hui par les groupes jihadistes dans les pays arabes et ailleurs... Dès Noël 1933, le Parti nazi organise des fêtes qui se terminent par une distribution de cadeaux (idem, p. 169). Sont ainsi affirmées les valeurs européennes traditionnelles de l’assistance, et, plus modernes, de la solidarité - tout cela, je le répète, grâce à l’action des organisations qui encadrent la population. Associées à cela, une série de mesures : l’instauration des congés payés, ou encore la loi (de février 1933) qui atténue les menaces de saisies et des expulsions, etc. (je ne parle ni des spectacles ni des concours sportifs, ni de l’importance de la radio, qui pénètre dans tous les foyers…). Sur toutes ces questions je renvoie à nouveau à un (très intéressant) chapitre de M. Aycard et P. Vallaud intitulé « Pourquoi le nazisme s’installe-t-il ? » (p. 155- 178).

     

    2) François Delpla, dans Une histoire du IIIe Reich (Paris, Perrin, 2014, p. 47), pour définir la singularité de la tyrannie nazie, reprend la notion de polycratie (cf F. Neumann, Béhémoth – Neumann dont Raoul Hilberg est considéré comme un disciple). Cette notion décrit la répartition du pouvoir entre les mains de quatre instances majeures : les militaires, les fonctionnaires, les nazis, les industriels. F. Delpla se réclame en outre de R. Hilberg qui a adopté le même type d’hypothèse en parlant de quatre hiérarchies centralisées, agissant isolément, sans législation pour délimiter leurs prérogatives. Je cite ces travaux parce que cette diversité d’instances décisionnelles permet de saisir le désordre inhérent à l’organisation étatique (ou para-étatique) des nazis, qu’on qualifie souvent d’anarchie, de « chaos organisé », ce qui est en effet une caractéristique du pouvoir nazi (au moment où celui-ci prétend agir sur des espaces conquis, considérés comme des territoires entièrement vierges).

    Ceci, selon F. Delpla, explique que ces quatre instances aient été les premières visées par la « mise au pas », la Gleichschaltung (à, nouveau, je signale que sur ce seul sujet il existe une immense bibliographie, que je ne prends pas la peine de citer…). Je vous propose de suivre l’indication de F. Delpla, qui définit bien la politique suivie peu après l’accession au pouvoir et l’adoption des lois d’exception. Au sens strict, Gleichschaltung signifie alignement, coordination où synchronisation  et c’est ce qu’on traduit la plupart du temps par « mise au pas » … Voir le Dictionnaire des fascismes et du nazisme, de Serge Bernstein et Pierre Milza - Paris, Tempus, 2010, p. 388 et suiv. ; ainsi que M. Aycard et P. Vallaud, Allemagne…, op. cit., p. 707. Cette période, qui va de mars 1933 à juin 1934, voit la suppression des oppositions et des Partis. De ce fait le pouvoir est concentré entre les mains du seul Führer, ce qui, selon moi, confirme la pertinence du mot tyrannie.

    La politique de Gleichschaltung  entraîne la suppression de toute autonomie des Länder (pas la supression des Länder eux-mêmes, sauf exceptions), et en l’occurrence la dissolution de leurs gouvernements issus d’élections. Ils sont remplacés par des exécutifs que dirige un commissaire du Reich, le plus souvent (pas toujours) le Gauleiter local. Ceci commence le 5 mars à Hambourg, puis s’étend à toute l’Allemagne. En Prusse, Göring succèdera à von Papen comme chef de l’exécutif. Et pour caractériser ce pouvoir, retenons que même si Göring est premier ministre de Prusse, il n’a pas de fonction précise et n’est pas à la tête d’un cabinet.

    A ce moment sont aussi interdites, avec les partis et les syndicats, les organisations paramilitaires non nazies comme la Bannière du Reich, fondée en 1924, avec son symbole des trois flèches (ne pas confondre avec le Reichsbanner qui est la milice socialiste), rivale des SA et du Stahlhelm (ou « Casque d’acier », une puissante organisation d’anciens combattants) ; ou comme le Front rouge des combattants, de tendance socialiste disent M. Aycard et P. Vallaud , mais qui va être absorbé par la SA). W. S. Allen (Une petite ville nazie, op. cit., p. 185), note qu’à Northeim, le Reichsbanner tient sa dernière réunion en février. Cette réunion est autorisée mais limitée dans une brasserie à l’air libre et pas dans la rue où défilent les SA.

     

    3) Voici donc l’enchaînement des faits. La naissance du IIIe Reich a lieu le 30 janvier 1933, lorsque Hitler est promu chancelier, ensuite de quoi, sans attendre le décès du Président, le vieil Hindenbourg, Hitler commence par supprimer 17 États, dont la Prusse (qui occupe 3/4 du territoire), Göring devenant ministre de l’intérieur et ministre d’état (ministre du Reich) dans ce nouveau gouvernement. Wilhelm Frick est ministre de l’intérieur (il y a donc à ce moment seulement deux ministres nazis). Fin février, un décret permet à Göring de recruter des policiers volontaires dans sa lutte contre les communistes, et alors des SA, des SS et des membres du Stahlhelm vont se présenter, être acceptés, et du coup vont devenir une terrible police auxiliaire (Hilfspolizei). A Northeim. selon W.S. Allen (Une petite ville…, op. cit. , p. 189), ce sont 30 hommes, recrutés parmi les SS et les SA, qui, le 1er mars, sont nommés policiers auxiliaires, avec chemises brunes et brassard blanc. Ils se sont déjà battus contre les hommes du Reichsbanner. A peine recrutés, ils font une descente chez un chef du KPD, un communiste, procédant à une fouille en règle, très brutale, qui se termine par un mandat d’arrêt sur le motif de distribution de tracts prohibés. Idem chez des hommes du SPD. C’est alors que le journal du SPD, le Volksblatt, est interdit. Ces groupes paramilitaires agissant loin de Berlin ou Munich, installent en outre des haut-parleurs place du marché et dans la grand-rue, pour diffuser leur propagande à grand renfort de slogans. Au lendemain des élections, le 6 mars, ils organisent en outre une retraite aux flambeaux, à laquelle participeront 600 SA, des SS, des garçons de la Hitlerjugend, et les hommes du Stahlhelm en uniforme. Le tout s’achèvera par un grand feu de joie au parc municipal.

    Le 24 février, Göring lance sa police contre la Karl-Liebknecht-Haus, qui est le siège berlinois du Parti communiste, où est découvert un prétendu matériel de « haute trahison » …

    Le 27 est le jour de où flambe le Reichstag. Et le lendemain, le 28, Hitler fait adopter par von Papen, le Président de la Prusse, par le cabinet et Hindenburg, Président du Reich, un nouveau décret (dit d’urgence) : et c’est la naissance de la dictature. Lincendie du Reichstag arrive à point nommé, je l’ai dit, ce qui fait peser un soupçon sur les nazis. Et Hindenbourg, le lendemain, signe donc ce décret « pour la protection du peuple et de l’État » - ce qui fait penser à un décret antérieur, du 4 février, qui autorisait la police à saisir des journaux ou à interdire des réunions pourvoyeurs de « fausses nouvelles nuisant aux intérêts de l’État ou diffamant les autorités et les fonctionnaires ». Comment la dictature s’impose-t-elle à travers ce décret donc à travers les lois d’exception qui font suite à l’incendie du Reichstag (je suis le texte de F. Delpla, p. 64). ? Six articles sont promulgués. Le premier suspend nombre des libertés garanties par la constitution (liberté de réunion, d’expression, inviolabilité du domicile, secret postal, droit de propriété, en même temps que l’incitation à la grève devient haute trahison). Les deux articles suivants transfèrent certaines prérogatives des Länder au gouvernement du Reich ; puis  deux autres articles sanctionnent lourdement (jusqu’à la peine de mort) certains délits comme l’incendie volontaire ; enfin le dernier article prescrit une application immédiate du texte. Hindenburg s’est laissé convaincre que les communistes préparaient un soulèvement ; il accepte donc de décréter l’état d’exception. Le matin du 28 ont lieu de nombreuses arrestations de communistes. Les socialistes sont également visés (rappelons que Staline a banni toute alliance des premiers avec les seconds!) Et Göring prétend qu’il a les preuves qu’un plan subvertif est en cours d’exécution. Tout ceci marque une emprise des nazis sur les institutions, dans l’État, et sur la population, dans la rue pourrait-on dire (par les SA et les SS).

    Arrivent ensuite les élections du 5 mars… Pendant la campagne électorale, éclatent de nombreuses bagarres, des échauffourées contre les milices de gauche. Le 17 février, Göring autorise SA, SS et Stahlhelm dans les polices auxiliaires à faire usage de leurs armes. On a compté 62 morts au 22 février, dont la moitié de communistes. C’est moins cependant que pour la campagne précédente, de juillet 1932.

    Début mars, Hitler entre en discussion avec l’armée (voir sur ce point l’étude de F. Delpla, p. 52-55).

    Le vote des pleins pouvoirs pour Hitler se produit le 23 mars 1933. Hitler obtient au Reichstag la majorité des deux tiers qu’il n’avait pas après les élections du 5 mars ; ils ont 44% après avoir eu 33% . Ces élections ne donnent par conséquent aux nazis qu’une majorité simple et pas celle des deux tiers, nécessaire pour le vote d’une loi sur les pleins pouvoirs. Il manque 50 sièges. Mais Hitler est appuyé par le Parti du centre, le Zentrum ; et les communistes sont exclus en même temps que 26 députés du SPD. Il faut dire de plus que la milice nazie, les SA, sont présents dans les couloirs et hurlent des menaces à l’encontre des réfractaires. Otto Wels un leader SPD, proteste, mais cela n’empêche pas une majorité de se former derrière les nazis qui obtiennent finalement 441 voix contre 94 (ces dernières sont émanées des députés présents du SPD). En dehors du Parlement, Hitler a été soutenu par un prélat important, Mgr Kaas, qui s’est soumis à une injonction du Vatican. Ont également préparé la victoire d’Hitler de grands industriels, en particulier Krupp et Fritz Thyssen. Toujours est-il qu’à ce moment, Hitler peut légiférer sans contrôle du Parlement pendant quatre ans. C’est donc bien le début de la dictature.

    Avant cela, le 13 mars, un décret de Hindenbourg, qui est toujours Président du Reich, a créé un ministère «  de l’édification (= éducation) du peuple et de la propagande », confié au Gauleiter de Berlin, Goebbels. Ce dernier prend ses fonctions le 22 mars et dès le 23, un article de Hitler dans le Völkischer Beobachter (le journal nazi) se félicite d’« un assainissement moral en profondeur du corps populaire (…) qui permettra de ]préserver les valeurs éternelles qui constituent l’essence de notre peuple ». Sont ainsi concernés le système éducatif, le théâtre, la radio, la presse, le cinéma, la littérature. Le 11 novembre un millier d’intellectuels signeront une déclaration d’allégeance « à Adolphe Hitler et à l’Etat national-socialiste »Parmi eux se trouve Heidegger.

    A Northeim, pour y revenir avec WS Allen, on voit l’évolution du conseil municipal après les élections locales du 12 mars. On assiste à un véritable épuration. Un membre du SPD devient un élément neutre … Et sur quatre autres, l’un est arrêté et trois sont exclus des commissions. Le 28 mars, la première réunion du nouveau conseil est ouverte au public et a lieu dans une salle de bal où les SA, en nombre, ont pris place dans le hall d’accès tandis que 15 d’entre eux, délégués de la liste d’ « union nationale » arrivent en groupe, dans leurs chemises brunes. Quand le chef du SPD local, nommé Hengst, sort un cigare, on veut le lui interdire.

     

    4) Ces processus sont adéquats au découpage du pays en Gaue, des sortes de districts ayant à leur tête des Gauleiter - qui sont les dirigeants du Parti nazi.  On peut dire en référence à I. Kershaw (Hitler, op cit., en édition Folio, p. 227) que les Gauleiter solidifient la domination nazie sur les Länder. En 1926, le NSDAP avait créé ces subdivisions du territoire, pour y installer dans chaque cas un responsable politique, le Gauleiter que je viens de nommer. Et en 1934, les Gaue, au nombre de 32, supplantent les Länder et réduisent peu à peu les fonctions de ces Länder, qui sont de toutes façons rattachés secondairement à un Gau.

    Quand l’armée allemande annexera au Reich d’autres territoires (notamment l’Autriche en 1938, puis les Sudètes de Tchécoslovaquie), seront alors créés des Gaue correspondants, au nombre de 8 en 1938, où des Gauleiter agiront comme de véritables gouverneurs. Ensuite, pendant la guerre, les conquêtes effectuées en Pologne, dans les Flandres et la Wallonie, entraîneront la création de cinq Gaue supplémentaires. En plus, à l’extérieur du Reich, il y aura des Auslandgaue. Notons également, pour souligner l’effacement de l’État au profit du Parti, que Goebbels devient Gauleiter de Berlin et que Robert Ley devient Gauleiter de la Ruhr (Ley est aussi l’adjoint de Rudolf Hess à la direction du Parti…).

    Pourquoi les Länder n’ont-ils pas été supprimés ? Sans doute  pour ne pas déplaire aux chefs nazis locaux ; et aussi à cause de la guerre qui éclate en 1939 comme on sait. Cela étant, une loi de Juillet 1939 unifie le tout, Länder et Gaue, si bien que les organismes administratifs des Länder deviendront des organes administratifs du Reich. Ceci montre assez que les Gaue assurent la main-mise du Parti sur tous les rouages de l’administration, donc sur toutes les institutions plus ou moins en rapport avec l’État, d’autant que les Gauleiter son nommés par Hitler lui-même - à qui seul ils rendent des comptes, ce qui correspond par ailleurs au Führerprinzip, ce principe d’obéissance indéfectible au Chef. Avec les Gaue, se développent par conséquent les pratiques du « gouvernement direct » tel qu’exercé par le Führer (selon l’expression de M. Broszat, dans L’État hitlérien, op. cit., p. 390) : en marge, dit Broszat, du gouvernement et de l’administration normale de l’État. La Gleichschaltung ou mise au pas sera donc essentiellement fondée sur cette organisation du territoire.

    F. Neumann accorde un intérêt spécial à cette question (voir Béhémoth, op. cit., , p. 492). Il rappelle les trois niveaux de l’organisation du territoire : d’abord la Prusse qui n’est plus vraiment un État, est éclatée dans ses différentes provinces, moyennant quoi elle n’a plus qu’un seul ministre, celui des finances, les autres étant assimilés par les ministres fédéraux. Au second niveau, quatre Länder sont ravalés au rang des provinces prussiennes. Et le troisième niveau est celui des Gaue, la grande nouveauté qui, je le répète, assure le contrôle total de l’ancien État par le Parti nazi, ce qui implique que le Gauleiter détient tous les pouvoirs.

    On voit au total que, pour ce qui est de l’influence du parti sur les populations, le niveau important est le régional et non le local. Et si la souveraineté des Länder est abolie, en même temps, la fonction de gouverneur du Reich impartie aux Gauleiter est renforcée ; la plupart de ces Gauleiter sont en contact avec Hitler (à qui, je le disais, ils rendent des comptes sur la gestion de leur territoire), qui a donc renforcé son pouvoir sur eux. En outre, pendant la guerre, les Gauleiter auront de nouvelles missions de « direction », notamment celles de « commissaires pour la défense du Reich », ce qui leur donnera la capacité de mobiliser la population et les ressources en général pour soutenir l’effort de guerre. Leur lien avec Hitler les dispensera d’ailleurs de se soumettre à l’État central et même à la direction du Parti. Après l’annexion de la Tchécoslovaquie et de l’Autriche puis la conquête de la Pologne et des territoires soviétiques, ils prendront en main sur ce mode les provinces conquises, dont ils feront des fiefs. Censés répondre à la volonté du Führer, ils exercent alors un pouvoir personnel contre lequel l’ État restera impuissant. Exemple : avec Göring, le « plan de quatre ans » se solde par un exercice des « autorités spéciales » dans 22 domaines : le contrôle des prix, la production chimique, les mines, les routes, les voies navigables, les biens polonais spoliés, etc.

     

    Les autres centres de pouvoir sont ceux de l’Armement (dirigé par Fritz Todt puis Albert Speer), du logement (dirigé par Robert Ley), du recrutement de la main d’œuvre (dirigée par Fritz Sauckel), tous ayant accès à Hitler. Sans oublier le complexe police-SS, dirigé par Himmler.

     

    Je n’ai rien dit du droit, mais son évolution se conçoit très bien dans ce contexte de dictature… Voyez l’article de Johann Chapoutot, « Le ‘peuple’, principe et fin du droit » (Le débat, 2014, n° 178). Je rappelle que le tribunal de Nuremberg (dans sa version américaine, après le Grand procès international de 1945-1946) intentera un procès aux juristes nazis, qui se conclura par quatre condamnations à la prison à vie...

    II)

    Un domaine typique qui révèle une société tyrannisée : l’éducation

    (à suive)


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