• AVANT PROPOS 2014

     

     

    Je ne  reprends pas tout à fait l’exposé là où je l’ai arrêté en juin 2013; parce que, après réflexion, je ne trouve pas urgent ni même indispensable de combler les lacunes signalées dans ma conclusion. Contrairement à ce que j’avais tout d’abord imaginé, je ne commence pas aujourd’hui par examiner l’émergence et de l’affirmation des professions enseignantes, instituteurs et professeurs du XIXe siècle notamment, avec leurs cadres institutionnels publics ou privés, leurs programmes de formation, leur insertion dans des contextes sociaux spécifiques et diversifiés au cours du temps, etc. Concernant les instituteurs, si l’on veut dessiner un tableau et reconstituer une chronologie assez précise à partir de la Révolution et durant les deux derniers siècles, on dispose de nombreux ouvrages, au centre desquels il y aurait sans doute ceux de Jacques Ozouf, Nous les maîtres d’école. Autobiographies d’instituteurs de la Belle Epoque (Gallimard-Julliard, 1967), et de Jacques et Mona Ozouf, La république des instituteurs, Gallimard-Le Seuil, 1992), tous deux restituant la même enquête effectuée dans les années 1960 auprès des derniers instituteurs encore vivants ayant commencé à enseigner au début du XXe siècle. Sur les professeurs, la bibliographie serait peut-être moins abondante, mais il faut avant tout se rapporter aux travaux de Philipe Savoie, qui a très récemment publié un remarquable ouvrage – remarquable et attendu - sur La construction de l’enseignement secondaire, 1802-1914 (ENS Editions, Lyon, 2013). On disposait déjà, du même auteur d’un bon instrument de travail, un recueil de textes officiels précédé d’une présentation substantielle, Les enseignants du secondaire. Le corps, les métiers, les carrières. Textes officiels (INRP-Economica, Paris, 2000). Je me contente de ces rappels très minimalistes, sur un sujet qui est pourtant d’une grande actualité : avec un peu de patience, les plus courageux avanceront résolument.

     

    La raison de ma réorientation ? L’année dernière j’ai voulu exposer des notions fondamentales, et, pour ce faire, je me suis référé à (et j’ai passé en revue) un ensemble d’études fondamentales – à l’instar de celles que je viens de citer. Certes, je viens de le rappeler, je n’ai pas épuisé le sujet. Mais cette année, dans le même esprit, me souvenant de discussions -  certaines anciennes et d’autres récentes-, avec des étudiants de Master et des néo-doctorants, je voudrais commencer par ces considérations que mon intitulé formule en termes de « problèmes théoriques et méthodologiques ». « Théorique » vise la définition et l’utilisation des catégories générales par lesquelles on aborde un domaine et on adopte un point de vue sur ce domaine. Exemples de telles catégories générales : « scolarisation », « culture », « pratiques », « fonctions du système d’enseignement », etc. Et « méthodologique » vise la démarche d’analyse des données empiriques par lesquelles on construit un ou des objets que le domaine contient ou peut contenir. Exemple d’un tel problème, celui qui se pose lorsqu’on cherche à analyser des « idées pédagogiques » ou des « pratiques d’enseignement » (ce sont les questions que je traiterai plus tard). S’il m’est permis d’adopter un langage très concret, je dirai que, dans un travail de recherche, les catégories théoriques désignent la nature du problème posé (ce dont on parle !), et c’est pourquoi elles doivent toujours être explicitées, clarifiées, définies - même si on se contente de reprendre les bons auteurs. Quant aux démarches d’analyse des données, elles doivent faire l’objet de justifications pour démontrer leur pertinence, c’est-à-dire leur capacité à construire effectivement les objets - les faits - et à éclairer leurs propriétés internes et leurs relations externes. Il y a là des garanties scientifiques à fournir.

     

    Evidemment, mon propos sera limité au territoire de l’éducation et de l’enseignement. Même s’il n’est pas impossible que mes remarques théoriques et méthodologiques aient une portée plus générale, je ne postule pas a priori qu’elles s’appliquent telles quelles à d’autres territoires, éloignés ou proches (on peut penser à ce qu’on voudra : histoire économique, histoire de telle population, histoire des relations internationales, etc., etc.). Autre précision, très importante : je voudrais m’interroger avant tout (mais sans m’interdire de déborder parfois cette restriction) sur les problèmes que posent d’une part l’analyse des représentations des acteurs sociaux (les « idées », si l’on veut, ou les notions, les catégories, les concepts, les schémas de pensée et d’action, et jusqu’aux mots, qui composent l’univers mental de ces acteurs), et d’autre part l’analyse des rapports qu’on peut établir entre des représentations et des pratiques d’enseignements lorsqu’on cherche à décrire ces pratiques effectives. Il y a là un nœud de difficultés, dont, d’ailleurs, je ne suis pas sûr qu’elles soient résolues : on pourrait même suspecter le contraire si l’on en juge aux discussions qui se relancent de temps à autre sur ces sujets – il faudra en restituer quelques-unes.

     

     

     CHAPITRE I

     

    LES FONCTIONS DU SYSTEME D’ENSEIGNEMENT

    ET LEUR EVOLUTION

     

    Pour donner l’exemple d’une réflexion sur une notion théorique et, en même temps, faire la transition avec les exposés de l’an passé, je vais maintenant ressaisir la notion de fonction, investie dans la compréhension du système d’enseignement. De provenance sociologique, et utilisée au pluriel (depuis Durkheim et L’évolution pédagogique en France), elle synthétise des phénomènes essentiels et, du coup, elle autorise une mise en perspective qui éclaire les changements intervenus sur la longue durée des trois ou quatre derniers siècles. C’est donc pour moi le moyen de recentrer les faits déjà exposés en désignant dans l’état actuel un point d’aboutissement des évolutions à l’œuvre depuis longtemps.

    Pour saisir le sens et l’intérêt théorique de cette notion des fonctions du système d’enseignement, je fais d’abord un petit détour. J’ai déjà expliqué qu’il y a deux âges de la modernité scolaire comme modernité démocratique (généralisation de l’accès à l’instruction et allongement de la durée des études). Le premier âge est celui de la Troisième République et de Jules Ferry, qui ont permis une scolarisation primaire universelle, moyennant quoi toute l’enfance française, le peuple sans exclusive, est désormais appelé à recevoir une instruction élémentaire. Mais il s’agit alors d’une démocratie qu’on peut dire partielle : elle est sans égalité entre les citoyens dans la mesure  où la scolarisation des enfants des classes aisées s’effectue dans les lycées, payants (dont le cursus, je le rappelle, s’étend des classes élémentaires aux classes du baccalauréat), tandis que la scolarisation des classes populaires s’effectue dans les écoles communales, gratuites, et dure seulement jusqu’au Certificat d’études, même si  elle se prolonge parfois par l’Ecole primaire supérieure (à moins que les enfants n’accèdent au lycée par le concours des bourses). Du coup, on comprend ce qu’apporte le second âge, le nôtre : il répond au grand principe de l’égalité des chances et de l’école unique, qui exige en effet la montée de tous les élèves vers l’enseignement secondaire, ce qui allonge très sensiblement la durée des études. Voilà ce que réalise le collège, institution nouvelle venue sous la Cinquième République, en mettant fin à la séparation de la scolarisation de enfants du peuple et de la scolarisation des enfants issus des classes aisées, des notables.

    Mais cette évolution ne se comprendrait pas si on oubliait qu’elle a modifié l’équilibre des fonctions de l’école. Voilà comment on peut faire intervenir la notion. L’évolution ne s’accomplit pas seulement comme une évolution institutionnelle répondant à un principe de justice (très imparfaitement réalisé), mais comme une transformation de la structure des fonctions de l’école. Autrement dit : on n’a pas seulement affaire à un changement institutionnel (l’unification pyramidale grâce au collège) commandé par une visée politique (l’égalité des chances), mais à une transformation de l’organisation du système des fonctions de l’école.

    Quelques textes clés permettent de saisir le sens et l’usage de cette notion des « fonctions du système d’enseignement ». Je pense à Bourdieu, « Le système des fonctions du système d’enseignement », in Education in Europe, Sociological research, M. A. Matthijssen et C.E. Vervoort, dir., Mouton, Paris-La Haye, 1979 (pp. 181-189 ; c’est un colloque de 1979). Et du même : Fins et fonctions du système d’enseignement, Cahiers de l’INAS, 1977 – que je recommande. Une reprise plus récente de cette question se trouve dans François Dubet  et Danilo Martucelli, A l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Seuil, 1996 (p. 23-25). Le même D. Martucelli  nous a donné une version plus détaillée, dans « Evolution des problématiques. Etudes sociologiques des fonctions de l’école », in L’année sociologique,  vol. 50, n° 2, 2000 (pp. 297-318).

    Suivant ces textes, en schématisant et simplifiant un peu, il est correct d’admettre que tout système d’enseignement remplit trois grandes fonctions (ou groupes de fonctions) :

    1. des fonctions culturelles de conservation et de transmission d’un corpus de savoirs, de connaissances de toutes sortes – corpus organisé sous forme de disciplines scolaires la plupart du temps ;

    2. des fonctions de socialisation ou d’éducation (intégration des individus qui acquièrent ces savoirs à des ensembles de normes et de valeurs, donc intégration à des ensembles sociaux, à des groupes, vecteurs d’« identités ») ;

    3. des fonctions sociales et économiques de répartition de ces individus dans la division du travail, par la distribution des titres et des qualifications qui permettent d’accéder à l’emploi. On peut raffiner le schéma, mais, à mon avis, pas le modifier substantiellement. Tenons-nous donc à cette tripartition.  

    Ceci posé, demandons-nous quel changement sensible se produit depuis cinquante ans. Le plus sensible a priori, c’est celui qui touche à la hiérarchie de ces fonctions, donc aussi à la modification du poids relatif de chacune. C’est ce que je veux souligner. Au terme de l’évolution récente, le troisième type de fonction domine les autres. Dominer, je le précise, ce n’est pas détruire, ce n’est pas supprimer. Disons que, désormais, la distribution des titres avec ses enjeux économiques et sociaux, prime les autres fonctions, si bien que les missions culturelles et les missions éducatives de l’école sont plus ou moins reléguées et qu’en tout cas elles sont obscurcies. Bien sûr, les familles n’ont jamais été indifférentes aux « débouchés » de la scolarité, c’est-à-dire aux bénéfices, parfois très grands, qu’on pouvait en retirer. Mais aujourd’hui cette fonction est hypertrophiée, et en plus, elle intéresse toute la jeunesse française ou presque, qui, avec la démocratisation du second âge, est entrée en masse, comme on dit, dans l’enseignement secondaire et l’Université,

    Trop souvent, les commentateurs, plus ou moins avisés qu’ils sont, les « polémistes » médiatiques, etc., parlent de l’Ecole en la confrontant à un idéal (culturel, éducatif, républicain, démocratique, etc.). Ce faisant, ils ne perçoivent pas bien la réalité des services que le système rend à la société effectivement. Je mets donc en évidence non un idéal mais un fait, et un fait qui doit ou devrait être constaté avant tous les autres : à savoir que la mission principale de l’école, c’est désormais sa mission économique ou socio-économique. Que fait l’Ecole pour la société ? Elle distribue les titres qu’il faut bien posséder pour entrer sur le marché du travail, conquérir un emploi et, au-delà, à un statut social. C’est aussi ce que les familles attendent absolument Ici, on ne peut parler ni de faillite, ni de déclin de l’école ; il s’agit de tout autre chose, qu’il faut bien analyser avant de formuler un diagnostic, si désagréable soit-il.

     

    Quelques constats doivent être associés au précédent pour préciser la manière dont se présente la relation du système scolaire avec la société entière. 

     

    Premièrement, comme personne ne l’ignore, les emplois disponibles dans la société sont hiérarchisés, c’est-à-dire qu’ils sont plus ou moins rentables et, de ce fait, plus ou moins estimables, selon le niveau de responsabilité et d’autonomie qui les définit. Et l’important, c’est que l’école a globalement intégré cette donnée, si bien que les titres scolaires sont plus ou moins désirables - et leur obtention suscite plus ou moins de concurrence -, selon qu’ils visent un haut ou un bas degré d’estime sociale, donc un statut de haut ou de bas niveau matériel et symbolique. Les forts en maths décrochent la timbale, qui s’appelle notamment : « écoles d’ingénieurs » ou « écoles de commerce. Mais il y a à cela une contrepartie, le désintérêt pour les études littéraires (et les humanités n’en finissent pas de mourir), tandis que, puisqu’on demande aux enseignements mathématiques de fournir les critères de l’excellence scolaire et intellectuelle en générale, la promotion républicaine des « humanités scientifiques » passe à la trappe elle aussi.

    De surcroît, les emplois, les situations, les métiers, sont  plus ou moins enviables, prestigieux en un mot, à mesure qu’ils s’éloignent du travail manuel et des activités ouvrières en général. C’est ainsi ; les cols blancs ont vaincu les cols bleus. Grave difficulté, spécialement en France.

    Or, en même temps, j’y ai fait allusion plus haut,  un titre scolaire, quel qu’il soit, de haut ou de bas niveau, est indispensable pour conquérir une intégration professionnelle aujourd’hui plus que jamais. Par suite de la relation plus étroite et directe qui s’établit entre la formation et l’emploi dans le courant des évolutions technologiques, l’admission au monde du travail et à la socialisation professionnelle est fortement corrélée à l’obtention d’un diplôme, quel qu’il soit, en lieu et place des modes de reproduction qu’assumaient jadis les corporations de métiers. Là réside la principale évolution des rapports du système éducatif avec la société. Pour mesurer cette évolution, nous avons l’exemple du certificat d’étude, diplôme phare de la Troisième République. Sait-on qu’en réalité, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, seulement un élève sur deux obtenait ce diplôme ? Or -  et telle est la question - que se passait-il pour les autres, qui d’ailleurs ne prenaient même pas part à l’examen ? Eh bien, ils étaient accueillis dans l’industrie, l’artisanat, le commerce, etc., où ils effectuaient un (« leur ») apprentissage, avant d’être admis dans tel ou tel emploi, auquel était encore reconnu une certaine dignité, au moins parmi les classes populaires. Je ne dis pas que ce modèle était satisfaisant. J’ai évoqué les progrès technologiques et scientifiques, qui imposent à un plus grand nombre d’enfants d’acquérir des connaissances plus étendues, en même temps que le secteur tertiaire s’est accru au détriment du secteur industriel. Je n’oublie pas non plus les heureux changements produits dans un sens méritocratique par l’allongement de la durée des études, d’abord grâce aux Ecoles primaires supérieures, puis avec l’accès général à l’enseignement secondaire par la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans. Je veux juste dire que notre école satisfait un bien plus grand besoin social de diplômes, en même temps qu’elle a détruit à peu près toutes les voies de formation qui existaient indépendamment d’elle.

    Pour résumer ce point, je dirai que le système éducatif moderne présente quatre caractères principaux.

    - Il détient un quasi monopole de la distribution des titres et des qualifications (donc des formations).

    - En répartissant les élèves aux différents niveaux de la hiérarchie scolaire, il les affecte aux différents niveaux de la hiérarchie des fonctions économiques et sociales. 

    - Parce que cette distribution et cette répartition sont hiérarchiques, elles ne peuvent s’effectuer que dans le cadre  d’une compétition permanente (pour les « bonnes » classes, les « bonnes » écoles, les « bonnes » filières, etc.). D’où l’extension du domaine de l’évaluation. Et il faut ajouter, last but not least :

    - Le processus de distribution, d’affectation, et de compétition est d’autant moins satisfaisant qu’il avantage les héritiers, en sorte que les laissés pour compte se recrutent toujours dans les mêmes milieux : les classes populaires.

    Voilà donc tout ce à quoi les familles et les enfants tentent de s’adapter par le consumérisme effréné des uns… ou la désaffection des autres – passive ou active, partielle ou totale, selon les ressources culturelles, sociales, et économiques, dont ils disposent. Comment nos responsables politiques pourraient-ils réagir  dans à cette situation ? Je laisse cette question ouverte, mais, je laisse poindre mon scepticisme face à la longue série des « réformes » qui s’enchaînent depuis des années…

     

    Secondement, tandis que se modifie le système total c’est-à-dire la hiérarchie des fonctions de l’école, les différentes fonctions elles-mêmes changent de nature. La restructuration du système ne laisse pas intacte ses éléments anciens. Certaines transformations affectent les éléments eux-mêmes, de l’intérieur si je puis dire. L’école ne remplit plus tout à fait les missions qui étaient les siennes traditionnellement.

    1) Considérons d’abord la fonction de socialisation (que j’ai mise en en deuxième position dans mon schéma). Sur ce plan, on peut faire cet autre constat que, de nos jours, l’intégration des individus que sont les élèves, futurs adultes, dans la société, s’accomplit sous un régime très particulier. En effet, comme le laisse présager l’importance que revêt le diplôme pour tout un chacun, les individus sont désormais théoriquement dans une situation de mobilité sociale généralisée. Qu’est-ce que cela signifie ? Que, par l’école,  grâce à l’école et au diplôme, tout le monde peut théoriquement accéder à une position différente de celle de son milieu de provenance, de sa famille. Personne n’est tenu dans un rôle prédéterminé par sa naissance. On va à l’école et tout le monde va à l’école pour obtenir, au-delà du diplôme (le meilleur possible selon les espérances de chacun), une place sociale, un statut, économique autant que symbolique ou de prestige, qui n’est réservé à personne. Or cela suppose que, théoriquement encore une fois, tout individu qui entre à l’école ne sait pas quelle place lui sera échue à la sortie, donc ne connaîtra son sort qu’après avoir accompli le trajet, affronté l’épreuve, jusqu’à la sortie. Soyons clair : dans cette compétition, par principe,  rien n’est garanti, assuré, promis à personne. Si personne n’est condamné à l’éventuelle mauvaise situation de ses parents, dans le sens inverse, personne ne peut raisonnablement estimer que la bonne situation de ses parents lui sera acquise à lui aussi. Tout le monde doit donc entrer dans la compétition et prendre le risque qui va avec. Là s’apprécie le mieux la dimension individualiste et libérale de l’école moderne : elle est faite pour des individus sans appartenance, libres de tout lien ou qui peuvent s’affranchir des dépendances anciennes (ce que ne comprenaient pas bien ceux qui parlaient trop simplement d’une « école capitaliste »…, même si ce terme, selon moi, n’est pas tout à fait dénué d’intérêt).

    Pour l’enfant ou l’adolescent qui va s’intégrer dans la société, l’école gère une aspiration fondamentale à se choisir soi-même, se créer soi-même, conquérir son propre être social. Mais du même coup, l’école ménage une incertitude fondamentale sur les statuts et les identités sociales possibles ou accessibles par tout un chacun. C’est là la face « subjectivante » de la « mobilité sociale généralisée », et donc une des significations nouvelles et profondes de la socialisation scolaire, c’est-à-dire de l’épreuve qui va avec (« épreuve » comme disent Anne Barrère et Danilo Martucelli.). Ici se vérifie de façon inattendue la fameuse formule de Sartre : « l’existence précède l’essence ». Pour que cette formule soit valable dans le contexte scolaire actuel, il suffit d’ajouter deux qualificatifs ad hoc et dire : « l’existence scolaire précède l’essence sociale ».

    Remarque. On peut souligner la différence entre la problématique que je viens de résumer (démocratique, individualiste et libérale), et l’intervention sociologique et politique, bien connue et prégnante dans nos milieux, depuis les travaux de Bourdieu et Passeron (et de très nombreux autres sociologues à la suite), qui prône et œuvre en faveur de l’égalitarisme du moins de l’égalité et mieux encore : de l’équité. La problématique libérale invite les élèves à se considérer comme socialement indéterminés, sans appartenance à l’entrée de l’école, afin de prendre part à la compétition et d’accomplir le trajet scolaire  pour conquérir une place, une définition et une identité. La problématique sociologique nous révèle, au contraire, tout ce que la trajectoire scolaire doit, en réalité, preuves statistiques à l’appui, aux déterminismes sociaux, c’est-à-dire à l’appartenance sociale et culturelle des élèves. La grande habilité de Bourdieu et Passeron, c’est d’ailleurs l’usage du terme de « reproduction » (le titre de leur ouvrage de 1970), pour qualifier une situation où, dans l’optique libérale, individualiste, démocratique et méritocratique (qui est bel et bien à l’œuvre), toute reproduction est formellement exclue, notamment celle qui s’effectuerait sur une base familiale (comme on transmettait un métier de père en fils).

    Mais aucune des deux propositions n’est exclusive de l’autre : la problématique individualiste est forcément intégrée par les acteurs sociaux, et la proposition sociologique (égalitariste) entend promouvoir la justice du point de vue des groupes sociaux et de la société. Au fond, il y a bien une différence entre les deux, mais ce n’est pas une contradiction. Les deux propositions se complètent et la réalisation du principe sociopolitique d’équité accomplirait l’idéal libéral, n’en déplaise aux sociologues, en donnant effectivement à tout individu la capacité de maîtriser son destin social. Autrement dit, pour résumer, je parlerai d’une convergence entre deux choses très simples et logiques : d’une part la volonté d’assurer, par l’école, la liberté de se choisir soi-même comme être social, et d’autre part, la volonté de prévenir la perturbation de cette liberté qu’occasionne l’action des déterminismes socioculturels – notamment les habitudes, les pratiques, les situations que connaissent les classes populaires.

     

    2) Considérons ensuite la fonction culturelle (que j’ai mise en première position dans mon schéma). Le fait que, sous le régime de l’individualisme, l’intégration par l’école vise une insertion dans la société, le Collectif, qui promeut paradoxalement l’autonomie des individus (ce qui leur propose une intégration rationnelle et critique des normes ambiantes : autre problème difficile pour l’école), ce fait, donc, a lui-même de grandes conséquences culturelles et pédagogiques. Lorsque les intérêts de l’individu, son devenir, sa « réussite », l’épanouissement de ses talents, etc., l’emportent sur toute autre considération, c’est alors que l’enseignement affaiblit la révérence envers les traditions et qu’en général se dénouent les liens que les jeunes  générations étaient contraintes d’entretenir avec les générations anciennes, c’est-à-dire avec le passé, le legs des anciens, la mémoire collective. C’est bien ce qui pose un problème aigu sur le plan de l’éducation morale, du moins de ce qui avait pu être une telle éducation.

    Il faut bien comprendre et mesurer toutes les difficultés qu’engendre le régime de la démocratie libérale achevée par l’école unique, parce que ce régime travaille contre la dimension collective, traditionnelle, de la transmission. C’est ce que je viens de dire en affirmant que la transmission, les pratiques et les processus de la transmission culturelle se recentraient sur l’appropriation individuelle de la culture et des connaissances scolaires. D’où le vocabulaire de la compétence, de la performance, qui donne à la notion de savoirs la connotation singulière d’objets à posséder pour en tirer un profit personnel. Ce qui est identifié comme « culturel » n’est donc plus de l’ordre d’une tradition (accumulée et sacralisée, etc.). C’est aussi ce qui explique la mobilisation des aptitudes individuelles des élèves dans un processus concurrentiel. Voir la passion pour les concours et toutes sortes de processus de hiérarchisation des individus, ce qui favorise par contrecoup les penchants consuméristes et utilitaristes des familles à la recherche du plus grand bénéfice à court ou à long terme. De nombreux auteurs, en particuliers philosophes, ont amplement développé ces constats ces dernières années. Je ne m’y attarde pas, ayant eu l’occasion de donner des indications dans le cours sur l’autorité de 2012.

    Mais je fais néanmoins la remarque que, dans cette situation, aussi bien l’intervention sociopolitique que la tendance libérale évoquée à l’instant concourent à déstabiliser les conditions normales ou anciennes de la transmission culturelle. Je pense que la transmission est gênée  -  je ne veux pas dire « détruite » (contrairement à un certain nombre d’auteurs qui se font une spécialité du catastrophisme) – dans tous les cas. En effet, la revendication égalitariste ou d’équité, déplace et transforme à son tour la socialisation dans sa dimension subjective ou « identitaire » (création d’un sujet social), versant sur lequel s’opère nécessairement l’acquisition de la culture scolaire. Pour préciser les choses, disons que c’est particulièrement vrai de l’incitation, typique du programme sociologique, à réduire la distance entre les pratiques culturelles des classes populaires et les pratiques d’apprentissage de l’école, les premières étant supposées trop éloignées des secondes. Car une telle réduction, si elle est possible, exige qu’on occulte une nécessité fondamentale de l’acquisition culturelle comme processus de formation de l’esprit, à savoir la nécessité d’une confrontation avec d’autres univers, d’autres horizons que les siens, et par là même d’une prise de conscience évolutive de soi-même. On peut penser que l’exigence de réduire la distance culturelle entre telle classe sociale et l’école, fait courir le risque, pour l’élève issu de cette classe sociale, de ne plus pouvoir s’éloigner de lui-même, de ne plus pouvoir se distinguer de soi, de ne plus pouvoir devenir autre que soi-même, ou encore de ne plus pouvoir s’ouvrir à la multiplicité (j’hésite à dire : « la différence », tant l’expression est galvaudée), ce qui est tout de même le sens ordinaire, ou un des sens, de l’expression « se cultiver ». Jadis, le latin et la rhétorique (que je ne regrette pas puisque, d’ailleurs, ils me sont restés… totalement étrangers), étaient la finalité suprême des études, et là distance entre la vie ordinaire et cette culture était très grande, et pratiquement la même pour tous les enfants, qu’ils fussent issus des milieux modestes (ce qui arrivait dans les collèges d’Ancien Régime), ou qu’ils fussent issus des classes supérieures. Ceci ne posait pas les problèmes d’aujourd’hui (il y avait d’autres problèmes, bien sûr). Il est vrai que, dans ce cas, l’éducation scolaire déployait des stratégies d’acculturation très fortes, englobantes (une emprise totale sur l’enfance comme disait Durkheim), notamment grâce au système de l’étude surveillée qui doublait la classe, pour retenir les élèves dans les établissements, au moins une bonne dizaine d’heures par jour au total…

    Quoi qu’il en soit, soyons circonspects. C’est la stratégie des médias, et précisément une stratégie anti-scolaire, que de renvoyer aux individus l’image qu’ils ont déjà d’eux-mêmes, pour satisfaire leurs tendances narcissiques et hédonistes immédiates, ce qui se nomme… démagogie :   prendre les gens pour ce qu’ils sont ou croient être, et les maintenir dans cette égalité irréfléchie de soi à soi (je ne dis pas que ce soit le projet de la sociologie et de Bourdieu, bien sûr).

    Pour désigner le processus de culture comme rencontre et ouverture, l’anthropologie moderne nous a apporté un terme technique important, que j’ai utilisé plus haut : « acculturation ». Ce terme suggère justement l’injonction faite aux sujets de s’approprier une culture autre que celle de leur groupe, de leur milieu, et ainsi de prendre conscience d’eux-mêmes relativement à autrui. Certes, ce processus se solde dans certains cas, très pénibles,  par l’arrachement et la perte (exemple : la fin des cultures paysannes, le rejet des cultures populaires en général, sans parler de cas encore plus catastrophiques dans les situations coloniales.) ;  mais il peut aussi désigner l’acquisition, la rencontre donc l’adjonction, l’addition. Bourdieu n’a retenu que l’aspect négatif, qu’il a traduit dans cette expression fameuse de « violence symbolique ». L’expression est forte, qui connote explicitement la destruction : et ce faisant elle est très bien faite pour culpabiliser le projet même de l’enseignement et des enseignants.

     


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  • séance 2

     

    CHAPITRE II

     

    HISTOIRE des FINALITES et des IDEAUX

    de l’ENSEIGNEMENT,

    de l’Ancien Régime au début du XXe siècle

     

     

     

    En bonne logique sociologique, si l’on s’intéresse aux « fonctions du système d’enseignement », il faut ajouter à une définition spécifique (celle que j’ai donnée dans la précédente séance) une approche plus large, qui consiste en l’occurrence à la différencier d’une autre notion, proche, et avec laquelle des confusions sont possibles (le premier texte de Bourdieu que j’ai cité met clairement en jeu cette différence). Cette notion proche, c’est celle des finalités de l’enseignement. C’est donc la seconde catégorie théorique que je voudrais examiner maintenant, en décrivant en outre le contenu historique réel qui peut nous intéresser sur ce plan.

     

     

    I FINALITES ET IDEAUX DE L’ENSEIGNEMENT à travers l’histoire moderne

     

    Quelle différence entre « fonctions » et « finalités » faut-il avoir présente à l’esprit quand on s’interroge en général sur la vie des systèmes scolaires et sur les rapports de ces systèmes avec la société dans laquelle ils s’inscrivent ? On peut penser tout d’abord que les fonctions sont 1. des effets  objectifs, mesurables ai-je dit (en tout cas, plus ou moins évaluables), effets qui 2. affectent des groupes sociaux (exemple : le niveau de diplôme acquis en moyenne par les enfants issus des classes supérieures comme les cadres, les chefs d’entreprise, ou des enfants issus des classes populaires comme les employés et les ouvriers qualifiés, etc.). En revanche, on parlera de finalités pour décrire les buts que veulent atteindre les acteurs des pratiques considérées, et qui habitent la conscience de chacun, qui sont donc, en ce sens, autant subjectifs qu’objectifs. Les finalités de l’enseignement, du type de celles que j’ai décrites dans mes exposés de l’an passé quand j’ai parlé de finalités de la culture écrite, de finalités religieuses, etc. (voir les chapitre II et III, les séances 2, 3 et 5 notamment), sont des représentations qui visent également des groupes sociaux (et longtemps, l’instruction n’a pas du tout eu les mêmes buts pour les enfants pauvres que pour les autres), et des représentations qui, en outre, peuvent produire sur ces groupes des effets sensibles ; mais elles appartiennent davantage au domaine des espérances donc des croyances des acteurs sociaux. Je redis que de telles finalités résident dans la conscience de chacun, et qu’elles fournissent des motifs pour l’action, des raisons d’agir. Mais, si puissantes et si urgentes qu’elles soient, elles peuvent se révéler assez éloignées ou même indifférentes aux effets des pratiques qu’elles fondent et justifient. On en a l’exemple avec les finalités morales de l’école, en régime religieux ou non, finalités dont on ne sait jamais si la jeunesse scolarisée en est vraiment imprégnée au terme des études, mais finalités auxquelles, néanmoins, les enseignants restent attachés comme à quelque chose qui leur prescrit un devoir sacré. Il se peut même, parfois, que les finalités assignées à l’enseignement et les effets réellement produits par l’école soient divergents ou contradictoires. C’est le cas aujourd’hui avec, d’un côté, les finalités civiques, qui dessinent une perspective d’égalité, et d’un autre côté les effets de hiérarchisation et donc de dévalorisation de certaines catégories d’élèves. D’où le trouble qui s’empare des esprits, qui traverse toute la société, et qui se traduit par toutes sortes de nostalgies, de récriminations et de polémiques.

    Ceci étant posé, on voit surgir ici une autre distinction, entre, d’une part, des fins idéales (fins éducatives par exemple comme ce à quoi je viens de faire allusion : la formation d’un type humain, un individu moral - un croyant fidèle à son Eglise, un citoyen respectueux des lois, etc.) ; et d’autre part des buts techniques concrets (comme la transmission de savoirs programmés, l’imposition de comportements, la distribution de certains bénéfices, titres,  diplômes etc.) – ce qui suppose un choix réfléchi de moyens et un calcul de leur mise en œuvre.

    Dans un premier temps, je vais seulement m’intéresser aux finalités du premier type, qui se présentent dans divers discours de justification, de mobilisation, etc., comme des idéaux d’éducation et de culture. Et je vais d’abord m’attacher à saisir à la fois la teneur, ou la substance, de ces idéaux, et les changements qui se sont produits à ce niveau au cours de l’histoire des acteurs, des pratiques et des institutions d’enseignement. Pour ce faire, je peux m’appuyer sur l’essentiel des indications que j’ai données l’an passé, dans les premiers chapitres du cours 2013.

    On a vu que, sous l’Ancien Régime, les visées de la transmission scolaire, visées que les acteurs de l’enseignement s’efforcent de mettre en œuvre en choisissant des corpus de connaissances méthodiquement élaborés, aussi bien dans le cadre de la scolarisation restreinte des élites que dans celui de la scolarisation du peuple, ce sont des visées religieuses, des visées de christianisation. L’évangélisation, ai-je dit, dans sa dimension spirituelle autant que dans la dimension morale qui lui est associée, c’est la mission première et essentielle de toutes les sortes d’école créées à l’âge classique et à l’époque suivante, les petites écoles, les écoles de charité et les collèges. Ce n’est pas la seule mission, mais c’est la plus importante, celle qui suscite le plus d’intérêt et d’engagement des corporations enseignantes et de toutes  les personnes qui sont en position de les soutenir. Voilà donc ce qui nous met en présence d’un idéal : un but qui se place au dessus de tous les autres, ce qui définit une sorte de sacré et par conséquent impose aux acteurs des obligations impératives (j’ai parlé ci-dessus d’un quasi « devoir sacré ».

     

    1) Voyons d’abord la scolarisation du peuple et des « pauvres ». Nous savons qu’après le Moyen Age, la scolarité, qui concerne désormais des enfants qui ne deviendront pas des serviteurs de l’Eglise, est néanmoins centrée sur la doctrine chrétienne, laquelle doctrine est enseignée sous la forme nouvelle du catéchisme - auquel s’ajoutent l’histoire sainte et certaines initiations rituelles comme le plain chant. La prégnance de ces finalités religieuses explique d’ailleurs pourquoi, dans ces périodes d’Ancien Régime, voire au delà, l’apprentissage des rudiments fut souvent cantonné à la lecture seule : déchiffrer les prières, suivre des textes à usage liturgique, etc., cela pouvait suffire dans ce contexte (en l’occurrence, la lecture seule a été le plus souvent le lot des filles, d’autant plus que l’écriture se rapporte à l’individuel, au secret, et à une sociabilité extra-familiale, ce qui ne correspondait pas au rôle traditionnel des femmes). N’oublions pas en plus de cela l’enseignement de la civilité, ou politesse au sens moderne, autre finalité associée à la précédente, nouveauté très prisée à cette époque, et que les Frères lassaliens vont inscrire dans la même perspective chrétienne (voir l’ouvrage de 1703, Les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne).

    Comment et pourquoi ce paysage, et tout l’horizon des idéaux éducatifs, change-t-il à partir du XVIIIe siècle ? Nous avons là aussi des éléments pour répondre à cette question (voir pour 2013 le chapitre III) ; mais il faut clarifier un peu les choses.

    Si les finalités religieuses de l’enseignement sont moins présentes dans les discours des gouvernants, c’est d’abord pour la raison que ces derniers prêtent davantage l’oreille à un argument économique. A l’époque des Lumières, on pense en effet que le peuple (je dis bien : le peuple ; ne confondons pas cette question avec celle posée en même temps pour les classes supérieures) est voué au travail et à la production, qu’il doit concourir à l’amélioration indéfinie de l’agriculture et du commerce. Dans cette perspective, on hésite et on se montre même réticent envers l’extension de la scolarisation. J’attire votre attention sur le fait que  ceci est contraire à ce qu’on en pense aujourd’hui de cette époque, parce qu’on regarde les choix tout à fait démocratiques, à l’inverse, que la Révolution et les Montagnards, avec Condorcet, ont effectués. Ces hésitations sont typiques de la doctrine économique mercantiliste, qui voit dans l’éducation  un frein et peut-être une cause de ruine pour le commerce et l’agriculture (cette fois, l’argument vise aussi les collèges, les lettres et les « chicanes » qui leur sont associées). On a vu ces craintes exprimées par Voltaire, notamment. J’ai également cité Louis René Caradeuc de La Chalotais qui, dans son Essai d’éducation nationale ou Plan d’études pour la jeunesse, présenté au Parlement de Rennes en 1763, souhaite limiter les connaissances du peuple à ses « occupations naturelles ».

    Mais en même temps, au XVIIIe siècle, le paysage mental de l’éducation et de l’enseignement intègre un autre élément déterminant : l’idéal  de la civilisation et du progrès des peuples. S’affirme ainsi, de plus en plus, la nécessité de perfectionner l’humanité elle-même et, a fortiori, la possibilité d’agir sur le destin des sociétés humaines. Condorcet, après  la rédaction des rapports de la Convention sur l’instruction publique, formule précisément de telles conceptions dans son Tableau des progrès historiques de l’esprit humain, un essai où apparaît très clairement la volonté d’orienter, de diriger, de conquérir allais-je dire, le devenir de l’espèce humaine, par l’instruction et la diffusion généralisée des connaissances. Comme disent Furet et Ozouf dans Lire et écrire, l’école devient « dépositaire de l’avenir de l’homme » (t. 1, p. 113). Je n’ai pas besoin d’insister sur ces finalités éducatives et, dans le même sens, civilisatrices, pour qu’on saisisse leur teneur idéale  - mise en évidence  par leur message universaliste puisqu’elles sont censées s’adresser à tous les membres de l’humanité sans exception, dans la perspective, et avec l’espérance, d’un progrès sans bornes. Tel est, je le redis, le credo éducatif et scolaire dominant, de Condorcet à Jules Ferry, en passant par Auguste Comte.

    Vous aurez compris que cet idéal et ce credo enregistrent les promesses de la nouvelle culture des savants, de la science expérimentale, de la compréhension de la nature et des bouleversements technologiques que cette science commence d’apporter, toutes choses que résument l’idée et le terme de « Lumières ».  Je ne développe pas ce point pour l’instant, mais il faut le garder en mémoire : il est capital ; j’y reviendrai plus tard, longuement, quand j’envisagerai l’évolution pédagogique.

    Je ne rentre pas non plus dans l’examen des conflits, c’est-à-dire des compatibilités et des incompatibilités entre ces finalités laïques, démocratiques, et les finalités religieuses chrétiennes. De tels conflits remplissent l’histoire scolaire des XIX et XXe siècles ; mais c’est un autre sujet d’histoire. Ici, je voulais juste faire entrevoir la réalité historique, et la force de ce que j’appelle des finalités idéales, ou des idéaux.  

     

    2) Je m’arrête maintenant sur l’enseignement des élites tel qu’il s’effectue dans les collèges, institutions vouées à transmettre la culture classique et ce que plus tard on a appelé la « culture générale » (expression plus proche de nous). Pour caractériser les finalités idéales de l’enseignement des collèges, avant comme après la Révolution en fait (car il y a une vraie continuité des finalités de l’enseignement secondaire depuis l’Ancien régime jusqu’au cœur du XIXe siècle), on peut d’abord rappeler quelques éléments de base. Je m’appuie là encore sur les exposés déjà faits.

    J’ai parlé de l’immersion des élèves dans la culture de l’antiquité, c’est-à-dire leur imprégnation par la langue latine, et, au-delà, leur fréquentation assidue des œuvres des Anciens pour aboutir à une maîtrise de l’art oratoire, la rhétorique, considérée comme un point de perfection de cette  tradition. J’ai dit également que cette culture apporte certes des objets de savoir mais aussi, plus largement, la proposition d’un mode d’être en société : tel est l’idéal d’une culture et d’une éducation désintéressées (sans visée utilitaire ni professionnelle). Cet idéal, qui prolonge les aspirations typiques de la Renaissance, intéresse la vie entière comme vie spirituelle et il répond au souci, qui doit animer tout individu, d’atteindre à son excellence humaine personnelle. D’où l’usage pédagogique du mot « humanités ». Il s’agit en cela d’un idéal à la fois éthique et esthétique : éthique pour les bonnes mœurs, et esthétique pour le bon goût - n’oubliez pas cette double polarité, qui a disparu aujourd’hui. C’est l’idéal de ce qu’on va appeler l’ « honnête homme ». Les « Belles Lettres » de l’enseignement secondaire (dénomination post Révolution, là encore) vont conserver cette inspiration moralisatrice et civilisatrice jusqu’à la fin du XIXe siècle. Et je rappelle que, si c’est un idéal non directement religieux, il n’empêche que les Jésuites, « soldats du Christ », ont composé avec lui pour parvenir au compromis entre culture religieuse et culture humaniste qui a régné plusieurs siècles sur les institutions scolaires. Les Jésuites, on l’a souvent dit, ont christianisé l’antiquité.

    C’est bien évidemment le mouvement intellectuel du XVIIIe siècle qui commence d’entamer les certitudes éducatives traditionnelles que je viens de résumer. On en a le premier indice - un très lourd indice au demeurant - dans la virulente critique proférée à l’encontre des collèges et de la culture classique par d’Alembert, dans l’article éponyme de l’Encyclopédie, article de 1753. Ce genre de critique, où le rejet du latin est sans appel, sera ensuite intégré par le programme des « écoles centrales » instaurées dans la seconde phase de la Révolution, en 1795. Nous voilà à nouveau dans le paysage des Lumières ». L’institution des écoles centrales marquera donc une rupture profonde avec les habitudes éducatives. Profonde bien que provisoire, puisque la création des lycées en 1802 signera le retour en force des humanités et des langues anciennes -  ce qui satisfera la bourgeoisie, désormais désireuse d’éducation classique, alors qu’elle était bien plus sensible à la modernité critique et antireligieuse au XVIIIe siècle.

    En réalité, les divergences objectives entre les deux cultures, entre les deux types de finalités, vont rapidement réapparaître avec toutes les dissensions subjectives corrélatives ; et la confrontation des deux idéaux, l’ancien et le nouveau, va se faire sentir tout au long du XIXe siècle et jusqu’à la grande réforme des lycées en 1902. J’ai déjà expliqué ces phénomènes. Ce que je puis reprendre ici, c’est la description des changements intervenus dans les programmes scolaires c’est-à-dire dans la constitution de la culture scolaire des collèges et lycées. Ceci nous permettra de ressaisir ensuite ce que je cherche à mettre en lumière : la nature des idéaux de culture et d’éducation qui ont pu donner un sens aux croyances des acteurs sociaux des différentes époques, c’est-à-dire qui ont pourvu de justifications leur désir de confier les enfants français aux institutions d’enseignement (secondaires notamment). J’ai déjà exposé les grandes lignes de ces évolutions dans deux articles proches,  l’un publié dans le Dictionnaire de l’éducation, dirigé par A. van Zanten, PUF, 2008 ; et l’autre dans Une histoire de l’école. Anthologie historique de l’éducation et de l’enseignement en France, Retz, 2010.

    Un exemple d’enquête, bien plus large, sur les idéaux éducatifs, en l’occurrence tels qu’ils ont été véhiculés par les professeurs durant une bonne centaine d’année, se trouve dans l’ouvrage de Viviane Isambert-Jamati : Crises de  la société, crises de l’enseignement, PUF, 2000 [1970]. L’enquête (sociologique) porte sur un corpus de discours de distribution de prix prononcés par des professeurs de lycée entre 1860 et 1965. C’est un témoignage très éclairant sur les représentations et l’évolution des représentations des finalités de l’enseignement secondaire et de la culture scolaire des lycées.

    Pour préciser l’analyse, voici quatre repères principaux, quatre témoins que j’estime essentiels à la compréhension du mouvement dans lequel la culture scolaire et ses finalités sont prises tout au long du XIXe siècle et jusqu’au début du XXe. C’est le mouvement qui confère un profil spécifique à l’école communale et au lycée de la Troisième République (ce qui ne signifie pas que l’histoire s’arrête à ce moment, bien sûr : nous avons aujourd’hui affaire à d’autres changements sensibles – et problématiques pour beaucoup d’entre nous).

     

    a) La première évolution, qui ne surprendra pas d’après ce que j’ai dit et ce que tout le monde sait, conduit au rejet hors de la culture scolaire de toute signification et de tout message religieux. Ceci n’interrompt pas la visée de formation morale, proprement éducative, mais en bouleverse les contenus et les modalités, en accordant une importance nouvelle aux valeurs civiques essentiellement. La formation du croyant, du fidèle de l’Eglise, quelle qu’elle soit, est remplacée par la formation du citoyen moderne, titulaire de droits politiques, détenteur à ce titre d’une partie de la souveraineté : il est instruit, raisonnable, et il participe au suffrage. Nous sommes à l’ère de la sécularisation et de la laïcité. Dans les programmes de l’école primaire c’est un enseignement nouveau dit de « morale et instruction civique » (prévu par la loi Ferry d’obligation et de laïcité de l’enseignement primaire, du 28 mars 1882, dans son article 1er), qui remplace le catéchisme, disparu. Dans l’enseignement secondaire, l’évolution emprunte d’autres voies, et se solde plutôt par, d’un côté, l’attaque, et, d’un autre côté, la défense, de la culture classique, devenue l’apanage des catholiques et des conservateurs. Le combat catholique contre l’Etat enseignant se focalise ainsi sur la défense des humanités, des langues anciennes et de la rhétorique.

     

    b) La deuxième rupture dans les croyances éducatives, tout aussi progressive que la précédente, mais un peu oubliée aujourd’hui, c’est celle à laquelle je viens de faire allusion, la relégation des langues anciennes au profit du français. A l’origine, le latin était à la fois une langue savante, qu’on étudiait, et une langue véhiculaire qu’on utilisait (on se parlait en latin dans les collèges jésuites). Mais, dès le  XVIIe siècle, on voit apparaître des manuels en français (dans le milieu janséniste des écoles de Port-Royal) ; puis au début du XVIIIe siècle, comme on l’a noté, dans les écoles charitables des Frères des écoles chrétiennes (entre autres), on emploie le français et non plus le latin pour l’apprentissage de la lecture. Dans l’enseignement secondaire, le processus est plus lent, mais il est tout aussi sensible. Le latin est mis à mal sous la Révolution par les écoles centrales ; et après la création des lycées en 1802, même si les humanités et les langues mortes sont remises à l’honneur, le déclin du latin sera certes repoussé mais ne pourra être endigué.

    Je renvoie une nouvelle fois sur ce point aux travaux d’André Chervel. Celui-ci a décrit avec précision les étapes et les processus de ce retrait. Un premier signe est visible lorsque la version latine ne vise plus tant à solliciter l’acquisition de la langue et la compréhension des œuvres antiques que l’initiation aux subtilités du français écrit, un bon moyen, en somme, d’apprendre les règles d’un style national. Un exemple encore plus parlant est le remplacement – toujours progressif – du discours latin, tout comme de la narration, qui étaient  les exercices de rhétorique typique, par la composition française. Et on voit au cours du siècle d’autres glissements : la composition et la versification latines disparaissent des petites classes ;  puis la composition en vers latin disparaît de la classe de rhétorique (classe de première en 1880), ainsi que de la seconde et de la troisième. (Au textes déjà cités d’A. Chervel, j’ajoute un article sur la présence des auteurs français du XVIIe siècle, désormais « classiques », dans le corpus pédagogique des lycées du XIXe siècle ; c’est une belle synthèse de cette évolution par « vagues » : « Des humanités classiques à la culture générale : décadence ou évolution disciplinaire ? », in Charles Magnin et Christian Alain Muller, dir., Enseignement secondaire, formation humaniste et société, XVIe- XXIe siècle, Genève, Slatkine, 2012).

    Une autre précision : c’est Jules Simon,  ministre de l’Instruction publique après 1870, qui, dans une fameuse circulaire de 1872, promeut les langues vivantes, et condamne l’enseignement en latin, les exercices de versification, les thèmes, et le « discours ». La modernisation est donc bien en marche à  ce moment ; on veut mettre l’enseignement en accord avec la société. En 1881, le discours latin est donc supprimé de l’écrit du baccalauréat et remplacé par la composition française. La disparition totale de la composition en prose latine se produira en 1925. Et c’est alors qu’une variante d’exercice en français va s’installer durablement : la dissertation littéraire. Bref, après 1880, fini le discours latin, la narration, les vers latins ; et si la version est l’exercice où se maintient la latinité, ce n’est plus pur les mêmes raisons. Les finalités sont bien différentes.

     

    c) La troisième rupture se joue à l’intérieur de la précédente, mais il faut l’envisager séparément, tant elle est caractéristique : c’est l’épuisement de la rhétorique. Il doit être clair en effet, d’après ce que je viens de dire, que les lettres de la fin XIXe siècle ne sont plus les Belles lettres de la grande tradition des humanités classiques. Non plus un art du beau discours, mais une approche de ce qui se nomme, au sens actuel, « littérature » (le sens ancien est un peu différent, car ce mot désignait tout ce qui pouvait résulter de l’art d’écrire, donc y compris des textes politiques, militaires, scientifiques, etc.), et qui est soutenu par une vision d’histoire (l’histoire littéraire) dont les auteurs de l’époque classique sont le centre ou le sommet - paradoxe apparent de cette modernité. Ceci explique que la composition française devienne l’exercice de référence, son modèle achevé étant la dissertation littéraire, pratiquée quant à elle dans les hautes classes. Or, à travers ces changements d’exercices, il faut observer la transformation des objets de l’enseignement, le corpus des textes littéraires, et, surtout, la façon de les aborder. C’est ce que montre l’évolution des sujets d’examen. A l’époque où la  rhétorique domine les études, les sujets de discours français renvoient à l’histoire ancienne ou nationale. Au concours général, on découvre par exemple, en 1845, un sujet sur Saint Augustin s’adressant au peuple d’Hippone après la prise de Rome par Alaric en 410 ; ou en 1814 un sujet sur François 1er, prisonnier de Charles-Quint, qui s’adresse à sa sœur, Marguerite, la duchesse d’Alençon... En revanche, dans la période suivante, s’introduit un tout autre exercice, qui met les élèves dans le cas de formuler et de justifier des jugements littéraires. On interroge par exemple sur le « caractère » de Philinte dans Le Misanthrope ; on demande d’effectuer une comparaison entre Racine et Corneille, ou entre Ronsard et Homère ;  on demande de rédiger des portraits moraux et psychologiques, comme celui du paresseux ou de l’indécis (je m’appuie une fois encore sur A. Chervel, à qui j’emprunte ces exemples, dans La culture scolaire, p. 110 et suiv.). Antoine Compagnon a noté également, dans un article ancien (« La littérature à l’école », in Denis Hollier, dir ; Histoire de la littérature française, Paris, Bordas, 1993), que, dès 1880, des notions d’histoire littéraire sont introduites dans les programmes des lycées, précisément au moment où le déclin de la rhétorique s’accélère. Et c’est dans le même temps, en 1895, que Gustave Lanson (qui sera directeur de l’Ecole Normale Supérieure après la guerre de 1914) publie sa fameuse Histoire de la littérature française, qui prône ce genre d’approche, contre son maître Ferdinand Brunetière, qui défendra au contraire l’ancienne rhétorique. En réalité, Lanson réserve l’approche historique stricto sensu aux facultés et non aux lycées ; mais l’intéressant est qu’il propose une sorte de méthode scientifique, positive, appliquée aux textes littéraires, dans la ligne de la philologie, avec des approches biographiques, des bibliographies, l’étude critique des sources et des influences, etc.

    Parmi les travaux utiles pour comprendre ces données, je signale ceux de Martine Jey. Voir un article intitulé « Quel enseignement littéraire pour les élites (1880-1924) ? », dans l’ouvrage de Pierre Caspard, Jean-Noël Luc, Philippe Savoie, dir., Lycées, lycéens, lycéennes, Deux siècles d’histoire, INRP, 2005. Cet article analyse dans le sens que j’indique la formation de cette « discipline nouvelle » qu’a été  la littérature au lycée, nouvelle parce qu’elle se sépare des humanités, ce qui engendre l’« Eclatement des Belles Lettres ». En résumé : ce qui arrive à la fin du XIXe siècle, c’est la « transformation des pratiques rhétoriques en savoirs sur les textes littéraires ». Formule aussi excellente que limpide.

    Pourquoi entrer ici dans ces détails ? Parce que, tout simplement, la valorisation de la littérature française classique, associée à l’exercice d’explication de texte, qui répondent aux aspirations de la bourgeoisie (républicaine), des nouvelles classes sociales qui peuplent désormais les lycées, c’est exactement, pour nous, ce qui recèle et révèle ce moment clé d’une évolution des finalités idéales de l’enseignement.

    Plus loin, j’envisagerai diverses conséquences de ce genre d’évolution. Ceci nous fera un peu approcher de la question principale que je me pose cette année, la question de l’histoire des pratiques et du rapport entre histoire des « idées » et histoire des pratiques. Je n’ai pas besoin d’en dire plus pour le moment mais vous voyez quelle idée j’essaye de suivre : dès lors que nous suivons au plus près  la transformation des finalités et des idéaux de l’enseignement, nous découvrons, à la fois les modifications de la culture transmise, ce qui est logique, c’est par là que j’aborde le sujet, mais aussi les modifications dans la logique de la transmission scolaire des savoirs.

     

    d) Une évolution cohérente avec les précédentes, et qui ouvre encore plus largement l’espace de la modernité, c’est la montée régulière des sciences dans les curricula et dans la hiérarchie des disciplines scolaires. Cette évolution, que j’ai déjà indiqué en évoquant le rôle de la nouvelle culture des élites du XVIII e siècle,  est à son tour en rapport avec les besoins de la société, et on peut penser de prime abord qu’elle est accélérée par l’accumulation et la diffusion des savoirs expérimentaux, et d’un certain enthousiasme issu de l’époque des Lumières, porté encore au XIXe siècle par les élites bourgeoises industrielles, en particulier dans les grandes villes manufacturières. A nouveau : d’autres aspirations, une autre culture, d’autres idéaux.

    Les progrès de l’enseignement des sciences ont été évidemment ralentis par le retour en grâce des humanités classiques, au début du XIXe siècle, sous Bonaparte, Premier Consul, en 1802 (Napoléon, Empereur, fut par ailleurs un très grand défenseur des sciences et des savants, mais… son projet pour l’éducation publique passait par d’autres exigences, je l’ai expliqué aussi).

    Toujours-est-il que l’enseignement des sciences n’a pu s’imposer qu’après avoir d’abord occupé les marges de l’institution – certaines marges étant prestigieuses, du reste. Dans le secondaire, tout au long du XIXe siècle, les sciences ne sont vraiment prisées que dans les « écoles spéciales » destinées à la formation des ingénieurs militaires, un système organisé  au XVIIIe siècle et refondé par la création de l’école polytechnique en 1794 (la création des classes de « mathématiques spéciales » pour préparer aux concours d’entrée à ces sortes d’écoles, date de 1809). Ensuite de cela,  les sciences sont apparues dès la monarchie de Juillet dans divers programmes. Dans les collèges royaux, qui ont remplacé les lycées après l’Empire, et les collèges communaux, on enseigne  parfois des sciences, du dessin, la comptabilité, le droit, etc. ; et le statut du 5 mars 1847 prévoit que l’enseignement scientifique est introduit en 4ème . Après cela, plusieurs réformes ont déterminé la naissance et encouragé le développement de cet enseignement qu’on appellera ensuite « moderne ». En 1852, le ministre Fortoul instaure la « bifurcation » (très contestée) : après la Quatrième est créée une section scientifique (avec latin et sciences par différence avec latin-grec), qui conduit à un baccalauréat  es sciences -  mais c’est un examen auquel on ne peut se présenter qu’après avoir obtenu le bac habituel. Si cette voie est supprimée en 1864, les mêmes années (1863-65) voient quant à elles la création du « secondaire spécial », qui aura son bac dit « moderne » en 1891. Enfin, étape majeure, la grande réforme de 1902 divise l’enseignement secondaire en deux cycles, de durée et valeurs égales, dont le second, qui commence en Seconde, comporte trois sections classiques (dont l’une comporte des sciences), et une section moderne, sans latin. Le tout conduit a un baccalauréat unique mais qui comporte quatre options. Cela dit, il faut savoir que la filière moderne restera longtemps inférieure en dignité aux autres sections et surtout à la section classique… Tout le monde sait que cette hiérarchie s’est totalement renversée de nos jours, à partir des années 1950.

    Même l’enseignement primaire, peu à peu organisé, très fortement, par l’Etat, entre la Restauration et la Troisième République, a intégré des éléments scientifiques. Dans le même mouvement d’autres savoirs se sont installés dans le paysage de l’école primaire : le dessin linéaire, le système des poids et mesures, des notions d’hygiène et de législation, avec, surtout, l’histoire et la géographie. Ce n’est pas un hasard si les réformateurs de la Troisième République ont fait de la fameuse « leçon de choses », l’emblème pédagogique des nouveaux temps de l’instruction généralisée. La leçon de choses, même si sa place est modeste dans les emplois du temps, a résumé la volonté émancipatrice, issue notamment du positivisme, qui promettait une libération des esprits par les sciences. C’est avec cette conviction, cette confiance - et cet enthousiasme - que les instituteurs animèrent souvent des conférences populaires destinées à éclairer les familles et les habitants des villes ou des campagnes où ils exerçaient sur les avancées des connaissances et des techniques, sur les progrès déjà accomplis ou en voie de l’être dans toutes sortes de domaine, l’agriculture, la santé publique, etc.

    Aussi significative a été, dans la période précédente, l’introduction d’enseignements dits « utilitaires », à forte composante scientifique et technique, dans les Ecoles primaires supérieures, décidées par Guizot après 1833 – et relancées plus tard par Jules Ferry ; de même que dans certaines écoles professionnelles ouvertes dans des municipalités industrielles et destinées aux élites bourgeoises dont j’ai parlé, désireuses ou mises dans la nécessité de s’investir dans ces études pour pourvoir des emplois spécifiques. Voir le cas de Mulhouse, dans l’Est fortement industrialisé, sous le second Empire (je pense  à un livre de Pierre Oberlé, L’enseignement à Mulhouse, 1961). Ensuite, pour les mêmes raisons,  une des lois scolaires, en 1881, crée des écoles nationales professionnelles (ENP), et c’est l’une des origines de notre enseignement technique moderne.

     

    (à suivre)

     


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  • séance 3

     

    (suite du chapitre I, seconde partie :

    évolution des finalités et des idéaux de l’enseignement secondaire)

     

     

     

    Avant de poursuivre, je vous propose une définition synthétique des finalités idéales de la culture scolaire, et de la dualité que j’ai approchée, notamment à propos  de la scolarisation et de l’acculturation des élites (dans le point I, 2 ci-dessus). Cette dualité traite la divergence, qui devient à un moment donné une opposition globale, tendancielle, entre deux idéaux de culture et d’éducation scolaires.

    En premier lieu, j’ai considéré l’idéal culturel des humanités classiques. C’est un idéal, ai-je dit, à double détente, à la fois éthique et esthétique, c’est-à-dire en rapport avec les bonnes mœurs et le bon goût. Concernant le goût, dont j’ai trop peu parlé, je vous cite un extrait du Discours préliminaire du Traité des études, de Charles Rollin (1726), qui est une sorte de vaste plan de réforme des collèges : «  Le goût, tel que nous le considérons ici, c’est-à-dire par rapport à la lecture des auteurs et à  la composition, est un discernement délicat, vif, net et précis de toute la beauté, la vérité et la justesse des pensées et des expressions qui entrent dans un discours. Il distingue ce qu’il y a de plus conforme aux plus exactes bienséances, de propre à chaque caractère, de convenable aux différentes circonstances. » (p. 34 dans l’édition revue de 1883)[1].

    En second lieu j’ai tenté de cerner l’idéal culturel des lycées modernes. C’est un idéal que je dirai cette fois, encore moral, mais en un autre sens, un sens civique ; et, surtout, c’est un idéal non plus esthétique mais épistémique (ou épistémophilique). Cet idéal  s’est peu à peu affirmé dans les évolutions que j’ai indiquées : passage d’une morale religieuse à une morale de citoyenneté, abandon du latin au profit du français, retrait de la rhétorique qui ouvre la voie à la littérature et qui favorise les auteurs français, et enfin concurrence de la lecture des textes par l’observation et la compréhension du monde naturel et social (dans l’œuvre de Lanson, on constate du reste que la lecture littéraire elle-même devient une activité d’observation quasi scientifique, du moins à fonction de connaissance objective, en particulier la connaissance de la langue et de son évolution. Voir à ce sujet sa très impressionnante Histoire illustrée de la littérature française, 1922).

    Pour imager cette dualité, on peut recourir aux notions suivantes (voir aussi mon article  « Culture scolaire » dans le Dictionnaire de l’éducation, dirigé par A. van Zanten, PUF, 2008). Du côté de la tradition classique il n’est besoin que de rappeler la figure de l’« honnête homme », présente pendant plusieurs siècle, et énoncée, par exemple, dans cette formule du célèbre manuel de littérature d’A Lagarde et de L. Michard (t. III,  XVIIe siècle, Bordas, 1961, p. 8) : l’homme « cultivé sans être pédant, distingué sans être précieux » (on sent bien la continuité avec le propos du recteur Rollin). Du côté de la modernité épistémique, on peut se tourner vers la figure de l’ingénieur, qu’on pourrait en outre illustrer par l’un des personnages de Jules Verne, l’américain, Cyrus Smith dans L’île mystérieuse, « homme d’action en même temps qu’homme de pensée »... L’ingénieur, c’est donc le savant et l’expert tourné vers l’action, démontrant alors sa « débrouillardise », dit J. Verne (en signalant que le terme est tiré du vocabulaire militaire). Ainsi représentée, la différence entre ces deux figures idéales, l’honnête homme et l’ingénieur, nous ouvre la divergence entre d’une part une recherche d’élégance (il s’agit de plaire, de « toucher » la sensibilité), et d’autre part une volonté d’efficacité et d’utilité. Je n’ai pas besoin d’insister pour que l’on aperçoive l’influence de ces représentations sur les pratiques pédagogiques – influence qui doit être observée de manière méthodique.

    Cela posé, il faut nuancer la divergence, une fois de plus, car les deux modèles n’ont pas été mis dans une contradiction irréductible, même lorsqu’ils ont été mobilisés par les conflits entre classiques et modernes, en particulier au moment des discussions qui ont abouti à la grande réforme des lycées, en 1902. Jusqu’au milieu du XXe siècle, un peu d’équilibre a été recherché, à mesure que les nouveaux objets de la culture scolaire prenaient place dans les programmes. On trouverait au moins trois indices d’un tel équilibre -  bancal peut-être. Premier indice, la fortune de l’expression « culture générale », qui tente d’accorder le nouvel idéal avec tout le passé des humanités latines. Le deuxième indice, c’est, dans la même perspective, le fait, que les études scientifiques elles mêmes se soient vu délivrer le titre de « nouvelles humanités ». Troisième indice enfin, le fait que l’enseignement primaire, c’est-à-dire l’enseignement populaire, ait intégré l’idéal moderne, d’abord dans le versant que j’ai qualifié d’« épistémophilique - ce qui explique le succès de la vulgate didactique de la « leçon de choses », ensuite dans son versant linguistique, avec le culte de la langue nationale (consacré par la dictée quasi quotidienne), et la place éminente accordée aux grands auteurs français dans les programmes, de La Fontaine ou Molière à Voltaire et Hugo, au titre de patrimoine national.

     

    Faisons le point. En ouvrant ce chapitre, j’ai postulé l’utilité d’une sorte de comparaison permettant de définir dans leurs différences les fonctions et les finalités de l’école. Et pour ce qui est des finalités,  j’ai considéré le seul versant des finalités idéales. Un idéal, c’est ce qui anime les aspirations et les croyances fondamentales d’une société, ou d’un groupe dans une société, parce qu’il recèle une valeur très élevée, la plus haute valeur possible, une valeur absolue. C’est donc ce à quoi l’on attache des obligations impératives, auxquelles on ne peut donc renoncer sans mauvaise conscience et sans risquer la désapprobation, le mépris ou la haine de ses semblables.

    Une précision sur la méthode suivie jusqu’ici (ce qui est en ce moment mon objet principal, je le rappelle). Vous avez sans doute remarqué que j’ai tenté ensuite de restituer la substance des idéaux de l’enseignement en interrogeant les contenus de culture admis à chaque époque dans les programmes ou les curricula offerts aux élèves et aux familles par les institutions et les corporations enseignantes. Autrement dit, j’ai procédé par inférence. Je n’ai pas déduit les finalités et les idéaux d’un discours spécial qui serait par exemple celui des grands auteurs et des doctrines auxquelles ils ont donné leur nom – doctrines pédagogiques, philosophiques, politique ou autre. J’ai plutôt souhaité remonter des choix culturels effectifs et praticables de l’école, à la raison axiologique qui fonde ces choix - et qui les fonde parfois clairement et rationnellement, parfois obscurément et inconsciemment parce que c’est « dans l’esprit » de l’époque. J’ai supposé que l’examen  de la culture scolaire et de ses variantes au fil du temps est une bonne sinon la meilleure manière d’approcher les idéaux de l’enseignement, qui ne sont rien d’autre, comme dirait Monsieur de La Palisse, que des idéaux de culture et, partant, d’éducation, puisque l’éducation est d’abord transmission de culture dans un but de formation de l’esprit des jeunes générations.

    En outre, là où il y a des choix axiologiques, des revendications de valeurs, il y a aussi des désaccords et des conflits sur les choix possibles ; et c’est là, précisément, ce qui nous rend visibles ces finalités et ces idéaux, donc aussi l’histoire dans laquelle ils surgissent, puis se retirent.

     

     

    II) FINALITES PRATIQUES DE LA TRANSMISSION ET DE L’APPROPRIATION DE LA CULTURE SCOLAIRE

     

    Ce que je vous propose maintenant, en ce point de notre parcours, c’est d’éclairer, et, disons de schématiser, en lien avec les finalités idéales de l’enseignement, les finalités pratiques de la transmission et de l’appropriation culturelles qui ont pu s’imposer aux écoles et aux maîtres et produire des effets particuliers. Qu’est-ce qu’il faut entendre par de telles finalités pratiques de la transmission et de l’appropriation culturelles ? Tout simplement les finalités traduites comme des objectifs sensibles, tangibles, de la transmission culturelle, donc les effets attendus, ou espérés, des usages scolaires de la culture. La suite va concrétiser, je l’espère, ces notions encore assez abstraites. J’ajoute que c’est seulement quand on a identifié de telles finalités pratiques de la transmission qu’on peut ensuite saisir les modalités d’action des maîtres et des élèves, c’est-à-dire, tout simplement les limites, ou mieux, les normes dans lesquelles s’exerce l’activité scolaire de transmission de culture. On entend par norme une prescription, impérative ou conditionnelle, mais non pas un programme explicite, encore moins un mode d’emploi. L’important est de comprendre ce qui relie ces normes aux finalités pratiques et, en de ça, aux finalités idéales de la transmission culturelle. Et quand je dis que ces normes sont « reliées » aux idéaux, je laisse entrevoir que la liaison est essentielle, quoique plus indirecte que directe, moins explicite qu’implicite… Nous verrons plus tard : cela demandera d’autres précisions théoriques, pour comprendre les relations qui s’établissent en général entre un idéal et des normes pratiques.

     

    1) Finalités de socialisation

    Comme le laisse apercevoir la figure de l’« honnête homme », et la visée d’élégance, la culture scolaire classique, celle des humanités latines, promeut normalement une élite distinguée du reste de la société. Il s’agit là d’une séparation sociale, très marquée (d’autant plus si nous sommes dans une société d’ordres hiérarchisés, et, par conséquent, à une époque de faible mobilité sociale). De là se comprend la capacité  de cette culture classique et de l’éducation qu’elle délivre à remplir une fonction d’initiation. Et ce, il faut le préciser immédiatement, au double sens du terme : d’une part c’est une éducation qui permet d’accéder à des savoirs traditionnels, certes, mais aussi ésotériques (le latin et la rhétorique en sont le prototype, surtout dans la perspective d’acquisition du bon goût), et d’autre part c’est une éducation qui intègre les individus au groupe ou à la classe, ou à la caste séparée, supérieure, de ceux qui jouissent de la même possession et des propriétés, habiletés, compétences, etc., qu’elle donne à ces individus. Je souligne la connexion d’une valorisation de la tradition avec la recherche d’une distinction sociale, car c’est un fait occulté par les thuriféraires de la tradition perdue. Pour parler directement, je dirai que jamais, ô grand jamais,  on n’a appris le latin et la rhétorique pour être comme tout le monde… Quoi qu’il en soit, l’initiation en ce double sens fondait les promesses des corporations enseignantes donc leur autorité.

    Que se passe-t-il lorsque la culture scolaire, second modèle, s’intègre à une société démocratique, qui rejette la division sociale fondée sur des statuts attribués (ascription) par des ordres ou des castes, au profit d’une hiérarchie ou les statuts sont acquis (achievement) au terme d’une trajectoire et d’un mérite individuels ? Dans cette situation où la mobilité sociale est possible (ce qu’on appelle de nos jours « l’ascension sociale ») et devient même une condition de l’existence démocratique, la culture scolaire ne peut plus avoir de fonction initiatique, et ce, toujours aux deux sens du terme : ce ne peut être, normalement toujours, qu’une culture exotérique (d’où le recours à la langue française et la tendance épistémophilique), et une culture destinée à des individus semblables en humanité et égaux en droits, c’est-à-dire des citoyens.

    Conséquence, la fin de la croyance dans la gratuité des études, c’est-à-dire la croyance, pour ne pas dire l’illusion que l’on suivrait une scolarité seulement de manière désintéressée, sans visée utilitaire ou économique, comme si c’était pour son seul plaisir. En parlant de gratuité, j’entends que la culture classique, et la notion de « culture générale » qui en a été dérivée (dans le souvenir respectueux des humanités latines), étaient étayées sur des valeurs somptuaires, comme dit Viviane Isambert-Jamati  (personne ne verra d’offense à ce que je rappelle que l’adjectif « somptuaire », au sens strict, ancien, ne se rapproche pas de l’adjectif « somptueux », mais s’y oppose quasiment : évitons la confusion). Puisque je fais allusion à cet auteur, je signale à nouveau son enquête sur les discours de distribution de prix ; et, dans le prolongement, un article intitulé « Permanence ou variations des objectifs poursuivis par les lycées depuis vingt ans », republié dans le recueil sur Les savoirs scolaires. Enjeux sociaux des contenus d’enseignement et de leurs réformes (éditions L’Harmattan, 1995). Ce texte montre très bien, en effet, à propos des professeurs du secondaire, la ligne de fond de leurs motifs professionnels (p. 138-139) : jusque tard dans le XXe siècle, ils proposent à leurs élèves une « participation aux valeurs suprêmes », une « intégration à une classe sociale », un « raffinement individuel recherché pour lui-même », etc. Voilà ce qu’il faut comprendre pour saisir les espérances postulées par les normes anciennes de gratuité de l’éducation et de la culture scolaires. J’ai employé le mot « gratuité » en opposition franche à ce qui serait « utilitaire », mais aussi, on le voit parce que cette idée se rapportait effectivement à un modèle de formation sans spécialisation, sans orientation professionnelle d’aucune sorte, donc une formation donnée pour la vie entière, à un sujet compris dans la dynamique de son devenir et de sa liberté.

     

    2) Finalités morales et intellectuelles

    A l’époque moderne et plus encore dans les dernières décennies du XXe siècle, la culture scolaire, dans les conditions du second modèle donc, n’est pas transmise ni acquise à l’écart de la société. Autrement dit, elle s’intègre au cours du monde, elle participe à la vie sociale, elle entend contribuer à ses développements. Et c’est pourquoi j’ai évoqué la figure de l’ingénieur.

    Dans les périodes médiévales, puis dans la phase classique, et encore au XIXe siècle pour une part, la culture scolaire affirmait au contraire son indifférence et sa supériorité vis-à-vis du monde profane. Sur la base, soit de la culture logique du Moyen Age, soit  de la culture lettrée de la Renaissance, la transmission instituait - et s’instituait sur - le mode d’une rupture avec les fins de la société environnante. Une autre forme de séparation. C’est aussi pourquoi le latin, langue de l’Eglise et langue véhiculaire en était en quelque sorte le support naturel. Certes, n’allons pas trop vite, ne confondons pas les contextes : ce qui est enseigné sous l’Ancien Régime, ce n’est pas un isolat culturel, qui n’aurait eu d’existence que dans une sorte d’insularité (j’emprunte ce terme à un article de Philippe Ariès, intitulé « Problèmes de l’éducation », in Michel François, dir., La France et les Français, Gallimard, Pléiade, 1972). La condition d’une telle « insularité » culturelle de l’école, au sens strict, ne caractérise que les Universités du Moyen Age (qui se vouent à l’élaboration et la transmission d’une culture de clercs, produite dans et pour l’Eglise) ; tandis qu’à partir de la Renaissance, la culture scolaire, offerte à des laïcs, recèle d’autres fins que celles de l’Eglise et de son administration. Néanmoins, cette culture, qui promet l’accès à un haut degré de « dignité humaine », selon la formule typique des humanistes, est toujours censée former des esprits étrangers au monde ordinaire. Même si les familles et les communautés qui soutiennent les institutions et les corporations enseignantes attendent de ces dernières qu’elles préparent les enfants à leur vie future dans ce monde (au sens où on dira « entrer dans la carrière »), les maîtres, de leur côté, sur la base des Belles lettres, de la religion et de la morale, prétendent former des individus capables de se détourner et de s’opposer à un monde qui, dans l’optique du christianisme moralisateur et des doctrines du péché, est toujours une menace de corruption et de déchéance. Nous le savons, lorsque les Jésuites prennent le parti de la culture humaniste, ils prévoient d’immerger les jeunes esprits dans l’univers de l’antiquité, et, ce faisant, ils les confrontent à des Grecs et des Romains qui font vivre des « modèles impersonnels » valables pour tous les temps (comme disait Durkheim, dans L’évolution pédagogique en France, ouvrage que j’ai cité à plusieurs reprises et dont je parlerai bientôt très précisément), ils s’efforcent de les éloigner de leur milieu historique réel. Un témoignage éclairant en ce sens, et d’autant plus intéressant qu’il est fourni par le fameux historien Ernest Lavisse, explique ceci, à propos de sa vie de collégien dans les années  1850  (un collège ordinaire, laïc) : « J’ai le sentiment d’avoir été élevé dans un milieu noble, étranger et lointain. J’ai vécu à Athènes au temps de Périclès, à Rome au temps d’Auguste, à Versailles au temps de Louis XIV. Les idées et les passions qui conduisent et qui animent la vie des hommes ont été présentées à mon esprit sous les formes les plus belles. le fond permanent de le sagesse humaine m’a été communiqué par pénétration lente.(…) Si je supprimais de ma vie cette éducation, il me semble que brusquement un voile cacherait à mon regard un paysage immense ; ma vie s’abrègerait de la durée des siècles entrevus, mon humanité deviendrait précaire, éphémère et fruste. » (extrait de « Souvenirs d’une éducation manquée », in Revue de Paris, 15 novembre 1902, p. 226). Retenez ce texte remarquable, qui contient à peu près tout ce que j’essaye de montrer ici sur les finalités idéales et les finalités pratiques de la culture scolaire – ici liées au modèle traditionnel de l’enseignement secondaire (sur lequel Lavisse, dans la suite du texte, se montre très critique en réalité).

    Je schématise mon propos en développant l’opposition entre les deux statuts de la culture scolaire, selon qu’on se situe sous l’Ancien Régime, ou bien dans les époques et les contextes qui conduisent à la situation actuelle (n’oubliez pas que les repères chronologiques sont seulement des images grossières : ils désignent la présence de certaines tendances, qui, en réalité, peuvent très bien coexister). D’après ce que je viens de rappeler, sous l’Ancien Régime, à l’époque classique, l’éducation et la culture scolaire imposent au sujet, l’enfant, l’élève, une réforme de soi, elles le lancent dans un long combat contre son origine déchue (le péché originel). A l’inverse, à partir des Lumières, l’éducation et la culture commencent d’orienter le sujet dans le sens d’un accomplissement de soi, de sa nature bonne et perfectible. Vison pessimiste dans le premier cas (« L’enfance est la vie d’une bête », écrit Bossuet en 1648) ; vision optimiste dans le second cas (voir l’Emile de Rousseau en 1762 : « Aimez l’enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct », Livre II). Pour me dispenser d’explications supplémentaires, je renvoie à l’article « L’éducation de l’enfance », que j’ai rédigé avec Dominique Ottavi dans le volume déjà cité, Une histoire de l’école. Anthologie de l’éducation et de l’enseignement en France, XVIII-XXe siècle.

    Dans le sens que j’indique à l’instant, si l’on se transporte au milieu du XIXe siècle, on s’aperçoit que la séparation et la fermeture éducatives et culturelles sont précisément l’une des critiques majeures adressées à l’école chrétienne. Voir les reproches adressés aux congrégations religieuses et spécialement aux Frères des écoles chrétiennes tout au long du XIXe siècle. Louis Arsène Meunier, instituteur et directeur d’Ecole normale à Evreux, en lutte pour l’enseignement laïque avant et après 1848, voué de ce fait à la critique des frères, ne cesse de reprocher à ces derniers leur absence de prise sur le monde social réel. C’est ainsi que,  dans divers textes qu’il publie sous forme de recueil en 1861, Lutte du principe clérical et du principe laïque dans l’enseignement,  il dénonce le refuge dans la vie monastique, la volonté de se soustraire aux luttes de la société, et l’incapacité du frère à se rendre « utile » à ses concitoyens, en demeurant hors du siècle et du progrès. Ces objections valent d’ailleurs pour tous les ordres d’enseignement, même si elles passent sans doute pour être plus corrosives lorsqu’elles s’adressent au primaire. Mais, concernant le secondaire, il n’est que d’entendre la critique des Jésuites par Quinet ou Michelet au milieu du siècle pour découvrir des interventions d’une rare virulence.

    La culture scolaire moderne a donc ceci d’original qu’elle se fonde sur une finalité pratique d’ouverture - il faudrait même dire d’accueil du monde social et naturel et de rencontre avec ce monde. C’est une culture qui, à l’inverse de la réforme radicale de soi, soutient une visée d’adaptation au monde, et, du même coup, une visée d’amélioration intellectuelle et morale, de « perfectionnement » de ses facultés, étant entendu que le progrès des individus est au service du progrès collectif. C’est donc une culture destinée à un sujet qui se porte au devant du monde, pour le comprendre et agir sur lui, le transformer, à l’avantage de la société toute entière (voilà le type de l’ingénieur, encore une fois). De cela on trouve d’ailleurs une figuration didactique dans certains manuels scolaires (ou livres pour la jeunesse) comme, en 1818, Simon de Nantua ou le marchand forain, de Laurent de Jussieu, et plus tard,  en 1877, le Tour de la France par deux enfants, de Mme Alfred Fouillée alias G. Bruno. Le premier était conçu pour le « délassement » des jeunes gens sortis de l’école mutuelle au terme du cursus prévu ; le second fut ce manuel de lecture courante qui devint l’immense best seller de la Troisième République, comme on sait. Ces livres en effet, qui racontent un voyage, mettent en scène des personnages qui circulent de région en région, de ville en ville, et s’installent au cœur des sociabilités et des échanges, sur les places publiques, dans les ateliers, les fermes, avec les familles, etc., poursuivant ainsi un périple dont chaque station remplit le chapitre d’une encyclopédie infinie de savoirs utiles, pour dessiner au total plus qu’un pays : une cité vivante et diverse.

    Beaucoup d’éclairages pédagogiques deviennent possible, à partir de ces considérations sur les finalités pratiques de la culture scolaire. Ce sera pour plus tard…

     

    Par parenthèse, je signale en passant une autre question, proche, qui se poserait si on se plaçait sur le terrain de la transmission des cultures techniques, dans l’univers des métiers (les artisans, les ateliers et les « chantiers » en général). Longtemps, à partir du Moyen Age, le mode de transmission des techniques, des savoirs informels et des savoirs formalisés (plus ou moins formalisés dans des corpus de règles) a été soumis à une exigence de secret. Le secret était d’autant plus strict que les transmissions s’effectuaient dans un cadre familial, sous le coup de l’hérédité en quelque sorte (puisque les métiers et les charges afférentes étaient transmis familialement, la plupart du temps). Secrets de fabrications, secrets jalousement conservés par des corporations (terme beaucoup plus récent : XVIIIe siècle dans son usage actuel) qui existaient sur le mode très particulier, propre aux sociétés traditionnelles, du monopole et du privilège. François Caron, dans La dynamique de l’innovation (Gallimard, 2010, p. 20), signale d’ailleurs que cette injonction de secret, avec l’interdit de la divulgation, donc de la diffusion ouverte à des « étrangers », a duré dans certains cas jusqu’au XIXe   siècle. On se doute que ces pratiques, à quelques rares exceptions près (les savoirs de la gastronomie et de telle ou telle fabrication artisanale de spiritueux en sont une) ont  disparu de nos jours. Mais le rôle que ces pratiques du secret ont pu jouer dans nos société resterait à situer en regard du rôle de l’école, dans la perspective d’une théorie globale de la diffusion culturelle (j’emploie le mot « diffusion » dans un sens différent de transmission, on le devine, puisque le premier désigne y compris la communication à des pairs, ou à d’autres acteurs intéressés de près ou de loin par les savoirs considérés – il peut s’agir du rapport entre un producteur et un marchand, par exemple).

     

     


     

    [1]Difficile d’évoquer le goût sans faire référence par ailleurs à la sociologie critique de P. Bourdieu, et La distinction. Critique sociale du jugement, éditions de Minuit, 1979. Voici une définition utile : le goût repose sur un « système de schèmes de classement qui peuvent n’accéder que très partiellement à la conscience bien que, à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, le style de vie fasse une part de plus en plus importante à ce que Weber appelait la ‘stylisation de la vie’ » (p. 194).


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  • séance 4

     

    CHAPITRE III

     

    UNE LECTURE DE DURKHEIM

    et de

    L’évolution pédagogique en France

     

     

     

    Pourquoi s’arrêter sur ce livre de Durkheim – outre le fait qu’il s’agit d’un des ouvrages majeurs des Sciences de l’éducation (ouvrage, je le rappelle, composé sur la base d’un cours prononcé pour les agrégatifs, à la Sorbonne, à partir de 1904, et ensuite pendant une dizaine d’années) ? Dans les séances précédentes, je me suis efforcé de ressaisir quelques-unes des catégories théoriques grâce auxquelles l’histoire scolaire ou une certaine histoire scolaire peut devenir intelligible. « Intelligible » ne renvoie pas dans mon esprit à un geste d’interprétation par lequel on découvrirait une signification cachée ou secrète des faits et des événements survenus au cours du temps, signification qui habiterait les intentions des acteurs à leur insu et qui animerait leurs discours sans qu’ils en aient conscience. J’ai parlé plus simplement et de manière plus positiviste dans mon avant-propos de catégories qui donnent un point de vue (au sens strict : une orientation du regard) sur le domaine concerné, au moment de l’aborder et d’y recueillir des données. Et parmi ces catégories, l’une est apparue comme pouvant effectivement fournir un bon instrument d’observation de l’histoire culturelle de l’enseignement (je dis bien « culturelle » pour marquer des limites : pas - du moins pas en premier lieu - l’histoire politique, l’histoire sociale, l’histoire des corporations enseignantes, etc.). Cette catégorie, c’est celle des finalités idéales de l’école, c’est-à-dire des idéaux de culture et d’éducation qui fondent la pensée, les aspirations, les intérêts, et donc, en fin de compte, sur le plan pratique, qui donnent une logique aux projets et aux activités de ceux qui agissent dans le champ scolaire.

    Alors pourquoi faire intervenir Durkheim ? Eh bien, précisément parce que toute sa reconstitution de l’histoire de l’enseignement secondaire est structurée par la mise en évidence des  idéaux de culture qui ont pu caractériser, à chaque époque, chaque système d’éducation, et les conceptions éducatives voire les « doctrines » pédagogiques élaborées par les acteurs, proches ou lointains, directs ou indirects, des institutions et des pratiques d’éducation. La présence et la prégnance de cette notion d’idéal dans le texte de Durkheim n’est pas ignorée par les commentateurs (certains d’entre eux…), mais, d’après moi, elle n’a pas été analysée pour ce qu’elle est : un concept théorique original et fondamental  - peu thématisé par Durkheim il est vrai. S’il faut citer quelques-uns de ces commentateurs avisés, je vous renvoie d’abord à V. Isambert-Jamati,  dans Les savoirs scolaires (op. cit., p. 132) ; ou bien à un petit ouvrage didactique de Philippe Steiner, La sociologie de Durkheim (La Découverte, Coll. « Repères », 1994, p. 96). Mais il faut bien avouer que ce ne sont pas là des arguments développés : juste une allusion en passant. En dehors du champ de l’éducation, la question des idéaux en général a été plus précisément abordée lorsqu’on a cherché à pointer une divergence (je ne dis pas laquelle pour l’instant), entre les conceptions de Durkheim et celles de Max Weber. Retenez quand même que les idéaux, comme substrats des croyances, motivations des acteurs sociaux etc., sont un objet d’intérêt important  pour les sociologues.

     

     

    I QUEL EST L’OBJET DE L’EVOLUTION PEDAGOGIQUE EN FRANCE ?

     

    Comment et pourquoi la notion d’idéal intervient-elle dans la compréhension durkheimienne de l’évolution pédagogique ?

     

    1) Quelques mots, tout d’abord, sur le livre lui-même. Il fut publié pour la première fois en 1938, vingt ans après la mort de Durkheim. Je vais le citer dans l’édition des PUF de 1969 : on retrouvera facilement les références dans les éditions actuelles : et je vous suggère de les rechercher puisque je vous incite, cela doit être clair, à lire et relire très précisément cet ouvrage inégalé.

    Quand Durkheim annonce qu’il traite de l’évolution pédagogique (on se souvient qu’il se situe sur le terrain de l’enseignement secondaire, parce qu’il veut intervenir sur la crise à laquelle répond la réforme des lycées de 1902), il retient plusieurs classes de phénomènes appartenant typiquement à l’univers scolaire et que synthétise le qualificatif « pédagogique ». Il suit donc une histoire qui se déroule sur plusieurs plans. Quatre plans en l’occurrence sont repérables.

    1. Le plan de la culture scolaire est sans doute le plus visible de ceux sur lequel l’enquête se développe, étant donné l’enjeu contextuel du cours de Durkheim, que je viens de rappeler – la réforme des lycées et l’élaboration, pour les nouvelles sections du baccalauréat, de programmes « modernes », en rupture avec les humanités classiques. Aujourd’hui, on considère que ce livre a jeté les bases de ce qui sera dans la seconde moitié du XXe siècle la sociologie du curriculum en Grande Bretagne. Je redis une banalité : la culture scolaire est enregistrée dans les programmes - des curricula formels dirait-on, et sa constitution est un processus complexe d’élaboration de savoirs originaux, mais aussi de sélection, de conservation, de « transposition »  si l’on veut, de savoirs en circulation dans la société, etc. Ces choix, effectués par les groupes sociaux en capacité de le faire, sont certes arbitraires (mieux vaudrait dire, encore une fois : contingents, par opposition à nécessaires, ce qui signifie que la culture scolaire pourrait être autre qu’elle n’est). Mais ce genre de constat, sur lequel ont tant insisté Bourdieu et Passeron dans La Reproduction (1970), ne doit pas faire oublier que ces choix actualisent des valeurs à vocation universaliste, valeurs dont on se persuade qu’elles concernent l’humanité entière (quels que soient les contours de ce qui se comprend sous ce vocable – l’humanité). Je l’ai assez dit, la culture scolaire actualise les croyances dans lesquelles les élites d’une époque et d’une société donnée, avec les classes sociales qu’elles représentent, affirment une conception éducative et culturelle globale. Comprenez par là que ces choix ne répondent pas purement et simplement à un intérêt de classe, qu’ils ne sont pas étroitement utilitaires, ni destinés par principe à « dominer » le reste de la société, comme l’affirmait jadis une ultra gauche appuyée sur un marxisme assez simplificateur au demeurant.

    2. Le plan de ce que Durkheim appelle le « milieu scolaire » est constitué par les environnements dans lesquels se structurent la vie, le travail donc aussi les relations des élèves et de leurs maîtres. Durkheim parle d’« organisation extérieure » (par exemple, p. 275). Ceci fait allusion à la naissance de la classe scolaire et aux différentes formes que la classe a pu prendre, jusqu’à sa mise en cause par les écoles centrales sous la Révolution -  un événement auquel Durkheim consacre des pages étonnantes de perspicacité (p. 347, il affirme ainsi : « C’est en étudiant la pédagogie révolutionnaire que je me suis convaincu qu’il y avait un problème de la classe »). Dans le cas des écoles des pauvres sur lequel il m’est arrivé de travailler, comme d’ailleurs en général dans le cas des « petites écoles », municipales ou paroissiales, l’élément d’organisation prévalant au début du XIXe siècle, c’est ce qu’on a appelé le mode d’enseignement. Il s’agit en réalité de la même chose, à savoir ce qui organise la coexistence des élèves dans la classe (ou l’école, car les deux se confondent longtemps), c’est-à-dire ce par quoi ils constituent à eux tous, ou non, un groupe au sens moderne,  et ce en fonction de quoi sont alors accomplis les actes magistraux, quels qu’ils soient - leçons, exercices, etc.

    3. Le troisième plan sur lequel se situe la recherche de Durkheim est celui des activités scolaires, avec l’ensemble des tâches (voire des gestes si l’on admet que nous sommes dans le domaine du faire et des « arts de faire » comme disait Michel de Certeau) que les maîtres proposent et imposent aux élèves afin de leur transmettre la culture scolaire, et dont la particularité tient à ce qu’elles n’ont pas leur finalité en elles-mêmes puisqu’elles ont une préparation ou mieux un entraînement réglé à la maîtrise de certains usages sociaux. C’est là une définition que j’ai déjà posée l’an passé. Durkheim a notamment des réflexions et des descriptions très précises au sujet des collèges jésuites et des exercices écrits auxquels les élèves consacraient une grande part de leur temps quotidien. En fait, dans les écoles, et cela de tout temps, les écoliers s’adonnent à un très petit nombre de tâches régulières et qui, en outre, changent assez peu au fil des siècles. C’est pourquoi elles sont élevées à la dignité des normes universelles, des normes qu’on entoure d’une aura de sacralité et dont le respect confine à la liturgie.

    4. Avec moins d’insistance, Durkheim s’intéresse enfin aux enseignants, à la formation de leurs corporations, aux liens que celles-ci entretiennent avec des instances plus hautes (Eglise, Etat), à la production de normes de conduite et de règles de travail qui définissent une personnalité professionnelle particulière, etc. C’est par exemple le cas lorsqu’il parle des sociétés jésuites comme de « troupes légères (…) assez alertes, assez mobiles pour pouvoir se porter au moindre signal  partout où il y avait danger » (p. 267 – le danger est celui de l’incroyance ou de l’hérésie, bien entendu.

    Voilà le cadre de L’évolution pédagogique en France. Je dis bien le cadre, rien de plus. Nous n’avons pas encore aperçu la substance des analyses de Durkheim. Mais ce cadre nous propose une notion très intéressante de ce qu’on peut comprendre comme étant un « système pédagogique ».

     

    Ce schéma appelle une autre remarque en complément. Pour désigner, au-delà de ces différents plans de la description empirique, l’unité et la cohérence des institutions et des pratiques concernées à chaque moment de leur développement, Durkheim utilise deux expressions, celle de l’« organisme » et celle du… « système » précisément (d’où ma reprise). Il parle d’abord d’« organes » - destinés à accomplir des « fonctions » (voir les passages sur la naissance de l’Université médiévale, sur les écoles centrales qui ont duré de l’an IV à l’an X, etc.). Il parle ensuite de « systèmes pédagogiques » ou de « systèmes d’enseignement » - comme à propos des doctrines d’Erasme ou de Rabelais sous la Renaissance (p. 253), à propos des Jésuites (p. 284), ou même pour décrire des réalités scolaires bien plus durables comme celle, dit-il, « qui a fonctionné en France du XIIe au XVIe siècle » (p. 188 ; voir aussi la p. 166 qui évoque un « système d’enseignement » avec ses rouages, etc.). Ces notions ont souvent été associées par une certaine critique à la conception fonctionnaliste qui verrait dans la société un tout harmonieux au lieu d’un champ de conflits entre des groupes sociaux aux intérêts opposés. Voilà une fameuse opposition théorique, dont je n’ai pas grand-chose à faire ici. Quoiqu’il en soit, on doit se souvenir que « système d’enseignement » est l’expression retenue par Bourdieu. Dans la perspective que j’adopte ici, je dirai que les deux métaphores, la métaphore biologique de l’« organisme » d’une part et la métaphore technique du « système » d’autre part, désignent effectivement, toutes les deux, la tendance des institutions et des pratiques d’enseignement à s’ajuster à une inspiration unique, et à suivre par conséquent une direction réfléchie. C’est une des voies par lesquelles s’introduit la référence à l’idéal, une fonction unificatrice pour les institutions.

    Pour apprécier la portée de ces catégories, je rappelle aussi que L’évolution pédagogique en France rompt avec un type d’approche apparu peu avant, mais qui a ensuite continué sa carrière et est devenu traditionnel aujourd’hui. C’est l’approche qui consiste à privilégier non la vie des institutions et le cours des pratiques effectives, mais les idées, et les figures créatrices d’idées que sont les grands auteurs et les doctrines « classiques ». Comme j’ai déjà affiché mon scepticisme relativement au pouvoir explicatif de ce genre de démarche, je n’insiste pas. C’est par un autre biais que Durkheim reconstruit l’histoire de l’enseignement secondaire et que, en parcourant une très longue chronologie et en examinant une grande diversité d’institutions et de pratiques, il saisit la cohérence des options prises dans tel ou tel contexte particulier. Sans doute cela tient-il à ce que Durkheim observe la manière dont chaque époque et chaque « organe » ou « système » d’éducation « réalise », « incarne », précisément, certains idéaux, et qu’en ce sens tout système dépend des buts qu’on lui assigne. C’est le cas lorsque, en définissant l’objet de son livre, il assure que le recourt à l’histoire fait comprendre, non seulement « l’organisation de l’enseignement (…) mais aussi l’idéal pédagogique que cette organisation a pour objet de réaliser, la fin à laquelle elle est suspendue et qui est sa raison d’être » (p. 18). Autre exemple : à  propos des Jésuites, Durkheim évoque les « modifications essentielles » que tout idéal subit lorsqu’il passe dans la réalité (p. 261). Idem lorsqu’il affirme que l’idéal pédagogique aristocratique de la Renaissance, en se réalisant dans l’enseignement des humanités et les collèges est devenu « plus exclusif, plus outré, plus unilatéral » (p. 265).

    Ici, je me dois d’alerter la vigilance du lecteur. On pourrait m’objecter que parler d’« idées » pédagogiques » et d’« idéal » (éducatif ou culturel), cela revient à peu près au même, si bien que mon scepticisme à l’égard de la démarche qui privilégie les premières n’aurait pas lieu d’être. Ma réponse, que j’ai déjà en partie établie dans la précédente séance (fin du paragraphe I), serait que les idéaux ne sont pas des pensées qui descendent du ciel sur la terre, autrement dit qui précédent les pratiques pour s’y appliquer ensuite, dans un second temps. Il y a certes des élaborations intellectuelles des idéaux, déposées dans des doctrines philosophiques ou autres, mais cela ne constitue en aucune manière une réalité a priori, réalité mentale indépendante des pratiques et qui gouvernerait les pratiques, de l’extérieur, dans une sorte de transcendance (même si le terme « incarnation » utilisé par Durkheim, fait penser à un tel processus d’ « application », un courant « applicationniste »). Ce sont plutôt des justifications, des rationalisations en rapport avec des mouvements d’évolution qui ont eux-mêmes de multiples causes, culturelles, sociales, techniques même, etc., ce qui rend leur généalogie très complexe – aussi difficile que passionnante à faire.

     

    2) Quel est le raisonnement de Durkheim et sur quels principes s’appuie-t-il dans L’évolution pédagogique? Pour répondre à cette question, il faut se situer au niveau plus général de la théorie sociologique, ce qui fera comprendre le chemin qui conduit à privilégier la référence aux idéaux de culture, donc à la culture scolaire, dans la reconstitution de l’histoire scolaire. J’avertis les connaisseurs de la sociologie et de ses problèmes que les rappels suivants pourront tout au plus leur rafraîchir la mémoire. Celles et ceux qui, plus éloignés de cette discipline, voudraient, en plus de mes remarques, s’aider d’une lecture basique, peuvent se reporter au petit ouvrage, très bien fait (pour les étudiants) de Jean-Manuel De Queiroz, L'école et ses sociologies, Nathan, 1995, pp. 36-37. L’ouvrage de Ph. Steiner cité plus avant est du même métal.

    Si Durkheim cherche à comprendre l’histoire de la culture scolaire à partir des idéaux de culture (et d’éducation) qui sous-tendent les différentes phases de cette histoire, c’est d’abord parce qu’il a une idée précise des idéaux et de leur fonction sociale. Voilà donc ce qu’il nous faut saisir quant à nous. Pour ce faire, je ne vais pas suivre un texte précis, ni même schématiser le raisonnement de Durkheim. Je vais me contenter de séparer les éléments ou les « moments » de la problématique sociologique. Je distingue en l’occurrence (et je redis qu’il s’agit d’une présentation didactique) quatre questions.

    1ère question : qu’est-ce qu’une société ? Réponse : une société n’est pas un simple agrégat, plus ou moins étendu, d’individus ; c’est un complexe de liens entre ces individus, liens qui donnent à leur ensemble une forme solide si je puis dire, et durable, capable de se maintenir à travers le temps c’est-à-dire capable de préserver la cohésion du Collectif (qu’il s’agisse de la société globale ou bien de groupes existants à l'intérieur de la société globale). Durkheim conceptualise ce phénomène de liaison en utilisant le mot « solidarité », au sens purement objectif.

    2ème question : comment peut-on définir de tels liens, qui donnent consistance à une société et qui en expliquent la persistance à travers le temps (ce que suggère le mot « solidarité ») ? Réponse : ces liens sont des règles ou des normes contraignantes, autrement dit des normes qui imposent des obligations, desquelles les individus ne peuvent se dégager et dont ils ne peuvent se dispenser sans dommage pour eux-mêmes ou pour le groupe dans lequel ils vivent. Cette idée de contrainte, et celle, associée, d’obligation, idées très simples, vous me l’accorderez, sont un point cardinal du raisonnement de Durkheim. Voir  le début des Règles de la méthode sociologique (1895) qui parle de la « puissance impérative et coercitive » des normes sociales. Voulez-vous un exemple pour concrétiser ? Celui qui me vient (je ne sais plus exactement où je l’ai trouvé dans Durkheim… mais il y a de nombreux textes sur ce sujet dans son œuvre), c’est celui de l’union conjugale, quelque forme qu’elle prenne,  mariage ou autre. Cette union, en effet, est bien structurée, et fortement structurée par toutes sortes de  normes. Ainsi on ne peut pas se marier à n’importe quel âge, on ne peut pas épouser n’importe qui, on ne peut pas  échapper à des rituels très précis, religieux ou profanes (les rituels ont toujours pour but, entre autres, de magnifier le respect des règles), etc. Et ces normes à leur tour créent les relations instituées entre les époux, entre les parents et les enfants, entre les ascendants et les descendants (question morale du respect, question économique de l’héritage, etc.). En plus de la famille, on pourrait penser aux communautés religieuses, aux corporations professionnelles, aux associations politiques, et ainsi de suite. Chaque fois, ce sont bien des règles contraignantes qui donnent à ces groupes ou sociétés une existence particulière, une physionomie, c’est-à-dire aussi une certaine conscience d’eux-mêmes : une identité, en somme. Ceci complète l’idée de la question 1 : solidarité et cohésion d’un groupe humain.

    Retenez donc l’idée de la société et du lien social comme relevant d'une contrainte qui assure et maintient à travers le temps la cohésion de la société. C’est un paradigme souvent commenté par les sociologues après Durkheim. Voyez par exemple Anthony Giddens, dans La constitution de la société, PUF, 1987 [1984], p. 226 (assez critique au demeurant)... Ou encore, plus distancié, le livre de Robert Nisbet, La tradition sociologique, PUF, 1984 [1966], p. 301 (je recommande cet ouvrage qui fournit une très belle synthèse des courants sociologiques et, surtout, qui suit la formation des principales questions de la sociologie depuis l’origine).

    3ème question : quel rapport les individus entretiennent-ils avec les normes et les contraintes que les normes leur imposent ? Réponse - autre repère cardinal pour la sociologie (du moins cette sociologie-là) : les normes sociales sont à la fois extérieures et intériorisées par les individus. Imposées de l’extérieur, les normes sont néanmoins acceptées, et même davantage : voulues par les individus, à qui elles inspirent des habitudes, des habitus, des croyances, des sentiments, des émotions, etc. C’est dire qu’il y a continuité entre la conscience des individus et la conscience collective (encore un terme important dans le vocabulaire durkheimien) de la société dans laquelle ils vivent ensemble. Ceci permet de comprendre pourquoi un individu qui transgresse les normes sera considéré déviant et, parce qu’il brise le lien, parce qu’il menace la cohésion, se heurtera à la réprobation voire à l’hostilité de ses semblables. Je viens de parler du mariage, aussi je vous propose d’y revenir en évoquant les anciennes coutumes, dans le monde paysan en l’occurrence. Parmi les conventions en vigueur, l’une d’elle, tacite mais tenace, imposait (et impose toujours) que l’union fût contractée par des personnes d'âge équivalent. Du coup, lorsqu’au contraire un homme plus âgé (veuf souvent)  convolait  avec une jeune femme, laquelle était donc soustraite à la convoitise des garçons de son âge, le vieil homme faisait l’objet d’un chahut organisé le jour de ses noces, ce qu’on appelait un « charivari » : les nouveaux mariés étaient accompagnés par toute une bande depuis leur sortie de l’église jusqu’à leur maison, à grand renfort de cris, de huées, de bruits divers de casseroles ou autres, qui ne cessaient que lorsque le fautif, arrivé à bon port, offrait à la compagnie une sorte de tribut, à boire par exemple…

    4ème question : Qu’est-ce qui rend les règles ou normes sociales aussi impératives que résistantes au changement ? Une réponse a déjà été donnée plus haut en commençant : les règles dont on parle assurent la cohésion du groupe. Et c’est bien en ce sens que Durkheim, dans la première partie de son œuvre, avec sa thèse, De la division du travail social (1893)  se penche sur le droit, donc les règles juridiques, dont il fait sinon la source du moins un mode d’expression fondamental des liens de solidarité. Son étude remonte ainsi l’histoire des sociétés en cherchant à saisir les transformations des contraintes juridiques et, en de ça, l’évolution des types de solidarité donc des sociétés correspondantes. C’est alors qu’il distingue plusieurs types de droits, donc plusieurs types de sociétés. Et, pour l’essentiel, il différencie un droit répressif, support d’une « solidarité mécanique » (où les individus ont des croyances communes très fortes et sont donc assez semblables les uns aux autres), et un droit restitutif, qui vise, en cas de transgression, à supprimer le trouble pour revenir à un état normal, un droit support cette fois d’une « solidarité organique » (où les individus sont spécialisés et dissemblables – d’où la prégnance de la division du travail, propre aux sociétés évoluées, modernes).

    Dans un deuxième temps cependant, survenu autour des années 1895-97 et qui est, nous dit-on, un tournant véritable dans son œuvre, Durkheim se détourne du droit pour prendre d’abord en compte la religion, c’est-à-dire plus précisément le sacré, et ensuite la morale, pour les mêmes raisons et sur le même mode (dans la morale, il y a bien une sorte de sacré non religieux : des valeurs intangibles, des principes absolus, des obligations impératives). La religion et le sacré religieux répondent ainsi à la question posée : ce sont bien des puissances contraignantes, et qui, émanées de la conscience collective, inscrivent au plus profond des consciences individuelles les règles de la vie en société, les normes de la coexistence des individus (normes de la « solidarité »). Ces normes, que les sujets, je le répète, intériorisent et trouvent désirables pour eux-mêmes, traduisent en fait les exigences de la société qui tend à préserver sa cohésion, donc à maintenir les liens qui la fondent. La volonté des individus est habitée par les exigences de la société. La société parle dans les individus - dans leur esprit aussi bien que dans leur corps, du reste.

    Nous revenons par là à notre problème de départ. En effet, sous quelle forme se présentent les règles et les contraintes (sociales) à teneur quasi sacrée, d’un sacré religieux ou moral,  que les individus intériorisent ? Réponse - nous y voilà  : sous forme d’idéal. Un idéal, c’est donc une obligation ou un ensemble d'obligations, contraignantes par définition, que véhicule la conscience collective, mais que les individus trouvent dans leur for intérieur si l’on peut dire, et qu’ils respectent d’autant plus qu’ils croient se les donner à eux-mêmes, sans réaliser qu’elles viennent de la société et qu’elles ont leur source dans les nécessités de la cohésion sociale... Le raisonnement de Durkheim aboutit par conséquent à mettre en évidence cette double dimension de l’idéal : il est à la fois dans la conscience des individus, mais pour réaliser une fin collective, une fin de la société. C’est dire qu’en intégrant un idéal, l’individu se donne de puissants motifs d’agir et de puissants principes de pensée (des obligations, disais-je, des contraintes etc.), mais il s’oublie lui-même, il s’élève au dessus de lui-même, parfois jusqu'au sacrifice de lui-même... pour répondre à un appel de la société. Conséquence, qui va très loin dans le désenchantement moderne : derrière les idéaux, même religieux, c'est toujours la société qui agit en nous.

     

    Si j’ai été clair dans cette restitution schématique du raisonnement qui met finalement sous les yeux les idéaux sociaux comme contenus substantiels de la conscience collective, les questions que l’on peut poser (d'après moi) pour lire cet ouvrage, L’évolution pédagogique en France, sont les suivantes :

    1) une question théorique : qu’est-ce en général qu'un idéal, et qu’est-ce en particulier qu’un idéal éducatif ?

    2) question historique : quels sont les idéaux de culture décrits par Durkheim (qui emploie, p. 322, l’expression de « culture intellectuelle ») aux différentes étapes de sa reconstitution historique ?

    3) question sociologique : après avoir saisi les idéaux de culture et d’éducation propres à une société et une époque données, peut-on désigner les éléments des systèmes éducatifs explicables par leur rapport avec de tels idéaux ? 

    Je laisse de côté, pour le moment, la première question, sur laquelle je viens de donner pas mal d’éléments. Nous allons la prochaine fois tenter de récupérer, dans le livre de Durkheim, les données qui répondent aux deux autres questions. Ce sera une lecture suivie. Une fois n’est pas coutume.

     


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    Séance  5

     

    CHAPITRE III

    (suite)

     

     

     

    II L’EVOLUTION PEDAGOGIQUE EN FRANCE : dans le texte.

     

    J’ai donc entrepris de lire – ou de relire - L’évolution pédagogique en France du point de vue d’une histoire culturelle, et ce point de vue, dans le cas présent, est pour moi celui qui, dans chaque phase de constitution de la culture scolaire et, par conséquent, dans chaque moment d’évolution des institutions d’enseignement, discerne un idéal de culture et d’éducation spécifique. La saisie des idéaux de culture et d’éducation successifs est très claire dans le texte de Durkheim, pour peu qu’on soit attentif  - et je vais m’y employer - aux formulations qui lui sont consacrées. Je vais donc maintenant procéder à une lecture suivie de ce livre (que je cite sous les initiales EP), en m’efforçant de prélever ces formulations à partir desquelles se dessine tout le mouvement d’évolution de l’enseignement de type « secondaire » depuis le Moyen Age.

     

    Avant cela, en guise d’introduction, et pour apaiser mes scrupules, je vais, contrairement à ma dernière remarque de la séance précédente, revenir encore un peu sur le concept d’idéal (ce ne sera pas la dernière fois).

    1) D’abord pour rappeler que je ne parle pas d’idéaux au sens où on parle d’idées et où on « fait » l’histoire des idées en pensant que « les idées mènent le monde ». Je me demande comment on peut comprendre l’évolution des institutions scolaires, et les aspects les plus saillants de la vie collective des maîtres et des élèves, en tant que ces institutions et cette vie sont soumises à des régularités, qu’elles se répètent, se reproduisent dans le temps. Et pour avancer dans cette compréhension,  je me demande, comme tout un chacun peut le faire, quels sont les rôles respectifs des idées (ou des « représentations » et des « discours ») d’une part, et des pratiques d’autre part -  idées et pratiques dont les acteurs sont les sujets (formule pléonastique : je n’en ai pas de meilleure en ce moment). On me dira qu’il n’y a pas d’idées sans pratiques pour les élaborer et les diffuser, ni de pratiques sans idées pour les concevoir, les organiser, les effectuer en leur donnant un but précis… J’en conviens. Mais pour l’instant je laisse de côté cette complication.

    Pour ma part, j’indique seulement (je l’ai déjà fait) que la notion durkheimienne d’idéal ne se confond pas avec la notion des idées comme facteurs agissants, autonomes, qui s’imposeraient de l’extérieur aux pratiques pour leur donner une forme et un sens. C’est pourquoi je mets en avant le constat que Durkheim tient compte des divers contextes pratiques - sociaux, économiques, culturels, institutionnels, etc.- de formation des idéaux à chaque époque. (Autre complication : ceci ne conduit pas  à faire de tel ou tel idéal la simple expression de ces contextes et des éléments qu’ils contiennent. Bref : mettons de la nuance, et… de la complexité).

     

    Remarque. Ce genre de débat se retrouve sous différentes formes, très proches, dans la littérature historique, notamment quand on cherche à identifier et décrire les causes de certains événements et qu’on examine les rôles respectifs de la sphère politique et de la sphère sociale dans la formation de ces événements et au-delà dans la création des grandes institutions qui en découlent et spécifient une société à un moment donné. Je dirai que la dualité des discours et des pratiques se superpose assez bien à la dualité du politique et du social. Je pense aux discussions qui ont eu lieu lorsqu’on a commémoré le bicentenaire de la Révolution, en 1989, et qu’on s’est interrogé sur les grandes idées politiques agitées par les acteurs d’alors, les idées d’égalité, de liberté, etc., qui ont servi d’étendard ou de fer de lance idéologique pour les républicains, pour savoir si elles ont été le premier mobile de l’action révolutionnaire, la cause initiale de la formation du nouvel Etat démocratique (avec l’émergence des droits de l’homme, etc.), et si, par là même, ces idées pouvaient livrer les raisons des événements de la période. En fait, accorder une priorité à la dimension politique (l’invention de la démocratie et la promotion des droits individuels), c’était rejeter la thèse marxiste jadis dominante et refuser d’accorder une priorité aux soubassements économiques et aux appartenances sociales, les appartenances de classe des acteurs de la Révolution (la crise révolutionnaire suscitée par la bourgeoisie montante en conflit avec la noblesse déclinante, conflit qui recèle une contradiction entre d’un côté le capital, les affaires, le commerce, et de l’autre côté la propriété foncière, les offices, etc.). Je fais allusion à la divergence entre ce représentant majeur de la nouvelle historiographie révolutionnaire qu’a été François Furet (Penser la Révolution française, Gallimard, 1978), et, côté marxiste, un historien comme Albert Soboul (voir Histoire de la Révolution française, 2 t., Gallimard, 1962). Le même genre de discussion se produit, bien évidemment, à propos d’autres événements de l’histoire moderne. Voyez sur le nazisme et Hitler l’ouvrage de Ian Kershaw, Hitler, Essai sur le  charisme en politique (Gallimard, 1995 [1991], qui commence précisément par un chapitre intitulé « Le pouvoir de l’ ‘idée’ ».

     

    Remarque annexe. Je vous invite à la prudence. Le débat est plein de pièges. On ne peut  certes pas assimiler le travail de Furet et son refus de l’optique « économiste » à une histoire des idées naïve… Toutefois, on peut toujours s’interroger sur la provenance et les conditions d’apparition des idées en question, donc sur les liens des idées elles-mêmes avec les milieux et les contextes dans lesquels les individus et les groupes sociaux les conçoivent, s’en emparent, en font des motifs de leurs espérances et de leurs décisions. Un article ancien d’un autre historien, Emmanuel Le Roy Ladurie, pourrait apporter de l’eau à ce moulin. Ce texte est intitulé « Système de la coutume » (publié dans les Annales en 1972 et republié dans le recueil Le territoire de l’historien, Gallimard,  1973, p. 222- 251), et l’auteur y rend compte d’un livre de Jean Yver,  Essai de géographie coutumière, Sirey, 1966. Qu’est-ce qui me paraît si savoureux dans ce texte - qui appartient au genre de l’anthropologie historique de la population française ? Tout simplement le fait que la formation de l’idée d’égalité y est découverte dans une modification des pratiques de l’héritage au sein des sociétés paysannes. On est donc très loin des doctrines et des théories politiques libérales ! Il y a eu, après le Moyen Age, et notamment au XVIe siècle, explique Le Roy Ladurie, une « poussée durable de l’égalitarisme » dans le milieu rural, quand on a voulu surmonter l’ancienne coutume successorale qui permettait à l’un des descendants de s’approprier  une partie des terres avant partage, et quand on a commencé de procéder autrement, sur une base nettement plus équitable. Je passe sur le détail assez complexe des règles engagées dans ces pratiques. Je voulais juste vous indiquer que la fameuse idée d’égalité, qui se décline en effet dans les politiques libérales modernes, pourrait bien se révéler sous un autre jour lorsqu’on la trouve aussi profondément enracinée, immergée dans des pratiques sociales de longue durée… C’est une problématique des sciences sociales comparable à celle que Durkheim adopte dans L’évolution pédagogique…, et qui tranche avec l’histoire des idées ou la philosophie politique. C’est sur ce même terrain que je situerai Foucault et sa manière d’envisager l’histoire de la culture…

     

    2) En quels termes la notion d’idéal, qui désigne un horizon de valeurs et de prescriptions attachées à ces valeurs, apparaît-elle dans les textes de Durkheim ? Durkheim définit – et décrit, dans un idéal, une sorte d’élan collectif, autrement dit le contenu déterminé d’une conscience collective. Une des grandes interrogations de la sociologie durkheimienne porte sur l’existence et l’efficace d’une telle conscience collective, je l’ai signalé dans la séance précédente ; et un idéal se comprend en référence à cette efficace. L’idéal est donc une réalité psychique qui s’impose aux consciences individuelles, qui est capable les mobiliser en leur prescrivant des fins, et qui, de ce fait, crée des liens et lance les sujets dans des sociabilités spéciales. L’un des passages les plus explicites sur cette notion d’idéal, un passage théorique (alors que la notion est employée dans un sens plus descriptif dans L’évolution pédagogique), explique que, dans certaines conditions, crises ou autres événements mémorables, les individus entrent dans des rapports plus étroits, agissent les uns avec les autres et les uns sur les autres, et que, de là, surgit « une vie psychique d’un genre nouveau » (« Jugements de valeur et jugements de réalité » ; c’est une conférence de 1911, reprise dans le recueil Sociologie et philosophie, PUF, 1963 [1ère éd. 1924], p. 133. Les idéaux se forment dans ces époques particulières, à des moments d’« effervescence » dit-il (c'est là un autre concept typique, compris dans des expressions comme l’« effervescence des époques créatrices » idem, p. 135), lors desquels ont lieu des réunions plus intenses, des assemblées plus fréquentes et populeuses. Le XIIe siècle par exemple est un temps « d’enthousiasme collectif » où les consciences se rapprochent plus intimement : c’est la « grande crise chrétienne » qui « entraîne vers Paris la population studieuse de l’Europe et donne naissance à la scolastique ». Le même type d’« effervescence » se produira plus tard avec la Renaissance et la Réforme protestante, et ensuite au XVIIIe siècle, à l’époque révolutionnaire, et aussi au XIXe avec les grandes agitations socialistes (idem, p. 134). Je vous fais remarquer que ce texte, qui est écrit parallèlement au cours sur l’évolution pédagogique, retient les mêmes scansions historiques… Du reste, EP, p. 78, évoque l’« effervescence mentale dans tous les peuples européens », au XIIe siècle.

    Voici donc le phénomène et ses résultats : enthousiasme collectif, effervescence et rapprochement des consciences, formation d’idéaux - toutes choses qui constituent au total des moments créateurs et marquants dans l’histoire des civilisations (l’article « Jugements de valeur… », affirme que les civilisations elles-mêmes reposent sur certains « grands idéaux » - p. 134). Durkheim considère donc la société non pas seulement comme un système d’organes et de fonctions qui tend à se maintenir contre les agressions externes, mais aussi comme « le foyer d’une vie morale interne » puissante et originale. C’est l’hypothèse que je disais : quand les consciences individuelles sont ainsi en relation, il y a création d’« une vie psychique d’un genre nouveau » dit Durkheim, qui produit une sorte de synthèse des émotions et des idées collectives. Tel est l’origine et le contenu d’un idéal dans lequel la société « prend conscience » d’elle-même. La notion associée de « vie psychique »  collective est quant à elle évoquée dans de nombreux autres textes, comme les Leçons de sociologie (PUF, 1995 [1950]) dont la quatrième leçon, sur la définition de l’Etat, qui parle également d’une « conscience spéciale » ; c’est aussi un thème important des Formes élémentaires de la vie religieuse (1912).

    Dans ces conditions précise Durkheim, « L’idéal tend alors à ne faire qu’un avec le réel » (« Jugements de valeur… », op. cit., p. 134), si bien que le pôle de la conduite de l’individu est déplacé hors de lui. Si l’homme est en général un être social, il est poussé par la société à  se hausser au dessus de lui-même, il accède à une « vie supérieure » (idem, p. 135), qui se manifeste comme désintéressement sur le plan moral. Ce faisant, il est mû par des forces qui le dépassent, et qui, en outre, se répandent nécessairement, soit sous la forme de « folies héroïques », soit sous la forme de « violences stupidement destructrices » (idem, p. 133). Je cite ces textes assez précisément pour la raison qu’ils contiennent une réflexion de grande portée, à la fois sur les fondements culturels et « psychiques », mentaux, dirions-bous, des civilisations (ce qui nous intéresse ici), mais aussi sur ce qui serait une psychologie des foules, discipline représentée à l’époque de Durkheim par Gustave Le Bon (sa Psychologie des foules date de 1895 et sera lue - et bien lue-  par Freud – voir de ce dernier l’article « Psychologie des masses et analyse du moi », de 1921). Ceci, et la petite notation sur les « violences stupidement destructrices », m’autorise à préciser, si besoin était, que de telles situations et leurs résultats idéaux peuvent apporter autant de rêves enchantés que de cauchemars mortels pour l’humanité. Soyons plus pessimistes que Durkheim semble l’être, qui n’a pas connu les totalitarismes et le nazisme du XXe siècle…

    Revenons au niveau de l’individu. Pour l’individu, un idéal représente une valeur absolue (une sorte de sacré) qui a des fonctions particulières. D’une part il donne un but à poursuivre, une fin à réaliser, même si le futur dans lequel se projette ce but dessine une perspective lointaine. L’idéal donne du sens au monde et à la vie. D’autre part, du même coup, l’idéal commande à la conscience, notamment sur le plan moral. L’idéal est source d’obligations auxquelles on ne peut déroger, sauf à s’exposer à la réprobation  voire à la sanction. L’idéal est pour les individus une force formatrice à la fois d’aspirations (élevées) et d’obligations (impératives).

     

    *****

     

    J’en viens à L’évolution pédagogique en France (EP). Durkheim annonce son objet dans les termes que je viens d’indiquer, dès le premier chapitre, en disant : « ce n’est pas seulement  l’organisation de l’enseignement que l’histoire nous aide à comprendre, mais aussi l’idéal pédagogique que cette organisation a pour but de réaliser » (p. 18). Et un peu  plus loin, pour préciser sa méthode : « Au lieu de nous demander d’abord en quoi consiste l’idéal contemporain, c’est à l’autre bout de l’histoire qu’il faut nous transporter ; c’est l’idéal le plus lointain, le premier qu’aient élaboré nos sociétés européennes, qu’il nous faut d’abord chercher à atteindre ». Et encore ceci : « C’est l’évolution de l’idéal pédagogique français dans ce qu’il a de plus essentiel que nous allons retracer à travers les doctrines où de temps en temps il a essayé de prendre conscience de soi, et à travers les institutions scolaires qui ont eu pour fonction de le réaliser » (p. 25). Remarquez ici une formulation qui obéit au principe de méthode que j’estime fondamental : les doctrines pédagogiques ne sont pas la source ou l’origine des idéaux, mais la médiation par laquelle les idéaux prennent conscience d’eux-mêmes : ce qui suppose qu’ils relèvent d’une autre causalité -  sociale, culturelle, ou de civilisation en général.

    Voilà par où commence notre lecture suivie, principalement guidée par la notion d’idéal « pédagogique » (ou éducatif, ou culturel  - je tiens ces termes non pour équivalents tout à fait, mais pour associés essentiellement). Les grandes articulations de l’ouvrage se laissent ensuite saisir sans difficulté. C’est à quoi je vais me limiter. En gros, Durkheim examine la naissance du souci éducatif chrétien de l’Eglise primitive ; puis il s’arrête à l’idéal de la période carolingienne (Charlemagne) ; à l’idéal des Universités du Moyen Age (XIIe  et XIIIe siècles ) ; à l’idéal de la Renaissance (XVe  et XVIe siècle) ; à l’idéal pédagogique des Jésuites (XVIIe et XVIIIe siècles ; à l’idéal de la Révolution ; enfin aux idéaux du XIXe siècle et de l’époque qui lui est contemporaine. Ai-je assez dit qu’on a là une histoire de l’enseignement qui se produit aussi bien sur le mode d’une histoire culturelle que sur fond d’une analyse sociologique, ce qui brosse au total un tableau d’une très grande richesse, absolument passionnant (peut-être un peu daté aujourd’hui, si l’on admet que, sur les différentes périodes et sur les différents systèmes étudiés par Durkheim, nous avons maintenant une connaissance plus précise et largement développée...).

     

    1) Pourquoi partir de l’Antiquité tardive, et des débuts de la période chrétienne ? Parce que, la première, elle cherche à exercer par l’enseignement une emprise totale sur l’individu identifié comme esprit – un esprit à former ; et parce que, pour ce faire, elle crée dans les monastères (qui existent depuis les IIIe et IVe siècles), une institution ad hoc, qui devient un lieu spécial de culture et de transmission culturelle. Telle fut l’école monacale, et plus précisément le convict, première forme d’internat (EP, p. 36) dans lequel le maître pouvait nouer une relation forte, constante, avec les élèves (ou les disciples). Cette institution précède de quelques siècles et annonce l’école cathédrale (école qui se tient auprès du chapitre des cathédrales). L’éducation, pour obtenir cette emprise globale sur l’âme, se donne les moyens de communiquer des idées, des sentiments, en s’adressant à la fois au cœur et à la raison (p. 30). Son enjeu est très clair : il s’agit de repousser toute culture qui s’oppose à la culture chrétienne et menace ainsi de détourner les sujets de la foi. Mais en même temps, les ordres religieux qui se consacrent à ces tâches d’éducation admettent la nécessité de composer avec la civilisation existante et les normes établies de la culture païenne ; et c'est pourquoi leur projet fait déjà coexister la religion avec une tendance laïque. Il y a là  une éducation qui porte en elle « le germe de cette grande lutte entre le sacré et le profane, le laïque et le religieux » (p. 35).

    Pour comprendre l’idéal pédagogique de cette époque - idéal en gestation, si l’on peut dire, il faut encore saisir ce qui sépare l’éducation antique de cette éducation chrétienne des premiers siècles. Je suis toujours le texte de Durkheim, évidemment. La différence tient selon lui à ce que la dernière ne cherche plus à communiquer des « talents particuliers », dans un but soit esthétique, soit de socialisation (se préparer à tenir un rôle défini dans la société), ce qui fut le cas à Rome. Elle veut plutôt inspirer à l’individu une attitude globale, lui inculquer un « habitus » de son « être moral » (p. 37). Transmettre et imprimer, par conséquent, « une manière chrétienne de penser et de sentir » (p. 38) ; imposer une « orientation générale de l’esprit et de la volonté » (p. 39), dans un « milieu moralement uni » (idem). Ce mouvement profond de l’âme est donc, au sens fort, une conversion.

    Si l’on aperçoit bien la source religieuse de cet idéal, il faut par ailleurs comprendre qu’il se constitue et s’affirme lui aussi en lien avec un état donné de la civilisation. Nous retrouvons le principe de méthode que j’ai évoqué de façon récurrente, loin de l’histoire des idées (je ne le dirai jamais assez !). Ce type d’éducation, en effet, apparaît lorsque les peuples sont parvenus à « un degré suffisant d’idéalisme », c’est-à-dire lorsqu’ils ont assez développé les pratiques de l’intériorité et approfondi la réflexion de l’esprit sur lui-même - ce qui caractérise les religions monothéistes. L’Eglise montre alors aux fidèles le chemin d’une quête spirituelle finalisée par une idée abstraite de la transcendance, idée dont elle enseigne qu’il faut la trouver à l'intérieur de soi.

    J’ai un peu reformulé le texte de Durkheim, mais j’en suis resté très proche. J’ajoute que la dernière remarque fait penser à la manière dont Hegel parle des croisades et de la volonté des croisés de libérer le tombeau du Christ à Jérusalem, quoique la période soit plus tardive que celle envisagée ici, sur un autre plan, par Durkheim (la première croisade est de la fin du XIe siècle, la dernière, neuvième dit-on, date de la fin du XIIIe siècle). Quelle fut la découverte des croisés parvenus à leur fin, demande Hegel ? Eh bien, que le tombeau était vide : et c’est ce qui leur apprit, pour toujours, que l’élément divin ne réside pas dans l’univers sensible, mais dans l’esprit humain lui-même. « Il ne vous faut pas chercher  dans le sensible, dans la tombe, chez les morts, le principe de votre religion, mais dans l’esprit vivant, en vous-mêmes » (Leçons sur la philosophie de l’Histoire, texte posthume, que je cite dans l’édition Vrin, de 1963, p. 303).

    En tout cas, Durkheim précise que l’éducation chrétienne primitive, dans la forme, dans la démarche si je puis dire, a bel et bien fixé « notre conception présente de l’école » (p. 38). « C'est à ce moment que l’Ecole, au sens propre du mot, apparût » (p. 40). Car l’école est « un être moral, un milieu moral imprégné de certaines idées, de certains sentiments, un milieu qui enveloppe le maître aussi bien que les élèves »… Remarque : la proposition est à méditer (d’autant plus que certains auteurs actuels, comme G. Vincent, dont j’ai parlé brièvement l’an passé, ont perçu la naissance de l’institution scolaire telle que nous la connaissons… seulement au XVIIe siècle).

    (à suivre)

     

     


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  • séance 6

     

    (suite de la suite de la partie II du chapitre III :

    L’évolution pédagogique : dans le texte)

     

     

     

    Au cas où mon projet ne serait pas assez clair, je précise que je ne vous propose rien d’autre qu’une lecture, non pas une interprétation. J’ai  simplement  connecté - pour employer un terme à la mode  - deux types ou deux séries de textes de Durkheim, d’une par les textes sur la théorie de l’idéal (les articles de théorie de la morale notamment), d’autre part les textes de L’évolution pédagogique où la notion d’idéal est présente et fréquente. J’ai voulu montrer que, dans L’évolution pédagogique, la notion d’idéal, qui pourrait passer inaperçue, est en réalité un concept solide, important, grâce auquel Durkheim peut cerner les spécificités historiques de la culture scolaire et même, en plus de cela, ce que j’examinerai plus tard, un concept grâce auquel il peut identifier certaines spécificités des normes de transmission de cette culture, c’est-à-dire des institutions et des pratiques d’enseignement.

    Je vais donc maintenant indiquer les grandes articulations du livre, et retracer à grands traits l’évolution et les transformations de l’idéal éducatif ou des idéaux éducatifs de l’enseignement secondaire français.

     

    2) A partir de la fin du VIIIe siècle, la « renaissance » carolingienne (les historiens emploient le mot « renaissance » à propos d’autres période que le XVIe siècle), s’empare des écoles précédemment évoquées, les écoles monastiques et les écoles cathédrales, pour s’accomplir plus tard, au XIIIe siècle, dans les Universités. La culture scolaire se résume alors au « formalisme grammatical » qui domine le cycle du trivium (grammaire, rhétorique, dialectique – voir le cours de l’an passé), étant entendu que l’apprentissage de la grammaire, c’est-à-dire l’apprentissage de la langue latine est, en effet, au centre de l’enseignement. C’était « la grammaire qui tenait toute la place », et à laquelle était consacré un « culte extravagant » affirme Durkheim (p. 68). Cet « extrême formalisme » (p. 76), se marquait notamment dans la passion pour la conjugaison. Si donc on considère l’Université médiévale et qu’on cherche « l’idéal pédagogique dont elle a été l’incarnation » (p. 90), on observera les mêmes tendances. Cependant, le formalisme du XIIe siècle n’est pas identique à celui du VIIIe. Quelle est la différence ? C’est la différence entre un formalisme grammatical et un formalisme dialectique. A l’époque de la création des Universités, la logique occupe la place éminente. Elle détermine la forme et le contenu de la culture scolaire, le choix des matières scolaires, et elle a relégué les approches purement verbales et grammaticales. L’enseignement vise désormais à « dresser les élèves à la pratique de la dialectique » (p. 160). La dialectique, si on se réfère à l’œuvre canonique d’Aristote, est une méthode de confrontation des opinions. Elle porte sur le vraisemblable et sert à séparer le faux du vrai. L’exercice pédagogique suprême de la dispute (disputatio) dans les Universités médiévales en donne une traduction pratique. Ceci signifie que les opinions humaines sur la réalité, et non la réalité elle-même, sont l’enjeu de l’éducation - ce dont rend compte la notion de « formalisme ». Pour trancher entre les opinions vraies et les fausses, le recours aux « autorités » est alors indispensable (les textes hyper valorisés, quasi sacrés, des philosophes de l’antiquité, des Pères de l’Eglise ou d’autres écrivains ecclésiastiques, sont toujours abondamment cités, pour ne pas dire invoqués, dans tous les traités du Moyen Age). Et tout ceci, qui dépend en plus du caractère livresque de l’enseignement, révèle donc un « premier idéal » (p. 194) : l’éducation de l’intelligence par la culture logique. Retenons en passant l’idée, importante dans l’optique de notre lecture, que l’exercice scolaire, comme technique, est déterminé par l’idéal éducatif, qui lui-même se constitue dans le contexte culturel du rapport au livre et de l’usage des livres, un rapport sacralisant (à une époque où, matériellement,  les livres sont rares, puisqu’on est deux ou trois siècles avant l’invention de l’imprimerie). Pour avoir une idée concrète de ces pratiques culturelles, voyez ou revoyez le film tiré du livre d’Umberto Eco, Le nom de la rose

     

    3) La Renaissance, autre étape, est, selon Durkheim le moment d’un élargissement de l’idéal éducatif, du fait que l’homme prend conscience de lui-même de façon plus complète. Ce changement dépend évidemment, lui aussi, d’un changement social : encore ce principe méthodologique. Je cite (p. 194 et suiv.) : « une transformation pédagogique  est toujours (…) le signe d’une transformation sociale qui l’explique ».  Des idées et des besoins nouveaux sont nés, « Mais ces besoins et ces idées, à leur tour, ne sont pas nés de rien (…). Il faut que quelque chose ait changé ». Est-ce que, comme on le conçoit le plus souvent, l’abandon du « sombre idéal du Moyen Age » s’explique par l’attrait pour « la conception plus riante et plus confiante » que se fait la Renaissance de l’Antiquité païenne, avec les monuments littéraires qu’elle nous a légués? Oui répond Durkheim, c’est bien ainsi que les écrivains de l’époque en parlent. Mais derrière cela, il faut retenir en fait d’autres changements : changement de l’économie, développement des villes, rapprochement des classes sociales, augmentation de l’aisance, et aussi constitution des grandes nationalités européennes. Bref, ce à quoi nous assistons, c’est  à une « crise de croissance » inédite dans l’histoire des sociétés européennes (p. 201).

    C’est alors que lidéal pédagogique prend « une forme particulière », qui ne prolonge pas les idéaux des siècles précédents, mais qui est « leur antagoniste ». De cette rupture profonde avec le passé témoigne avant toute autre œuvre celle de Rabelais. Et ce n’est pas un hasard si les grandes doctrines pédagogiques apparaissent à cette époque : elles ont pour fonction  de consommer la rupture, en quelque sorte. Il y avait eu avant cela un passage continu du formalisme grammatical de l’époque carolingienne au formalisme logique de l’époque suivante, et ceci correspondait  au passage des écoles cathédrales à l’Université. Mais après cela, les élites cultivées ressentent l’obligation de construire un « système nouveau » (p. 209), et c’est  ce qui engendre la production d’une littérature pédagogique ou éducative. Si on examine l’œuvre de Rabelais, on verra donc qu’elle annonce l’idéal d’une nouvelle humanité, une humanité qui ne sera pas tronquée, une humanité dont toutes les forces naturelles seront portées à leur achèvement sans  être entravées ou diminuées par une éducation de type scolastique. Logiquement, cet idéal, cette conception de l’homme et de la vie, sont incarnés dans l’œuvre de Rabelais par des figures de géants, des êtres à qui rien n’échappe de la civilisation et des connaissances disponibles. La fameuse allégorie de la dive bouteille représente en ce sens la soif de la science par laquelle l’homme réalise le mieux sa nature. C’est là, estime Durkheim, une « généreuse illusion de la jeunesse » ; mais c’est aussi un idéal irréalisable, même si les hommes de la Renaissance ont consacré tous leurs efforts à le réaliser.

    Sur le XVIe siècle,  Durkheim poursuit son analyse en signalant une autre tendance de l’esprit public de cette époque. C’est la tendance représentée cette fois par Erasme. Erasme réclame à son tour l’advenue d’une science universelle, mais il insiste quant à lui sur l’orationis facultas (p. 225), c’est-à-dire l’art oratoire, l’art de l’expression, et l’apprentissage, en plus de la langue correcte, de la langue élégante. C’est que la faculté littéraire, autrement dit la rhétorique, arrive au premier plan de l’enseignement (avec la civilité, autre nouvelle exigence de l’époque, à laquelle Erasme consacre un ouvrage fameux, vous vous en souvenez). C’est l’époque où la langue nationale commence d’être autorisée dans les collèges, si bien que le latin, qui s’y pratique à haute dose, y acquiert en fin de compte le statut d’une langue morte (p. 227).

    Ceci s’éclaire à nouveau par l’évolution de la société environnante. La doctrine d’Erasme et l’idéal qu’elle exprime visent le monde de la noblesse. L’idéal érasmien appartient à une société polie, où, par exemple, les plaisirs de la correspondance vont remplacer ceux de la conversation (encore une notation d’histoire culturelle très intéressante, qui pourrait rencontrer bien des travaux actuels). S’est affirmée une société de beaux esprits, dont les acteurs ne cesseront de se détourner de la scolastique à laquelle ils reprocheront son caractère barbare et rustique. Le but de l’école étant de préparer à cette société raffinée, les qualités esthétiques vont être mises en avant, et c’est pourquoi la rhétorique va supplanter la dialectique, définitivement.

    Mais cette éducation comporte un vice rédhibitoire. Elle détourne du monde réel au profit de l’imagination. C’est dire que ses effets sur la personnalité enfantine ne sont pas si différents de ceux de la scolastique et du formalisme logique. Du coup, précise encore Durkheim, l’éducation épuise le sens moral qui, dans l’esprit des individus, vise l’action et la transformation du réel (faire le bien pour améliorer le monde, etc.) : « ce n’est pas en apprenant à combiner des idées, ou agencer harmonieusement des phrases ou des sons ou des couleurs, qu’on apprend à faire son devoir. ». L’idéal de la vie chrétienne, c’était le sens du devoir, alors que l’idéal de l’Antiquité revigoré aux XV et XVIe siècles, c’est « la complaisance pour la nature » (p. 240). La prédilection esthétique de la Renaissance occasionne par conséquent « un fléchissement général du sentiment moral ». Domine désormais la recherche de la gloire, «  le goût de la renommée ». On veut avant tout « avoir un nom qui coure sur les lèvres » de ses contemporains (avouez que cela ne manque pas de rappeler certaines passions bien actuelles !). A cela une conséquence pédagogique : l’émulation vient au centre de la discipline. Apparaissent dans les écoles, la rivalité, les prix, les concours, etc. Triste image de l’humaniste estime finalement Durkheim. Qu’il puisse s’élever aux plus nobles pensées n’empêche pas qu’il soit aussi l’homme  de la « passion égoïste » (p. 249).

    Il est clair que, pour Durkheim, Rabelais est supérieur à Erasme… : car la  soif rabelaisienne de savoir est un « haut idéal » qui prépare ou entraîne à prendre conscience de sa dépendance à l’égard du monde, et qui, ce faisant, inspire un sentiment qu’on trouve toujours à la racine de la vie morale, « le sentiment que l’homme ne s’appartient pas tout entier » (p. 248 : très belle formule…). Il faut ensuite attendre Montaigne, cinquante ans plus tard, pour qu’on se rende compte que quelque chose dans le savoir « résiste » à l’intention esthétique et aristocratique, et qu’il faut avoir la « tête bien faite », plutôt que « bien pleine ». Cependant, autre nuance critique de Durkheim, cette fameuse formule de Montaigne pourrait bien annoncer une regrettable indifférence pour la science, « un vif sentiment de son inefficacité éducative » (voilà, ajouterai-je, qui devrait plaire à pas mal des opposants d’aujourd’hui aux pédagogies modernes et « actives »…).

     

    4) Pour aborder l’idéal de l’âge classique et des Jésuites, Durkheim commence par remarquer qu’il n’y a pas de cas où un idéal proposé par un pédagogue soit passé dans la réalité sans modifications essentielles (je souligne : ceci nous démontre l’inanité des problématiques de l’application). Il s’avère que, paradoxalement, l’idéal pédagogique de la Renaissance, en se réalisant, est devenu « plus exclusif, plus outré, plus unilatéral » (p. 265), et sa dimension aristocratique et esthétique, loin de se dissiper, s’est amplifiée, s’est exagérée. D’où l’opposition des Jésuites. Mais ceux-ci, un peu comme leurs ancêtres des monastères de l’antiquité tardive (c’est moi qui extrapole), ont été contraints d’établir un compromis entre les idées du temps et la conception chrétienne qu’ils avaient pour mission de défendre. L’humanisme de la Renaissance était leur ennemi, mais c’était un ennemi qu’il fallait apprivoiser en l’intégrant (j’ai aussi expliqué ce fait capital l’an passé). Dans les collèges jésuites, les œuvres de l’Antiquité servirent donc à initier la jeunesse aristocratique et bourgeoise à la civilisation ancienne pour deux raisons. Première raison, négative, ces œuvres détournaient les enfants du présent, le monde réel toujours suspecté d’’être corrupteur ; et seconde raison, positive, ces œuvres, soigneusement choisies et expurgées, pouvaient « donner aux enfants une idée de ce que c’est que l’homme » (p. 284). Car les auteurs et les œuvres de l’antiquité, tels que présentés par les Jésuites, pouvaient révéler les propriétés essentielles et universelles de la nature humaine, insoupçonnables sans cela. On voit par conséquent tout ce qui sépare les Jésuites des humanistes de la Renaissance : ces derniers étaient des amateurs de l’Antiquité pour elle-même, parce qu’ils y voyaient réalisé, et actif, donc disponible pour le présent, « leur idéal de culture polie et d’instruction élégante » (p. 290).

    En ce point, Durkheim consacre une partie très intéressante de sa reconstitution à la description des pratiques ordinaires d’enseignement en vigueur dans les collèges jésuites. Je ne m’y arrête pas pour le moment (d’autant que nous en aurions sans doute une vision un peu différente) ; mais je n’omets pas de signaler que nous trouvons là, à nouveau, un point de contact entre la diffusion d’un idéal et  la constitution d’activités scolaires routinières, c’est-à-dire normales. La liaison de ces deux pans de l’analyse, l’idéal et les normes pratiques, devra retenir plus tard notre attention.

    Un autre arguent mérite d’être relevé. C’est une autre condition contextuelle du tour pris par l’éducation classique, à savoir la place octroyée à l’individu, au sens de l’individualité, comme valeur : elle est considérable. Au Moyen Age, l’enseignement était impersonnel ; il s’adressait à des masses indistinctes. On se réunissait autour d’une école ou d’un maître dans une sorte d’anonymat. L’article « Jugements de valeur…» évoque sur ce mode les « multitudes réunies autour d’Abélard » (op. cit., p. 302). A la Renaissance au contraire, l’individu commence à « prendre conscience de soi » (EP, p. 302), si bien que l’éducation doit s’individualiser, et l’éducateur se rapprocher de son élève. Du coup, le maître cherche à s’adresser à l’amour-propre de son élève, c’est-à-dire qu’il cherche à solliciter le sens de la dignité que peut éprouver cet élève. C’est à partir de là qu’on cherche à connaître l’enfant pour aider l’éclosion de sa personnalité, et qu’on développe dans la discipline le principe déjà connu, si typique et durable, de l’émulation.

    Mais au-delà des changements introduits au cours du temps, conclut Durkheim, dans l’Université où chez les Jésuites, ce fut le « même idéal, à peu de choses près », quoique poursuivi avec plus d’âpreté par les Jésuites : il fallait avant tout « apprendre à écrire en imitant les anciens ». En d’autres termes, toute la longue période qui précède la seconde moitié du XVIIIe siècle n’a connu qu’« un seul idéal intellectuel » (p.306). La seule véritable innovation dans cette période, on la doit en fait aux petites écoles de Port-Royal et à la place accordée au français.

    Ce qui précède conduit à un autre constat. En dépit de la focalisation scolaire (idéale) sur le latin, le français a acquis dès le XVIIe siècle sa « physionomie propre ». Or dans cette  tension (c’est moi qui propose ce terme, faute de mieux) entre le latin et le français que l’enfant peut apprendre, on a conçu que l’important n’était pas de faire, dans cette langue nationale, des exercices de composition, des discours, des narrations et des dissertations (tels furent les exercices ordinaires de la rhétorique classique), mais d’exercer l’esprit enfantin à l’art d’analyser et de décomposer sa pensée. L’essentiel de la culture du style, chez les Jésuites, consistait à discerner les éléments dont une idée est faite, ce à quoi pouvait contribuer la composition, comme d’autres exercices à côté d’elle. Je laisse les spécialistes discuter cette remarque.

    Mais, toujours selon Durkheim, en plus de cela, le latinisme de l’éducation classique a engendré une particularité nationale qu’on retrouve, très prégnante, dans la littérature du XVIIe siècle : le goût pour les « types généraux et impersonnels ». A travers les personnages et les caractères représentés dans les récits, sont mis en scène divers « aspects de l’homme en général », notamment les travers éternels du genre humain (p. 312). De là vient l’usage habituel des noms génériques : le valet (Scapin), le provincial, le mari trompé, l’avare, etc. Chez les Jésuites, dans le même ordre d’idées, les personnages de l’Antiquité apparaissent non pas comme grecs et romains, mais comme représentants d’une humanité unique et universelle, l’homme toujours semblable à lui-même à travers le temps (p. 313). Singulière tournure d’esprit, bien française, dans laquelle Durkheim voit une véritable « infirmité », en l’occurrence une insensibilité à ce qui est changeant et variable dans l’histoire. Cette attitude mentale, insiste-t-il, distingue notre littérature nationale, laquelle littérature s’attache toujours à un idéal « valable pour le genre humain tout entier ». Quand le Français légifère, « c’est pour l’humanité qu’il croit légiférer puisque l’humanité est la seule réalité véritable » (p. 314). Voir les Constituants de 1789 qui, à travers la première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ont revendiqué des libertés valables pour l’homme de tous les pays et de tous les temps. C’est précisément ce qui est « mis en système » par Descartes : rien de réel dans les corps que l’étendue géométrique, uniforme. Voilà, en d’autres termes, ce qui engendre « l’individualisme abstrait des hommes du XVIIe siècle, leur conception atomique de la société, leur mépris de l’histoire » (p. 316). La preuve que cette espèce d’universalisme et de cosmopolitisme intellectuel est lié à la culture gréco-latine, c’est que, chez les peuples où l’humanisme est moins enraciné, comme les peuples anglo-saxons où l’humanisme a été enrayé par le protestantisme, le sens du particularisme national est bien plus aiguisé. Mais quand l’homme en soi est réduit à ses caractères les plus généraux, n’en reste qu’une notion d’une extrême simplicité, qui ignore la complexité réelle de l’individu vivant dans une société et une civilisation données. C’est un simplisme. Le même défaut serait porté par une culture exclusivement mathématique. Il n’y a pas à chercher ailleurs l’origine de notre cécité intellectuelle pour tout un côté de la réalité humaine.

    Tout le monde aura apprécié, je l’espère la subtilité, la profondeur et, en même temps, la clarté de ce diagnostic sur l’évolution de la culture nationale, qui inscrit la littérature et la philosophie à l’horizon des idéaux éducatif et des pratiques d’enseignement correspondantes : une admirable prouesse intellectuelle.

     

    5) On entre dans le dernier âge de l’évolution pédagogique, lorsqu’il devient évident que l’enseignement littéraire doit être complété par une culture scientifique. En fait, le problème posé est toujours le même que dans les deux âges précédents : « l’homme, toujours l’homme » (p. 319). L’homme, une vision de l’homme, une vision de l’humain, nous pouvons maintenant le comprendre, est ce sur quoi porte tout idéal éducatif, quels que furent l’époque et le système d’enseignement.

    Durkheim suggère qu’avant le milieu du XVIIIe siècle, l’éducation et la culture sont allées de formalisme en formalisme : formalisme grammatical, puis logique, puis littéraire, ce qui chaque fois excluait la connaissance positive. Pourquoi notre culture intellectuelle s’est-elle ainsi détournée du monde, systématiquement (tandis que l’Antiquité avait suivi le chemin inverse)? Tout l’exposé précédent l’explique, à commencer par le constat que, dans le monde chrétien, « la chose sacrée et incomparable », c’est l’esprit, la conscience et la vie intérieure des hommes. Après l’Ancien Régime en revanche, un changement fondamental survient dès lors que se font jour d’autres intérêts que religieux et moraux, avec les sciences de la nature, l’économie, l’administration, la politique, etc., qui reflètent des « besoins purement laïques et amoraux », moyennant quoi on demande à l’éducation et aux institutions d’enseignement de munir les enfants de connaissances utiles, pour en faire de bons citoyens. Ces nouvelles sortes de besoins, autrement dit ce nouvel idéal, c’est donc celui d’une culture temporelle qui prépare davantage à la vie réelle. On voit d’ailleurs poindre de telles exigences, qui débouchent sur l’idée d’une culture encyclopédique, dans l’univers protestant, dès le XVIIe siècle, avec Rathke ou Comenius. C’était aussi le propre l’Antiquité. Sauf qu’à l’époque moderne, cet idéal de culture réclame cette fois qu’on prépare l’homme à toutes les formes de l’action. En France, c’est au milieu du XVIIIe siècle, lorsque « la société française prend directement conscience d’elle-même » (avez-vous remarqué ce thème récurrent de la prise de conscience donc de la conscience de soi, qui fait aussi penser à Hegel ? J’ai cité cette expression à de nombreuses reprises…), lorsqu’on « apprend à se penser en dehors de tout symbolisme religieux » (p. 331) que la culture acquiert ainsi, sous sa forme laïque donc (Durkheim dixit) un prestige suffisant pour que ses besoins et intérêts, même temporels, apparaissent très respectables et sacrés. D’où la conception nouvelle de l’éducation qui prend forme et se développe dès avant la Révolution, avec La Chalotais, Roland, ou Condorcet. Nous entrons alors dans l’ère d’une « pédagogie réaliste » dont Rousseau est le penseur le plus significatif, et à laquelle les écoles centrales vont tenter de donner une traduction institutionnelle solide.

     

    J’ai schématisé le plus possible et le plus honnêtement possible,  l’argumentaire durkheimien, pour mettre en relief ce que je voulais mettre en relief : la théorie de l’idéal pédagogique. Et je vous invite à découvrir les conclusions et les indications de Durkheim relatives à la crise avérée de l’enseignement secondaire, à la fin du XIXe siècle. Nous avons bien saisi que cette crise provient d’une sorte de tectonique des plaques, comme une secousse sismique qui confronte douloureusement le vieil idéal formaliste et le nouvel idéal réaliste, la culture littéraire et la culture scientifique. Je n’hésite pas à dire qu’avec cette dualité du formalisme et du réalisme, on peut aller assez loin dans la réflexion sur l’évolution pédagogique… beaucoup plus loin que les pamphlets et les polémiques qui encombrent les rayons des libraires depuis trente ans.

    Je reprends juste, pour finir, l’argument de la fin du livre. Si l’humanité est « infiniment diverse » affirme Durkheim, la notion qui en était admise à la base de l’idéal éducatif par les humanistes était le produit d’une fusion des idéaux grecs, romains et chrétiens. Il y avait là une sorte de généralisation et de synthèse des idéaux appréhendés et vécus par les hommes de ces époques. Mais qu’est-ce que l’humanité vraie ? Sans doute pas celle qui se dessine quand nous privilégions, indûment, notre civilisation. Au contraire.  (C’est la même ligne éthique, universaliste, que promeut après 1950 l’ethnologie, avec Lévi-Strauss et sa critique bien connue de l’ethnocentrisme). Durkheim nous invite à accorder du crédit à la souplesse et à la fécondité de la nature humaine telle qu’elle évolue à travers le temps et dans l’espace du monde global. Il nous enjoint  de continuer l’œuvre des humanistes, non pour faire connaître un homme abstrait et général, un type idéal à la manière du XVIIe siècle, mais pour comprendre l’homme tel qu’il est « avec sa variabilité presqu’indéfinie », et ainsi, par la culture des langues, de l’histoire et des sciences, « faire de chacun de nos élèves non un savant intégral, mais une raison complète » (p. 399). Tel serait l’idéal pédagogique de l’avenir.

    Je souscris.

     

     

     


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  • séance 7

     

    CHAPITRE  IV

     

    IDEAUX ET NORMES

    (L’idéal et le normal)

     

     

     

    Je cherche à promouvoir certaines catégories d’analyse des phénomènes éducatifs ; et je m’achemine, lentement il est vrai, vers une catégorie qui permettra d’envisager une manière de saisir les réalités pratiques de l’enseignement, la catégorie de la norme. Ceci devrait donc nous conduire, enfin, au second axe, annoncé dans mon titre général, de ma réflexion pour 2014 (mais il est probable que je n’aurai pas le temps d’en traiter à fond cette année…). C’est donc de ce doublet de l’idéal et de la norme que je vais tirer quelques orientations de méthode capables de surmonter les difficultés, plusieurs fois indiquées par moi, de l’histoire des idées pédagogiques.

     

    Mais avant d’achever mes explications relatives à la première catégorie de description abordée ici, si utile pour saisir des phénomènes culturels et éducatifs, la catégorie de l’Idéal, il me paraît indispensable d’apporter une précision supplémentaire. On peut craindre en effet, et c’est une crainte que la lecture de Durkheim peut sans doute entretenir, on peut craindre, disais-je, que la notion d’idéal soit perçue comme positive par définition. Puisqu’un un idéal rend intelligibles, sensibles même, des valeurs que les individus s’efforcent de faire vivre en créant ou en respectant des obligations ad hoc, on pourrait penser que tout idéal et toute action en vue de l’honorer sont bons par définition, et qu’ils méritent à ce titre l’approbation ou l’admiration. Or soyons clairs : il n’en est rien. Au contraire. Certains idéaux sont parfaitement destructeurs, ils n’installent dans la pensée collective que la violence et la haine, et ils peuvent de ce fait précipiter les sociétés dans des conflits mortels. Tout le monde aura en tête l’exemple le plus parlant, certes facile, mais qu’on ne peut pas ignorer : le nazisme. Car l’idéologie nazie, en effet, n’a cessé de promouvoir une vision idéale de l’humanité, mais, en l’occurrence, une vision raciste ; et, pour établir la suprématie de la soi-disant race aryenne, elle n’a cessé d’appeler au dévouement « fanatique » des individus capables de se consacrer, de manière quasi sacrificielle, à l’accomplissement d’une telle tâche. Les discours publics d’Hitler, mis en scène avec une dramaturgie parfaitement efficace, ont enflammé des foules gigantesques sur l’appel à une volonté quasi démiurgique, capable de réaliser le « Reich de mille ans » (voilà un bel exemple d’énonciation idéale !). Et c’est précisément l’attrait pour la perspective idéale ainsi dessinée qui a pu non seulement justifier, intellectuellement, mais plus encore soutenir matériellement la volonté et la pratique du meurtre systématique des populations réputées inférieures en humanité ou simplement non humaines. Je parle des Allemands envers les Juifs ; je pourrais parler des soviétiques envers les koulaks ou les « bourgeois » au nom d’un hypothétique bonheur communiste. Bref, seuls des idéaux de justice peuvent combattre les idéaux d’injustice et de malheur. Il faut même admettre plus généralement qu’il n’y a pas d’idéal sans conflit et contradiction avec un ou plusieurs autres idéaux. Tout idéal, étant donné son caractère absolu, donc sa résistance à ce qui tendrait à l’amoindrir ou à le relativiser au profit  d’intérêts d’une autre nature, tout idéal est pris dans un dynamisme polémique – c’est ce que Weber appelait, d’une métaphore très profonde, « la guerre des dieux ».

     

    Je reviens maintenant à mon entreprise première de clarification méthodologique et théorique. Il ne faut pas oublier que la fonction des idéaux dans la culture d’une époque, qu’il s’agisse d’idéaux éducatifs, éthiques et pédagogiques comme ceux dont il a été question ici, ou d’autres idéaux, esthétiques, religieux, etc., cette fonction caractérise la vie des sociétés ou des groupes qui la composent. La notion d’idéal permet donc de décrire des mentalités collectives.

    Mais si la notion d’idéal doit ainsi faire l’objet d’un questionnement de type sociologique (qui explique pourquoi et comment des idéaux apparaissent et deviennent actifs dans telle société et dans telles communautés ou groupes divers, à tel moment de leur histoire), il n’est pas interdit - et il pourrait être pour nous assez éclairant, d’interroger l’appropriation individuelle des idéaux. Sans remplacer le point de vue sociologique, on peut donc adopter un point de vue un peu plus spécifique, qui permette de saisir, dans le cadre des contraintes collectives, la logique des conduites individuelles d’affirmation, d’obéissance ou de respect des idéaux. Et je formule, pour avancer en ce sens, trois thèses. J’ai bien l’intention, comme annoncé par mon titre, de prendre pied en fin de compte sur une autre contrée, celle des normes et du « normal » : ceci viendra.

    Première thèse :  les sujets qui affirment des idéaux se donnent bien sûr des fins à réaliser (fins prescrites dans le monde social auquel ils appartiennent, encore une fois) mais ils s’imposent aussi, pour ce faire, des obligations à assumer impérativement. Ceci suppose en outre que de tels sujets évaluent l’existant, forment des jugements de valeur sur la réalité, pour se mettre ensuite dans le cas de la corriger. Les idéaux témoignent d’un désir de rompre avec une réalité fragile et imparfaite à laquelle on oppose le projet d’une transformation à laquelle on ne peut renoncer facilement.

    Deuxième thèse, les fins idéales se présentent comme absolues. C’est ce que Durkheim a mis en lumière en parlant d’une dimension « sacrée » de la morale. Weber parle de « principes ultimes » ; mais c’est une autre formule pour dire la même chose. Une autre formulation consisterait à dire que les fins idéales, parce qu’elles comptent parmi les plus hautes qui se puissent concevoir, dessinent un ordre marqué du sceau de la perfection ;  et c’est pourquoi elles appellent les sujets à accomplir une « tâche infinie » (je reprends cette belle expression  à un texte de Husserl, La crise de l’humanité européenne et la philosophie – une conférence de 1935).

    Troisième thèse enfin. Pour le sujet qui s’en réclame, l’idéal montre le chemin d’une élévation de soi, il conduit l’individu à se projeter au delà de lui-même, à effectuer une interrogation sur lui-même, à réfléchir sur sa destination, voire son salut - qu’il s’agisse d’un salut humaniste et laïque ne change rien à l’affaire. Prenons les idéaux de culture et d’éducation. Si une visée idéale est intégrée par un système et des institutions d’enseignement, cela implique que les groupes qui la proposent ou l’imposent aux populations concernées se forgent une conscience d’eux-mêmes en se donnant des raisons d’œuvrer en ce domaine, notamment en faveur des dites populations. Et ces raisons ont ceci d’original qu’elles ne relèvent pas d’un intérêt particulier parce qu’elles encouragent au contraire une espérance universelle – par exemple, dans le cas de l’instruction populaire à partir de la Révolution et ensuite au XIXe siècle : accueillir les pauvres dans la civilisation, développer les facultés physiques et morales dont ils sont pourvus comme tous les membres de l’espèce humaine, les élever à la dignité de personnes raisonnables, capables de juger de leur propre situation et de répondre de leur avenir, etc.

    De là se déduisent deux conséquences. D’une part, la conscience (collective mais aussi individuelle) dans laquelle se réfléchit l’idéal, ne reflète pas, ou ne traduit pas purement et simplement la réalité - présente ou future, actuelle ou virtuelle. C’est d’ailleurs l’intuition commune que nous avons de la notion d’idéal : une pensée qui ajoute quelque chose à la réalité, qui est en excès et qui instaure une rupture par rapport à la réalité. D’autre part, dans ces conditions, pour les individus toujours, la poursuite de l’idéal engendre un sentiment d’urgence, comme celui d’une dette inéluctable à payer. Affirmer un idéal, c’est sans doute se donner des mobiles pour transformer et améliorer la vie, changer le monde, etc., mais c’est aussi se déterminer à œuvrer sans délai et sans faiblir - sans quoi de telles fins idéales ne se distingueraient pas des fins utilitaires, pratiques, qui sont posées dans la poursuite des activités ordinaires, professionnelles ou autres.

    Pour approfondir ces définitions de base, je vais me pencher à nouveau sur les élaborations initiales de Durkheim, sans craindre de répéter certaines définitions déjà évoquées, que je vous propose d’approfondir un peu.

     

     

    I ) DEFINITIONS DURKHEIMIENNES

     

    On sait que Durkheim, dès la première partie de son œuvre, De la division du travail social (1893), et plus encore dans la seconde partie, lorsqu’il se consacre à la fondation de ce qu’il appelle une « science des mœurs, a accordé beaucoup d’attention aux phénomènes moraux et parmi ceux-ci à la fonction sociale des idéaux. Dans le recueil posthume intitulé par Célestin Bouglé Sociologie et philosophie (publié en 1924), les études marquantes que sont celles sur la « Détermination du fait moral » (suivie de réponses à six objections) et celle sur « Jugements de valeur et jugements de réalité »[1], analysent les ressorts de la conduite morale et contiennent une élucidation globale de la dimension religieuse inhérente à toute morale c’est-à-dire de l’espèce de sacré qui s’attache au idéaux moraux. D’après Durkheim, cet élément quasi-religieux, qui est un élément d’autorité, explique pourquoi l’idéal commande, pourquoi il est source d’obligations impératives, qui seront en retour assorties de condamnations sociales en cas de manquement. Un idéal est peut-être un « bien » symbolique qui suscite de belles et fortes aspirations, un bien de culture comme on aurait tendance à le dire (en utilisant le langage de la philosophie morale américaine), mais c’est aussi un ensemble d’obligations assez impératives pour que tout manquement appelle en retour la désapprobation. En d’autres termes, les idéaux énoncent des devoirs auxquels nul n’est censé échapper, ou du moins auxquels on ne peut vouloir échapper sans encourir une réaction négative de la société environnante, qu’elle réagisse par le mépris, la moquerie, la privation d’estime ou d’honneur, ou qu’elle recoure à des formes plus violentes d’exclusion. Ainsi s’explique aussi le dévouement personnel qu’un idéal exige de ceux qui s’en réclament et qui mène parfois jusqu’au sacrifice de sa vie. C’est ce que relèvent les réactions admiratives adressées aux personnes visiblement inspirées par de hautes valeurs, approuvées par le public. Il n’est pas utile que je donne ici des exemples : tout le monde en aura en tête, y compris ceux qu’on trouve de temps à autre dans les journaux ou dans les médias audio-visuels ; et on pensera facilement à telle ou telle personnalité que le public ne prive pas de témoignages de gratitude (un exemple, quand même : l’abbé Pierre…).

    La faculté d’entraîner des sanctions révèle l’origine et la fonction sociale de l’idéal. La mise en évidence de ce lien est au centre de la théorie durkheimienne. C’est un point capital, par lequel il faut commencer toute étude de cette sociologie, sur ce plan du moins. A cela s’associe en outre le fait qu’un idéal présente cette valence absolue dont je parlais plus haut. Un idéal, disais-je, ne peut jamais être relativisé au profit d’autre chose que lui-même (voir Durkheim,  Sociologie et philosophie, op. cit., p. 103). S’il arrive qu’un sujet invoque un idéal, alors, les pensées et les actes qui cherchent à le réaliser ou qui obligent à le respecter ne peuvent se dévier vers d’autres fins que celles que ce sujet s’est données, et ce dernier  ne peut exciper d’autres valeurs que celles qui sont directement et explicitement attachées à son idéal. En d’autre termes, il y a incommensurabilité des idéaux entre eux. Un idéal, une fin idéale, refusent de se mettre en balance avec d’autres, ils ne peuvent jamais s’exprimer ni se laisser déterminer, positivement ou négativement, par d’autres idéaux et d’autres fins. Nous sommes certainement enclins à comprendre l’homme qui renonce à son devoir pour conserver sa vie, mais notre compassion ne sera pas aveugle au point d’attribuer la moindre valeur à ce renoncement, qui n’obtiendra pas notre estime.

    C’est aussi pourquoi, jamais, un idéal ne peut être rabaissé ou relégué par des intérêts personnels ou égoïstes… Pas besoin d’en dire plus sur ce point. Nous retrouvons toutefois  ici l’idée sociologique, sur laquelle Durkheim insiste beaucoup : le sujet que l’idéal vise à contenter, ce n’est pas une autre personne, un autrui quel qu’il soit, parent ou ami, héros ou saint etc. Certes un tel autrui sera peut-être le motif de mon dévouement (au péril de ma propre vie, me jeter à l’eau pour sauver quelqu’un qui se noie), mais il faut comprendre ce que signale la force de l’idéal et son autorité sur moi, à savoir que le commandement provient d’une instance qui me dépasse : la société (les philosophes se souviennent  sans doute que c’est précisément cette idée que Bergson va tenter de réfuter dans Les deux sources de la morale et de la religion (1932). Dommage que Durkheim (mort en 1917) n’ait pu lui répondre…

    Je m’attarde un peu sur ces analyses de Durkheim parce qu’elles ne sont pas sans évoquer quelques-uns des arguments apparus depuis les années 1980 et suivantes sous la plume de philosophes en vogue. Je pense très plausible de rapprocher l’idée d’incommensurabilité des idéaux, avec celle d’incomparabilité émise par  Charles Taylor dans Les sources du moi. La formation de l’identité moderne (Seuil, 1998 [1989]). Taylor parle non pas d’idéaux mais d’« évaluations fortes », ce qui revient au même. De même, la thèse d’un absolu qualifiant la substance sacrale de l’idéal correspond assez bien à l’idée d’hétérogénéité des sphères de justice dans les réflexions de Michael Walzer (Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Seuil, 1997 [1983]). L’idée d’hétérogénéité des sphères de justice est reprise également par Paul Ricoeur dans Le juste, Editions Esprit, 1995. Je fais ces rapprochements aussi pour regretter le semi-oubli dans lequel la philosophie morale tient les analyses de Durkheim. Ce n’est pas la première fois que je regrette la méfiance pour ne pas dire le mépris dans lequel les philosophes (les étrangers comme les Français) tiennent la sociologie, notamment les grands classiques, que j’ai plusieurs fois cités, de cette discipline encore assez récente.

    Si l’idéal qui prescrit l’action individuelle ou collective a une dimension de sacré dans le fond et d’absolu dans la forme, on conçoit que, sans être évaluable en lui-même, il fournisse cependant  des critères d’évaluation, de jugement par conséquent. Prononcer un jugement de valeur en effet, ce n’est rien d’autre qu’exprimer « la relation d’une chose avec un idéal » dit Durkheim (dans Sociologie et philosophie, op. cit., p. 139). L’idéal est un fondement des jugements et des arguments auxquels donnent lieu les jugements ; il structure ainsi les justifications dont on peut entourer les fins désirables et le choix des moyens donnant une chance de réaliser ces fins.

     

    Une remarque au passage. Dans une perspective pragmatique comme celle qu’ouvrent depuis quelques temps la sociologie et la philosophie, il est sans doute pertinent de prendre pour objet d’étude les justifications qu’élaborent les interlocuteurs lorsqu’ils sont protagonistes des discussions instituées (par exemple dans le domaine juridique, au tribunal, dans le domaine politique, au parlement, etc.). Il faut cependant admettre que toute intention ou tout acte ne sont pas forcément passibles de justifications : on peut certes argumenter sur une foule de choses, mais il serait absurde de le faire à propos de n’importe quoi. Ne doivent et ne peuvent être justifiées que les conduites fondées sur un idéal, puisque se justifier, précisément, je viens de le dire, c’est dans ce cas assurer de son adhésion à un idéal. Nul n’éprouvera le besoin de rendre des comptes s’il apprécie le parfum du muguet, et même s’il proclame la supériorité de ce parfum sur celui du lilas ou des roses[2]. Car il ne viendra à l’idée de personne que le monde serait parfait si nous avions tous ce genre de penchant. En reprenant la fameuse distinction kantienne du beau et de l’agréable d’après l’aptitude du premier, et pas du second, à entrer dans une communication universelle, on dira que la prédilection pour un parfum quelconque ne mérite pas d’être universalisée et qu’elle ne contient nul intérêt auquel on puisse accorder une validité pour l’Humanité entière. En revanche, nous avons la ferme conviction que la vie où règneraient les gens sincères deviendrait, sinon parfaite, du moins meilleure que celle où sévissent les hypocrites : et c’est bien cette appréhension universaliste qui nous met sur la voie d’un idéal, celui de la sincérité en l’occurrence. C’est pourquoi, à la différence de l’amateur de muguet, le menteur sera un jour ou l’autre sommé de s’expliquer sur sa conduite, de la justifier autant qu’il le peut, moyennant quoi, s’il s’avère incapable de satisfaire à cette requête, il sera réputé scandaleux et son offense ou sa trahison se verront condamnées comme telles.

    En conséquence, affirmer comme le fait Luc Boltanski, dans L’amour et la justice comme compétence (Métailié, 1990, p. 62), que la justification naît dans des situations où un individu est confronté à la critique de sa conduite, de ses actes, comme au tribunal, cela n’est selon moi pas assez précis. Car dans le fond, je le répète, la critique comme les réponses qu’on peut lui faire pour s’en dégager, ne sont elles-mêmes possibles que si elles prennent appui sur un idéal, un idéal qu’elles peuvent exhiber et qui a des chances d’être reconnu et apprécié par ses interlocuteurs ou accusateurs éventuels. Se justifier, je le répète aussi, surtout face à une accusation, c’est démontrer la force du lien de ses intentions avec un idéal, et c’est par conséquent garantir son approbation de l’idéal, prouver en somme que ses actes ne l’ont pas contredit.

    En revanche il reste vrai que, malgré l’incommensurabilité de l’idéal et l’hétérogénéité conséquente des sphères de justification (je reprends cette fois le propos de M. Walzer), le sujet qui réfère ses actes à un idéal peut néanmoins se voir reprocher d’avoir oublié un autre idéal que celui qu’il invoque et qui aurait dû l’inspirer aussi : ceci peut arriver dans les activités professionnelles, qui mettent parfois dans le cas de reléguer et même de transgresser un idéal de morale professionnelle pour laisser place à un idéal de morale générale. Je pense par exemple à l’avocat qui plaiderait non coupable pour un prévenu dont il aurait la preuve de la culpabilité. Sa morale professionnelle lui enjoindrait de défendre l’individu, tandis que la morale générale réprouverait son mensonge et sa duplicité.

     

    Le problème de la description objective des idéaux.

    Je vais maintenant donner une idée d’un problème assez épineux, posé dans une discussion ancienne et récurrente. C’est le problème de savoir dans quel type de causalité on peut inscrire un idéal comme expression d’une conscience collective. Sur la base des  propositions que je viens de présenter, il est clair qu’on peut procéder à une description objective des idéaux et des valeurs. Mais cette description permet-elle d’assimiler l’idéal à un phénomène naturel, qu’on pourrait élucider et  formuler dans une loi, ce qui revient à dire que l’idéal pourrait être présenté aux individus de manière rationnelle et justifié par la science ? Certainement pas. Aucun idéal n’est déductible d’une loi comme la gravitation universelle ! Il n’est que le produit de la subjectivité (collective), donc de la liberté ; si bien qu’en ce domaine, les choses peuvent toujours être autrement qu’elles ne sont. Le fond de ces phénomènes sociaux, phénomènes de culture, ce n’est pas la nécessité, c’est la contingence. Or sur cette question, on a coutume d’opposer les positions des fondateurs de la sociologie Durkheim en France, et Weber en Allemagne. Voici en quoi.

    Weber envisage l’éventualité d’une connaissance des idéaux et des valeurs, mais à la condition de ne jamais accorder à cette étude le pouvoir de justifier scientifiquement c’est-à-dire rationnellement de tels idéaux. Il faut toujours précise-t-il, séparer l’étant (la réalité phénoménale extérieure, ce dans quoi l’on vit), et le « devant-être » (ce qui fait l’objet de nos convictions, de nos espérances, donc des choix de notre volonté). Dans le fameux article sur « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociale » (1904), ainsi que dans l’« Essai sur le sens de la ‘neutralité axiologique’ dans les sciences sociologiques et économiques » (1917 ; voir le recueil de M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Plon, 1965, de même que l’article fameux de 1919 sur « La vocation d’homme politique », in Le savant et le politique, coll. 10-18, 1963.), Weber établit avec une grande force de persuasion que la « science de l’expérience », ne peut jamais découvrir dans les idéaux ce qui pourrait fonder en raison leur caractère impératif (Essais sur la théorie de la science, op. cit., p. 123). C’est dire que la sociologie « objective » ne s’aventure à traiter des idéaux qu’en admettant leur dimension subjective donc irrationnelle, et pour les dissocier de toute nécessité, de tout déterminisme, lequel serait forcément assimilé à une causalité naturelle. Si les idéaux sont affaire de volonté donc de liberté (avoir un idéal dit Weber représente simplement « la possibilité de vouloir une chose déterminée »), alors la seule démarche intellectuelle satisfaisante, ce sera une approche critique dont le but n’est pas d’enseigner à quiconque ce qu’il doit faire en vertu de ce qui serait de l’ordre d’une loi naturelle, mais ce qu’il peut et le cas échéant ce qu’il veut faire (idem, p. 126). Il faut donc plutôt se proposer ceci, dit Weber dans des pages très connues : 1) examiner la conformité des moyens au but qu’on s’est donné : peser les chances d’atteindre le second à l’aide des premiers ; faire la balance des conséquences voulues et des non voulues ; mesurer les sacrifices exigés, etc.  2) établir l’importance de ce qui est voulu. ; et développer les idées à la base des buts concrets (p. 125 : c’est « une des tâches les plus essentielles de toute science de la vie culturelle humaine ». 3) Il n s’agit pas seulement de faire revivre les buts voulus et les idéaux qui les fondent, mais de porter un jugement critique sur eux : c’est là un « contrôle des idéaux d’après le postulat de la non-contradiction interne du voulu ». Bref : « prendre conscience des ces étalons ultimes » (p. 126).

    Peut-on enrôler Durkheim sous la bannière de Weber ? Je me suis rendu à l’avis des commentateurs qui répondent oui en assurant qu’il existe en effet une véritable convergence entre ces deux auteurs - c’était d’ailleurs le point de vue de Parsons, dans The Structure of Social Action (1968). Je renvoie sur ce point à un ouvrage collectif très éclairant, celui de Monique Hirschhorn et Jacques Coenon-Huther, Durkheim et Weber, vers la fin des malentendus? (L’Harmattan, 1994 ; voir notamment l’article de H.-P. Müller, « Morale sociale et conduite de l’individu : les points de vue de Durkheim et Weber »). Tout le monde, cependant, ne partage pas cet avis. Du côté des philosophes, Alain Renaut et Sylvie Mesure, dans La guerre des dieux. Essai sur la querelle des valeurs (Grasset, 1996) ont au contraire attribué à Durkheim la tendance inverse de celle de Weber. Durkheim, à cause de son positivisme aurait oublié que les idéaux sont des produits de la volonté et comportent cette part inévitable d’irrationnel ; il aurait rabattu le champ des valeurs sur le champ des faits et n’aurait pas su se garder contre l’illusion qu’une science (la « science des mœurs » cette fois), pourrait assimiler  le devoir être (et qui est attendu, affirmé au nom d’un idéal) à l’être, ce qui existe effectivement (et qui est imposé par une organisation sociale). Il aurait résorbé la raison pratique dans la raison théorique. Mais cette interprétation me paraît fausse, et je suis bien persuadé qu’on peut lui opposer les nombreuses notations par lesquelles Durkheim, s’il renvoie en effet les idéaux et les valeurs à des processus sociaux, tient malgré tout le plus grand compte de leur caractère strictement historique, ce qui est une autre manière d’admettre, tout comme Weber, leur contingence irréductible. C’est même ce point de vue qui sous-tend son approche de la morale moderne dans L’éducation morale et dans quelques autres articles. Dans Sociologie et philosophie, op. cit. p. 56, il y a ce texte très clair : « Pour chaque peuple, à un moment déterminé de son histoire, il existe une morale. (…) Pour un groupe donné, il y a une certaine morale bien définie ». On peut donc penser que Durkheim s’attache à déceler non pas tant les causes organiques des idéaux que leurs conditions fonctionnelles, dont il précise en outre qu’elles surgissent dans des périodes particulières, des événements de la vie collective qui surviennent sur le court ou le long terme, moments d’« effervescence » où l’enthousiasme d’être ensemble s’empare des foules Sociologie et philosophie, op. cit., p. 134 et suiv. De telles conditions relèvent en réalité non pas d’une nécessité objective, comme A. Renaut et S. Mesure pensent que Durkheim l’a admis, mais de l’accord qui se noue dans ces contextes exceptionnels entre les volontés individuelles, et qui est créateur, dans ces circonstances particulières, d’une conscience collective de soi, d’une aspiration collective elle aussi. Le constat que l’idéal est un fait social appartenant aux phénomènes de mœurs et qu’il est donc accessible à une connaissance, n’aboutit donc pas à l’inscrire dans une série causale qui révèlerait l’évolution nécessaire de la société.

    Vous me suivez ? Sinon, lisez bien attentivement l’article « Jugements de valeur… » et vous verrez que la possibilité d’une investigation scientifique des idéaux est précisément établie par Durkheim, mais que, s’il conclut (dans Sociologie et philosophie, p. 136), que l’idéal est une force collective qui n’est pas en soi différente des forces naturelles, ce n’est certainement pas pour rapporter l’idéal à une causalité de type naturel ou physique, et c’est bien plutôt pour identifier les facteurs qui, à un moment et dans un contexte historiques donnés, encore une fois, créent les phénomènes d’adhésion et l’ « effervescence » qui s’y associe. Pour marquer la convergence de Weber et Durkheim, je dirai donc que, ce qui, de l’idéal, est défini par un caractère  subjectif chez Weber, est défini son caractère historique chez Durkheim : et cela revient au même.

     

    Une conséquence de méthode.

    Quoi qu’il en soit, quand on étudie ce genre de phénomène, il faut respecter la règle de neutralité axiologique formulée par Weber à partir des hypothèses que je viens de résumer, et d’éviter les deux écueils de l’apologie et de la condamnation. Or c’est ce que n’ont pas respecté de nombreux travaux des années 1970, qui n’ont pu aborder l’histoire de l’enseignement populaire, sans dénoncer des velléités (« bourgeoises », « capitalistes », ou autres) de répression, des stratégies de contrôle et des procédés de dressage. Ceci revenait à prononcer sur les principes et les idéaux des promoteurs de l’école du peuple une condamnation  de ses motifs, prétendument égoïstes. Je ne néglige pas le fait qu’en dévoilant des stratégies de conservation sociale là où retentissent au contraire les proclamations du changement et du progrès, on peut parfois aboutir à une critique utile - sur un plan politique et peut-être même scientifique (pour analyser par exemple des effets à long terme). Cependant, on ne saurait décrire les idéaux et l’univers mental où ils ont pu être formulés sans s’abstenir de tout jugement, sans se défendre contre tout préjugé, sans éviter de se prononcer pour certaines valeurs ultimes contre d’autres valeurs ultimes (ce qui mène le plus souvent à opposer les valeurs du présent à celles du passé en s’autorisant une ironie rétrospective assez triviale). Pour atteindre à l’objectivité historique, il est donc requis de comprendre ce que j’ai voulu établir, le pouvoir de mobilisation subjective de ces idéaux, c’est-à-dire leur capacité à informer la conscience des acteurs sociaux, à leur inspirer des fins et à  les déterminer ainsi à agir ; et il faut accorder à leurs justifications le crédit qu’ils leur accordaient eux-mêmes, ni plus ni moins, et ce, avant de prononcer une quelconque évaluation a posteriori (ce qui ne les absout pas de tout défaut).

    Mais dès l’instant où certains sujets défendent des préférences et des attachements, ils prennent position pour des idéaux contre d’autres idéaux, pour des valeurs contre d’autres valeurs, et ils entrent dans d’irréductibles conflits. Pourquoi irréductibles ? Je l’ai déjà évoqué, mais nous pouvons maintenant le comprendre plus profondément. Parce que là encore, les idéaux et les « axiomes de valeurs ultimes » qu’ils énoncent, n’étant le produit d’aucune causalité phénoménale (ils ne procèdent, dirai-je en suivant Weber, que d’une « métaphysique »), il n’est jamais possible d’accorder rationnellement les options en présence. Tel est bien le moteur de ce que Weber appelle la « guerre des dieux », une guerre sans fin, où aucun belligérant ne peut être ni s’avouer un jour vaincu. Il est certes loisible d’effectuer des calculs rationnels, mais seulement pour concevoir des moyens appropriés aux fins des actions envisagées, pour imaginer des démarches, énoncer des règles,  etc., pas davantage.

    En fin de compte, pour moi, ce constat débouche sur cette hypothèse de méthode que je vous soumets. A savoir que toute connaissance des discours ou des pratiques soutenues et inspirées par un idéal doit se contraindre et peut-être se contenter de saisir les affrontements entre justifications de sens contraire qui ont cours dans ce champ de problèmes. Autrement dit, examiner les prises de positions divergentes et contradictoires, les mettre en perspective les unes par rapport aux autres, situer chaque point de vue dans l’univers de tous les points de vue exprimés, figurer leur coexistence en exposant les réponses que chacun adresse explicitement ou implicitement aux autres. Pour s’interdire de trancher en faveur de tel ou tel idéal, de certifier telle ou telle métaphysique ou d’adopter telle ou telle conception du bien, il faut restituer chaque prise de position en la mettant en regard non plus de ses propres mobiles mais des mobiles des autres. C’est ainsi que dans mon ouvrage intitulé Naissances de l’école du peuple  (Editions de L’Atelier, 1995), j’ai traité les enjeux de la moralisation du peuple, ou que j’ai analysé les arguments éthiques et pédagogiques en faveur de l’enseignement mutuel (avec d’un côté les libéraux qui l’approuvaient et de l’autre côté les catholiques, traditionaliste ou ultra, qui l’attaquaient) ; même chose pour la philanthropie patronale sous le second Empire, instigatrice des écoles industrielles que dénoncent bientôt les socialistes (voir Paul Lafargue dans Le droit à la paresse 1880), etc. La même démarche peut s’intéresser à des oppositions secondaires mais tout aussi efficaces, comme celles qui se produisent lorsque les patrons cherchent pour les enfants au travail la juste proportion entre le temps d’usine et le temps d’école (c’est la question dite à l’époque du « mi-temps »), débat dans lequel il faut inclure les résistances des enfants ouvriers eux-mêmes, qui font toutes sortes de tentatives pour échapper à une scolarisation qui ne leur occasionne qu’un surcroît de fatigue et une diminution de salaire.

    De toute manière, les jugements de valeur  ne sont pas seulement dangereux :  ils peuvent être tout aussi bien inutiles. Car la plupart du temps, des appréciations du même ordre ont déjà été émises à l’époque même que l’on étudie, par les acteurs en conflit. Concevoir un récit sur le mode « perspectiviste » que j’indique ici, mène peu ou prou à découvrir que la dénonciation fait partie de la séquence historique elle-même, qu’elle y est sûrement représentée par l’une des options rivales. Il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’étonner que les rapports de domination soient réfléchis par ceux qui les subissent, avec tout ce que cela suppose de contestations, de protestations plus ou moins élaborées, etc. Il y a toujours dans l’espace social un point où les idéaux des uns sont discrédités par les autres, où les valeurs des premiers sont rabaissées et les espérances désavouées par les seconds, bref, de manière générale, un lieu où les intérêts universels sont dénoncés comme égoïstes, et où les choix justifiés sont révélés comme arbitraires.

    (à suivre)



    [1]Durkheim, Sociologie et philosophie, Paris, PUF, 1963 [1924). « Détermination du fait moral » est une conférence prononcée le 11 février 1906 devant la Société française de philosophie ; et « Jugements de valeur et jugements de réalité » est une communication au Congrès international de Philosophie, publiée dans la Revue de Métaphysique et de morale du 3 juillet 1911. Je n’oublie pas ici les autres textes de Durkheim sur la morale, notamment: L’éducation morale, op. cit., , et aussi le chapitre 3 du second des trois tomes d’écrits de Durkheim réu is par Victor Karady, Emile Durkheim. Textes, Paris, éd. de Minuit, 1975.

    [2]Voir J.Q. Wilson, Le sens moral, Paris, Plon, 1995 [1993], p. 50 (qui n’évoque pas le parfum des roses mais celui des glaces à la vanille).


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  • séance 8

     

    (suite du chapitre IV)

     

     

     

    II NORME ET NORMALITE

     

    J’ai commencé la fois dernière en disant que la catégorie de la norme me permettra d’envisager, sous un certain angle, donc avec un regard un peu différent de celui qu’on porte d’habitude, les réalités pratiques de l’ école et de l’enseignement. Mais il me faut d’abord définir cette notion de norme, notion très complexe au demeurant ; et justifier ce que j’ai postulé : un lien spécial de l’idéal et de la norme (je signale sur ce sujet un texte rare dans la philosophie, chez Kant, le paragraphe 17 de la Critique du Jugement, où est posée la différence entre « idée normale » du beau et «  idéal de beauté » - texte intéressant en ce qu’il attache l’idée de norme à l’idée de moyenne).

     

    1) Quelques définitions de base

    Je distingue tout d’abord trois catégories bien distinctes de normes, qu’il ne faut donc pas confondre.

    a) Une première catégorie se rapporte à une réalité qui ne fait pas partie de mon propos puisqu’il s’agit non pas des normes sociales ou culturelles mais des normes naturelles, la catégorie de ce qu’on appelle des normes vitales. Cette catégorie intéresse la médecine, la physiologie, l’anatomie, l’écologie, etc. Je renvoie pour la médecine à l’étude classique de Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique (1943 et de régulières rééditions aux PUF, certaines augmentées). Dans ce cas, la notion de la norme et du normal s’applique à l’état d’un organisme qui peut exercer ses fonctions dans le milieu naturel auquel il est adapté, dans lequel il trouve un équilibre. Sont par exemple des normes en ce sens, la température du corps, la taille des individus, la durée de leur vie, etc., phénomènes qui sont saisis immédiatement par le calcul d’une moyenne, laquelle n’est pas leur cause mais leur expression. C’est sans doute le cas du nombre de globules rouges (ou blancs) par mm3 de sang. L’exemple, du reste, est assez bon pour se faire une idée de la notion de norme en général : elle apparaît en lettres et en chiffres sur la feuille que vous remet le laboratoire, après analyse. On vous dit : vous avez tant de globules rouges et la norme est entre… 4,5 et 6,5 millions, je crois. Et si votre chiffre est normal, vous êtes… comment ? En bonne santé ! C’est dire que ce qui est norme pour la science peut aussi être un but pour les sujets,  car on ne peut pas être mieux qu’en bonne santé. Donc vous êtes ou vous n’êtes pas dans la norme, et si vous n’y êtes pas, si l’écart de votre taux par rapport à la norme est trop grand, cela signifie, non pas tant que seriez anormal, mais que vous êtes malade (cf. le titre de Canguilhem. : normal versus pathologique) à cause de cette… anomalie ; et c’est alors que vous ne pouvez plus exercer vos fonctions corporelles au maximum de leur efficacité, ou de leur puissance.

    Certains de ces phénomènes, quoique naturels, sont cependant soumis à évolution du fait des conditions sociales dans lesquelles se déroule la vie des populations ; et ceci fait toute la différence entre une norme et une loi (naturelle). Autre chose est important : le fait qu’on puisse être « dans la norme », mais avec des variations. De tant à tant, il y a de la marge. Ceci est une autre raison de différencier une norme (vitale) et une loi (naturelle). Vous pourrez trouver des exemples.

    J’ai parlé plus haut de moyenne en disant que ce n’est pas la cause mais seulement l’expression de cette sorte de norme. Il faut dire plus précisément que la norme vitale est la propriété d’un type  - ensemble de traits caractéristiques d’un groupe d’individus, comme les humains, les chevaux, les chiens, etc. Voyez dans l’ouvrage de Canguilhem, l’article sur « Norme et moyenne ».

    J’en viens maintenant aux normes strictement sociales, qui forment les deux autres catégories que je souhaite identifier.

    b) Deuxième catégorie : les normes instrumentales – ou, autre qualificatif : fonctionnelles  (expression tout aussi judicieuse, mais peu utilisée ;  exception : Patrick Pharo, dans Morale et sociologie. Le sens et les valeurs entre nature et culture, Folio, 2004, p. 228). Ce sont les normes qui circulent dans les domaines de l’industrie et de la technique, et dans tous les domaines qui ont à répondre à des exigences d’unification et de limitation. Le meilleur exemple, souvent cité dans la littérature sur ce sujet, c’est l’écartement des rails de chemin de fer, ou la taille des boulons. Définir des normes, par décision humaine cette fois, permet d’engager un processus de « mise aux normes », c’est-à-dire d’harmonisation, indispensable dans les situations concernées. J’ai aussi parlé de limitation : on rencontre cette question en économie, quand on veut entraver certains comportements que, dans la production ou la consommation, on pense nuisibles à la communauté. Dans tous les cas, on met en œuvre des processus qui obéissent à une rationalité instrumentale (c’est pourquoi je choisis ce terme), dont le but est l’efficacité. On a donc affaire  à des normes formelles : impératives et énoncées de façon précise, codées pour être communicables. Sans cela, l’enjeu d’efficacité, ou d’efficience, ne serait pas posé.

    Ces normes se réfèrent  par conséquent à des standards, dont elles commandent la reproduction indéfinie, chaque fois que nécessaire ; et elles entrent la plupart du temps, comme je viens de le suggérer, dans des programmes de standardisation, qu’on appelle aussi parfois de « normalisation » -  terme plus critique quand il s’applique à l’uniformisation des conduites sociales.

    c) La troisième catégorie est celle des normes que j’appellerai axiologiques parce qu’elles sont fondées sur des valeurs et qu’elles sont vouées à soumettre nos décisions et nos conduites à ces valeurs : valeur du bien (domaine de la morale), du beau (domaine de l’esthétique et du goût), de la vérité (domaine de la science ou de la religion), et ainsi de suite. Quelle différence entre les normes axiologiques et les normes instrumentales, donc entre la rationalité instrumentale et la rationalité axiologique (expressions que j’emprunte à Weber et qui sont bien reconnaissables comme telles) ? Une norme axiologique est ainsi qualifiée parce qu’elle se fonde sur une valeur et que, en conséquence, elle instaure une préférence et une hiérarchie de préférences. Une norme de ce genre nous indique que certaines choses, certaines pensées, certaines conduites, valent mieux, ou valent plus que d’autres, sont plus estimables, plus admirables, et qu’il faut donc les choisir, qu’il faut opter pour elles, et à l’inverse qu’il faut rejeter celles qui ont une moindre valeur ou qui n’ont pas de valeur du tout. Exemples très simples de normes morales : celles qui valorisent la sincérité par opposition au mensonge, la bonté par opposition à la méchanceté, l’altruisme par opposition à l’égoïsme, le respect d’autrui par opposition à la violence ou simplement à l’offense, etc. etc. Je ne fais que citer des normes morales tout à fait ordinaires, et qui sont admises dans de nombreuses sociétés. Autres exemples (au hasard) : les normes esthétiques relativement au corps et au maintien corporel en société : les manières de se présenter, de se vêtir ; ou bien, relativement au langage : les manières de parler (langage familier voire vulgaire contre  langage châtié, cultivé), etc.

    Alors que les normes vitales procèdent d’un type et que les normes instrumentales promeuvent un standard, les normes axiologiques sont fondées sur une ou des valeurs, et même des valeurs ultimes (comme disait Weber), ce qui définit des idéaux. Voilà donc le lien fondamental entre normes et idéaux (je dis « idéaux » et  pas « modèles », terme qui pourrait se confondre avec le standard, le « patron » au sens du « pattern » des anthropologues). Le partage qu’une norme instaure entre le bon et le mauvais, le désirable et le détestable, etc., est toujours justifié en référence à un idéal – je vais fournir des indications sur ce point sans tarder.

     

    2) Cette petite typologie étant fixée, je me centre sur les normes de la troisième  catégorie, les normes dites (par moi) « axiologiques », à propos desquelles se posent quelques questions difficiles à démêler.

    D’après ce lien des normes avec l’idéal – qui est puissance d’obligation, je vais y venir -, on peut saisir plusieurs de leurs propriétés essentielles. Nous y aident les travaux bien connus de Kelsen dans le domaine du droit, de Canguilhem dans le domaine des sciences de la vie,  ainsi que les apports classiques de la psychologie sociale, ou ceux, plus récents, de la philosophie morale, auxquels je vais un peu me référer. Je signale donc les ouvrages suivants : Hans Kelsen, Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996 [1979] ; Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit. ; et, pour la psychologie sociale, parmi les ouvrages assez récents, voir L’explication des normes sociales, dir. Raymond Boudon, P. Demeulenaere, R. Viale, Paris, PUF, 2001.

    a) Normes et idéal. C’est en fonction des idéaux que les normes portent le message de l’acceptable ou mieux de l’admissible, opposé à ce qui est sous le même regard inacceptable ou inadmissible. Lorsque les normes, en effet, divisent le monde entre l’admissible et l’inadmissible, c’est qu’elles mettent d’un côté ce qui est conforme à l’idéal et à ses valeurs, et de l’autre côté ce qui leur est étranger ou hostile. C’est donc dans un tel idéal que réside l’autorité par laquelle les normes correspondantes nous signifient et nous inculquent ces différences, et nous communiquent des critères de jugement (ceci est bien, ceci est bon, ceci est juste, ceci est… normal, etc.). (Ajout 2020 : Idéal : cf. Durkheim, L’éducation morale, p. 103 : « un corps d’idées qui planent au dessus de l’individu, tout en sollicitant énergiquement son action ».)  Si les normes ont des chances d’être suivies, d’emporter l’adhésion des sujets sociaux (qui d’ailleurs, à cause de cela, les prennent souvent pour des lois immuables, d’autant que les normes se présentent à eux comme des exigences quasi « naturelles »), c’est bien à cause de leur relation avec un idéal comme valeur absolue. C’est l’idéal qui fait foi, en quelque sorte, et qui donne corps aux convictions, aux croyances que les normes véhiculent en formulant leurs exigences. Si vous dites à un enfant qu’il n’est pas bien de mentir, si vous lui enjoignez de respecter une telle norme, c’est que vous avez admis que la sincérité ainsi requise est une valeur que nulle conduite ne doit ignorer et dont le respect absolu, universel, pourrait créer un monde idéal. Nous avons déjà eu l’occasion de faire un constat de ce genre dans la séance précédente. C’est pourquoi je disais que les normes instaurent du moins sont censées instaurer un ordre de choses meilleur que celui qui existerait sans elles (un ordre tendanciellement idéal, donc) : que serait le monde entièrement gouverné par le mensonge et la méchanceté ? C’est la substance idéale des normes qui produit une « scission entre la visée et le donné », comme dit Canguilhem (cité par Guillaume. Le Blanc, dans Canguilhem et les normes, Paris, PUF, 1998, p. 18).

    N’oublions pas cependant que ces logiques mentales sont des logiques collectives, passibles d’une description sociologique. Si les normes imposent des séparations, des partages, entre le désirable et le détestable disais-je, donc, en gros, entre l’admissible et l’inadmissible de nos pensées et de nos conduites, il faut bien comprendre que ces partages, ces croyances, sont propres à un groupe ou une société donnés, donc ne sont pas forcément valables dans d’autres groupes ou sociétés. Vous savez les risques que l’on prend à adopter des conduites qui s’éloignent trop de la « normalité » en ce sens, des conduites de provocation ou de transgression : se faire « mal voir », être critiqué, ou rejeté. Même si, de nos jours, la critique des normes devient une attitude… quasi normale.

    Je ne développe pas l’idée que, au delà de ces partages, la dévalorisation de l’« anormal » peut susciter des réponses sociales et culturelles très diverses selon les époques et les environnements sociaux. Nos sociétés modernes fournissent beaucoup d’efforts (pas assez dirons certains), pour intégrer des individus qui étaient auparavant exclus ou ignorés :  les « anormaux ».

    b) Normes et obligation. On comprend pourquoi une norme a toujours pour les sujets sociaux le sens de ce qui doit être, ou de ce qui devrait être (comme on dit, concernant la morale, qu’elle fait exister ce qui doit être, par différence avec ce qui est  - c’est la fameuse distinction de Hume). En conséquence, ceci est également  bien connu, les normes nous convoquent pour nous contraindre : ce sont toujours des formes d’obligation. Telle est la dimension déontique des normes. Au point, du reste, que ceux qui oublient ou contestent les normes, qui les transgressent (voir ci-dessus) commettent rien moins qu’une sorte de sacrilège et sont ipso facto voués à un statut de marginalité - que ne compense pas toujours la pureté affichée de leurs convictions éventuelles.

    Ceci explique, on l’a sans doute déduit des formules que j’ai utilisées, que le langage de la norme relève du vocabulaire performatif, il utilise toujours des auxiliaires de mode : « il faut », « on doit »…  (Voir sur ces questions un ouvrage de synthèse très bien fait : Pierre Livet, Les normes, Paris, A. Colin, 2006, p. 19).

    Mais il faut là encore un peu nuancer le propos. Je dirai que si la norme est prescription, c’est tout aussi bien directive, injonction ou commandement (profil haut), que recommandation ou conseil (profil bas - voir Ruwen Ogien, Le rasoir de Kant et autres essais de philosophie pratique, L’éclat, 2003, Paris-Tel-Aviv p. 77). En conséquence, d’un côté, il n’y pas vraiment de degrés dans l’obligation, puisque, si l’on est obligé de… ou à… quelque chose, ce n’est pas discutable, pas négociable a priori. Le « plus ou moins » n’est pas dans le message de la norme ; car dans le message de la norme, il y a forcément une obligation pure et simple - même si les sujets, pour toutes sortes de raisons, décident de respecter ou non l’obligation. Néanmoins, d’un autre côté, ce caractère d’impérativité de la norme peut revêtir plusieurs formes, dont certaines se donnent comme absolues, et d’autres relatives : relatives à un contexte, à une situation, etc. P. Livet dit, p. 23 : il y a bien des degrés dans l’impérativité, mais une fois ce degré fixé, il ne peut être abaissé.

    De toute manière, c’est la fonction prescriptrice de la norme qui décide de sa validité. Les normes n’existent que pour être déclarées et elles ne sont déclarées que pour être appliquées. La norme ne dépend pas de l’existence d’un fait mais de l’existence de la signification d’un fait affirme Kelsen (Théorie générale, op. cit., p. 230) ; et du coup sa validité s’attache non pas au contenu mais à la forme de la prescription ; la norme n’a besoin pour exister que d’être impérative. Elle ne s’entoure donc pas de preuves préalables, qui pourraient être par exemple des vérités fondatrices. Or cela vient aussi de l’idéal que la norme incarne et qui n’a lui même pas de fondement dans une nature des choses, mais seulement dans la volonté des acteurs sociaux, avec ce qu’elle peut avoir d’irrationnel.

    Cette assertion appelle cependant une précision importante. Il est exact que les normes se dispensent de vérité, mais de vérité au sens rationnel, au sens de la preuve scientifique, démontrable[1]. En revanche, je l’ai déjà envisagé plus haut en parlant d’une condition sociale des croyances normatives, les normes se formulent pour le moins dans un régime d’évidence. Poser une norme c’est décréter l’existence d’un sens commun : quand on affirme une norme, quand on réclame le respect d’une norme (comme le professeur qui exhorte ses élèves à faire silence pour que le travail collectif puisse se poursuivre - norme de discipline), on se sent et on est  en phase avec ce que tout le monde admet ou devrait admettre… La légitimité des normes ou des propositions normatives, toujours très forte, tient donc à ce qu’elles sont admises par le plus grand nombre, comme sont admises les valeurs qui les fondent (d’où la qualification d’ « axiologique »). C’est pourquoi il y a en réalité, autour des normes, une abondante production de discours véridique - ou de discours qui sollicite une forme de véridicité. La norme s’entoure d’arguments pour s’offrir comme un objet de conviction – objet de foi ou de croyance. Ainsi, aujourd’hui, tout le monde dispose d’arguments divers pour assurer que l’enseignement doit être non magistral, que le maître doit s’occuper de tous ses élèves, etc. Je retrouve ici une conclusion de R. Ogien, dans l’article « Le normatif et l’évaluatif », in Le rasoir de Kant, éd. L’éclat, Paris-Tel Aviv, 2003, p. 113 (Cet auteur a encore d’autres formulations, très proches. Dans l’article « Normes et valeurs » du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, dir.  Monique Canto-Sperber, Paris, PUF, 1986, il désigne trois sens de la norme : impératif, appréciatif et descriptif – ce que j’accepte tout à fait). Un tel objet, la norme en ce sens, convoque des spécialistes pour le commenter, le diffuser, des sortes d’initiés qui élaborent de vastes systèmes de justifications. Voyez les discours (très normatifs) qui justifient les politiques ou les pédagogies, avec tant de jugements ressassés, qui fourniront toujours, aux objections qu’on pourrait leur faire, des réponses compréhensibles sur le mode de l’évidence partagée.

    En prenant ces exemples, j’espère montrer le parti qu’on peut tirer de ce constant pour aborder la l’abondante production de discours dans les univers éducatifs et scolaires… On peut penser aux grand systèmes institutionnels (politiques et réformes éducatives), aussi bien qu’aux petits dispositifs de travail dans les classes (méthodes pédagogiques, techniques de discipline ou d’évaluation, etc.).

     

    3) Remarques annexes.

    Jugement normatif et énoncé évaluatif. Compliquons encore un peu ( !). La relativité potentielle de l’injonction normative ne doit pas être confondue avec la variabilité possible du jugement évaluatif. Je m’explique sur cette nouvelle nuance qui n’est pas sibylline et qu’il faut bien saisir.

    Il y a une différence entre l’énoncé normatif  et l’énoncé  évaluatif. Le premier, je le disais, décrète ce qu’« il faut » faire, ce qu’« on doit » faire, ce qu’« on fera.. .», etc.  (il faut être courtois, poli, juste, sincère, bienveillant envers les enfants, solidaires envers les démunis, etc.) ; tandis que le second affirme seulement que « ceci est bon », ou que « cela est mauvais », que « cela est désirable », ou «  attirant », ou « répugnant », ou « très intéressant », « très ennuyeux », et ainsi de suite. Voilà pourquoi un énoncé normatif n’est pas similaire à un énoncé évaluatif. Je m’appuie ici une fois de plus sur une définition de R. Ogien (l’ouvrage cité plus avant, Le rasoir de Kant…op. cit., p. 95 et suiv.).  Pour préciser la différence, je redis que les énoncés normatifs se produisent sur le mode du « il faut » ou « il ne faut pas », donc sur le mode du permis et du défendu, ou encore seulement du recommandé et du déconseillé ;  tandis que les énoncés évaluatifs, précisément, se produisent en distinguant des degrés sur une échelle de valeurs : ce garçon est charmant, très charmant, délicieux, il a une bonne éducation, ou bien il est odieux, détestable, etc… Cela implique que l’énoncé ou le jugement évaluatif se produit sur une échelle dont les degrés peuvent être nombreux, et les nuances subtiles. C’est en ce sens que j’ai parlé de variabilité du jugement évaluatif. Et la difficulté pour nous est celle que je disais : cette échelle de degrés, ce n’est pas la même chose que la relativité de la norme à un contexte.

    Normes axiologiques et normes instrumentales. Il n’est pas impossible que les normes axiologiques se transforment en normes instrumentales. Par exemple lorsque, dans une institution, les préférences dont je parle, qui sont toujours impératives,  peuvent être, en plus de cela, énoncées, codées, donc figées dans un règlement, dans une charte et ainsi imposées aux individus. Exemple : les codes de déontologie que se donnent certaines professions, comme les médecins ou les avocats. Autre exemple, plus concret : saluer son supérieur d’une certaine manière rituelle, par tel ou tel geste, telle ou telle parole (pensez au salut militaire), cela donne une forme particulière, imparable et très précise, à une norme de courtoisie qui aurait pu, sans cela, tout en restant impérative, je le redis, prendre d’autres formes, s’appliquer autrement, qui aurait pu s’assouplir dans certaines situations, ou au contraire s’affermir dans d’autres situations, etc.

    La transmission des normes. Autre question délicate. Ce peut être par l’usage, lorsque les normes sont déposées dans les traditions ; ce peut être aussi par des injonctions explicites (« fais pas ci, fait pas ça ! »), et même, le cas est fréquent aujourd’hui, par des injonctions assorties de justifications et d’explications (époque individualiste, dit-on, qui respecte la conscience des personnes). Ceci fait la différence entre existence informelle et existence formelle (voir l’exemple du salut militaire) des normes. Ces questions intéressent de prime abord la psychologie sociale (pour un bon résumé de ces théories, on peut consulter par exemple Willem Doise, J.-C. Deschamps, G. Mugny, Psychologie sociale expérimentale, Paris, Armand Colin, 1978).

    Je ne suis pas sûr en outre que cette différence dans la transmission, engendre une différence correspondante dans le force d’imposition des normes. Tout dépend de l ’idéal qui inspire les normes. Certaines transgressions suscitent donc peu de réprobation, tandis que d’autres déchaînent contre les coupables les pires sanctions. Durkheim a bien montré par ailleurs les différents mode de sanctions, selon qu’on a affaire à des normes prudentielles, comme les préceptes d’hygiène (qui entrent dans la catégorie des normes fonctionnelles), ou à des normes morales (qui entrent dans la catégorie que j’appelle axiologiques »). Oublier de respecter un précepte d’hygiène explique-t-il, produit un dommage qui se déduit analytiquement de cet oubli (la sanction est comprise dans l’oubli lui-même : c’est la santé mise en péril) ; tandis que la sanction qu’entraîne la transgression d’une règle morale est liée synthétiquement à cette transgression, elle lui est extérieure, elle vient de la société, qui oppose au fautif le scandale et l’opprobre, la critique ou le mépris (Durkheim, Sociologie et philosophie, op. cit., p. 60 et suiv.).

     

    (à suivre)


     

    [1]Voir de ce point de vue ce qu’il faut considérer comme une erreur de M. Morey dans l’article, « Sur le style philosophique de Michel Foucault. Pour une critique du normal », in Michel Foucault philosophe. Rencontres Internationales, Paris, 9, 10 et 11 janvier 1988, Seuil, 1989.


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  • séance 9

     

    (suite du chapitre IV

    et du par. II)

     

     

     

    4) Normes et normativité dans le champ éducatif

     

    La question que je pose est simple, mais embarrassante peut-être. Si on saisit et si on décrit la substance, le message des idéaux qui inspirent les acteurs de l’éducation au cours de l’histoire, ce que j’ai un peu essayé de faire, que peut-on dire ensuite sur les pratiques d’éducation que ces même acteurs ont soit acceptées ou défendues soit refusées ou condamnées ? Vous vous doutez que je réponds en considérant une dimension normative des pratiques, en considérant donc que ces pratiques sont soumises à des partages c’est-à-dire aussi à des jugements de valeurs en rapport avec des idéaux. Il y a une « rationalité axiologique » des pratiques d’éducation et d’enseignement, à côté de leur rationalité instrumentale, la recherche d’efficacité, le calcul des moyens pour atteindre certaines fins. Il se peut du reste que ce ne soit là qu’une banalité. Tout le monde sait que l’univers éducatif est saturé d’idéaux et traversé de normes, et que l’enfance, les savoirs, la morale etc., sont en permanence jugés à l’aune de certains idéaux, et sont donc pris dans un univers de normes axiologiques, avec des choses à dire ou à faire, en opposition à des choses détestables, à ne pas dire et à  ne pas faire…

    En établissant ce constat, qui me permet d’approcher sous un certain angle les pratiques d’éducation et d’enseignement institutionnalisées (c’est le but que je poursuis, n’est-ce pas ?), je me dispense de toute ratiocination - j’ai failli écrire : de tout verbiage - sur les rapports de la « théorie » et de la « pratique ». Je ne m’intéresse pas à la façon dont les agents sont censés assimiler et « appliquer » des théories, des concepts, ou les inventer, en mettant en œuvre pour ce faire des compétences spécifiques, en utilisant aussi des savoirs acquis par enseignement ou imprégnation. Je me demande comment et pourquoi ces acteurs intègrent les idéaux que véhiculent les institutions au sein desquels ils agissent, et je présume que c’est  en maniant les langages, les codes, et en exécutant les procédures, bref, en gérant les normes qui sont l’âme des institutions et dont la formulation et la diffusion souvent confiées aux soins des corporations habilitées.

    Bien sûr la « traduction » d’un idéal par des normes n’est pas une réalisation et encore moins un accomplissement de cet idéal. Une norme axiologique s’autorise d’un idéal, elle en revendique les valeurs, elle en porte les signes en donnant une version du désirable (versus le détestable) que ces valeurs actualisent ; mais elle n’est qu’une des propositions parmi toutes celles qui pourraient opérer cette traduction. Prenons l’exemple des normes pédagogiques qui renvoient à un idéal d’activité (versus passivité) : il est évident que l’idéal en question n’a pas dicté un mode d’emploi, et rien, en lui, n’a dit comment la ou les normes vont être formulées pour l’actualiser : de nombreux cas différents sont toujours possibles. Ce point un peu énigmatique va s’éclairer plus loin.

    Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître que le discours pédagogique est, dans son ensemble, un discours normatif, un discours ordinairement et banalement normatif. C’est le discours même des normes théoriques et pratiques de l’enseignement, qui est asservi au régime du « c’est normal » qui est aussi le signe du « c’est ainsi » ou du « il faut que cela soit ainsi ». Ceci explique que la littérature pédagogique, si monocorde et répétitive, se dispense la plupart du temps de tout effort de rationalité et prend plus volontiers un ton moralisateur qui confine à la prédication  - parfois difficilement supportable dans la bouche de fonctionnaires payés pour diffuser et faire respecter les normes. Le discours pédagogique a sans doute une saveur particulière parce qu’il synthétise les deux caractères principaux de l’énoncé normatif que sont d’une part la prescription d’autre part la conviction, l’une renforçant l’autre ; par quoi le « comment faire ? » se solde  par l’évidence d’un « il faut faire ! » (comme, du reste, les textes de jurisprudence dans le domaine du droit).

    On comprend que les auteurs de cette littérature pédagogique, les « pédagogues », usent et abusent de la majesté parfois un peu dérisoire de l’impératif. Grâce à cela, la prescription devient cette exhortation sans fin qui utilise aussi la forme illocutionnaire dont je parlais, celle du « on doit », du « il faut », et aussi du pronom neutre et du verbe au futur simple, très typique lui aussi  (« on réunira les enfants… », « on prendra la précaution de… », « il faudra veiller à …»).

     

    Deux autres constats sont indispensables pour comprendre la trajectoire des normes dans les milieux institutionnels à l’intérieur desquels les acteurs sociaux déploient leurs pratiques, en tant que ces pratiques « gèrent » des normes.

    Premier constat : le changement toujours possible des normes. Ce peut être d’abord un changement au cours du temps. On en a l’exemple avec la divergence qui sépare une norme qui, du XVIIe au XIXe siècle, exclut les fous en les enfermant dans l’asile, et une norme qui intègre les anormaux aux classes de perfectionnement (voir sur ce sujet Pierre Macherey, « Pour une histoire naturelle des normes », in Michel Foucault philosophe…, op. cit., pp. 203-222). Il faut donc compter avec le fait que la commande normative est sujette à ces évolutions, en fonction des divers paramètres qui la structurent, ne seraient-ce que les convictions qui circulent dans un milieu donné, convictions que les agents reproduisent par expérience dans les contextes pratiques.

    A cette possible évolution s’ajoute un phénomène de variations internes. Je prends cette fois l’exemple de la problématique du développement des facultés humaines, une idée engagée dans bon nombre de réflexions sur l’éducation dès le XVIIIe siècle. Cette problématique est étayée sur la dualité de l’activité et de la passivité (d’où vient la première occurrence des « méthodes actives »), et elle préconise d’associer le plus possible des activités physiques aux activités intellectuelles de l’élève. On est en présence d’un idéal d’harmonie de l’esprit et du corps. Et cet idéal se solde au XIXe siècle par des pratiques gymniques à connotation militaire très forte, avec des marches cadencées, des exercices en rythme, des vocalises scandées, etc., schémas en effet disponibles et évidents dans les contextes de l’époque, et qui s’opposent en outre à d’autres usages du corps, ceux en vigueur chez les congréganistes : l’immobilité, les postures de recueillement, les bras croisés sur la poitrine, etc. (on voit donc là un partage normatif typique). Or, un peu plus tard, le même idéal d’harmonie de l’esprit et du corps se traduit par d’autres propositions normatives, libérées des références anciennes, militaires, et où dominent cette fois les valeurs de la liberté, le souci de l’épanouissement personnel, le plaisir des sensations de soi-même, etc.

    Second constat. En aval de la prescription normative, les actions qui intègrent telles ou telles normes, qui suivent tel ou tel précepte normatif, peuvent se heurter à toutes sortes de difficultés et rencontrer toutes sortes d’obstacles qui font surgir des données parasites et obligent à certaines déviations. Obstacles liés aux environnements matériels, aux ressources intellectuelles des acteurs, aux évolutions sociales, etc. C’est pourquoi, en réponse, les acteurs imaginent des procédures, adoptent des comportements, créent des nuances et des variantes, et surtout infléchissent les fins et les moyens de leurs activités, parvenant alors à des solutions nécessairement incomplètes et à des résultats plus ou moins conformes à ce qui était prévu. Encore un exemple. Depuis la Troisième République, il est prescrit d’enseigner l’histoire de France en faisant examiner par les enfants des documents, en les emmenant visiter des monuments, en leur présentant des données d’histoire locale, etc. Or ces manières de faire sont très difficiles à adopter par les instituteurs, et c’est pourquoi les normes correspondantes, admises, sont répétées pendant des décennies ! Du point de vue de la réalisation comme de son évolution, la commande normative est donc prise dans une marge de fluctuation qui se crée dans la dynamique de l’action et dans un contexte culturel (y compris technique et matériel, je le répète) qui est le contraire d’une surface inerte. En conséquence, dans les pratiques, il n’y a de traduction des normes que relative et provisoire (même si cela dure), et ce, même dans les pratiques fortement instituées. Si les choses normales paraissent ne devoir être que ce qu’elles sont et existent sur le mode du « c’est ainsi » fataliste, elles sont cependant, en réalité,  toujours sujettes à des ruptures.

    Du constat de ces adaptations, on peut déduire que la relation des pratiques avec les énoncés normatifs qui les encadrent et les orientent, n’est pas une pure et simple intégration (même si j’employais le mot) et encore moins une application. Il faut plutôt parler d’un jeu avec les normes. Dans les pratiques, les acteurs sociaux prennent en charge les normes, mais pas aussi globalement qu’on pourrait le croire : ils ont toujours la possibilité faire des choix, sans rigidité, sans s’aveugler.

    Pour trouver les raisons de ces phénomènes, sans entrer plus avant dans une théorie générale des pratiques – question hors de ma portée -, sans doute faudrait-il attribuer le jeu auquel je fais allusion à la coexistence, toujours tendue, des deux éléments constitutifs de la norme que j’ai cités plus haut en passant, l’élément de prescription et l’élément de conviction (sous un régime discursif d’évidence). C’est d’ailleurs ce qu’explique Foucault en définissant les pratiques, ou la « rationalité » des pratiques, par un pôle de juridiction et un pôle de véridiction. Foucault parle de « rationalité » et non pas de « normativité » des pratiques, mais, selon moi, c’est le même phénomène qu’il vise, quand il pose que les pratiques conjoignent des choses à faire (une activité « calculée et raisonnée »), avec des choses à savoir (une codification de ce qui est admis comme vrai) : d’un côté des règles, qui peuvent être de simples recettes, des manières de faire, etc., et d’un autre côté des raisons et des propositions[1]. Foucault ajoute que, dans ce fonctionnement, le pôle dominant serait le second, celui du discours vrai, dans lequel les « programmations de conduites » se réfléchissent mais aussi s’ajustent, se transforment, etc. Cette hypothèse sépare Foucault de Kelsen – et explique sa préférence pour la notion de rationalité, qui valorise le pôle de la véridiction, plutôt que pour celle de « normativité », très proche, mais qui valoriserait le pôle de la juridiction. L’important, pour Foucault,  ce serait le rapport entre ce qu’on fait et une production de vérité à propos de ce qu’on fait. Car c’est dans ce rapport que s’engendrent des  « effets de réel », dit Foucault[2] - toujours changeants.

    Je note au passage que  cette approche des pratiques et de la manière dont les sujets s’y engagent (ne pas se centrer sur le « faire » et sur les diverses conditions du faire ou de l’« agir »), n’est pas très compatible avec ce qu’envisagent aujourd’hui les théorisations dites « pragmatiques » de l’action et les modèles d’analyse hérités du cognitivisme (je pense aux théories de l’« action située » notamment). Ce sont peut-être des réflexions qui ne prennent pas assez en compte la normativité des actions[3], c’est-à-dire les contraintes des normes et de l’adaptation aux normes. Mais c’est un autre débat…

     

     

    III QUELQUES CONSEILS DE METHODE.

     

    J’ai assez défini ces deux éléments fondamentaux : les idéaux, en regard desquels sont formulés des motifs pour la volonté des acteurs ; et les normes (axiologiques), avec leur double dimension de prescription et de conviction. Je voudrais maintenant, pour finir sur ce sujet, formuler quelques conseils utiles à l’analyse des discours ordinaires de justification des idéaux et des normes, discours abondants, répétitifs, qui se diffusent et s’échangent dans les institutions et les groupes professionnels, qui donnent lieu à toute une littérature de commentaires, de récits, de descriptions, de théories, etc.

    Attention. Les remarques qui suivent n’ont de sens que si l’on admet que, dans ce genre de discours, les idéaux et les normes, d’une part sont toujours plus ou moins évoqués en fonction de désaccords, de conflits, de critiques (la « querelle des dieux »), donc sur un fond d’approbation et de désapprobation, de défense et d’attaques possibles  ; et que, d’autre part, ils ne font pas l’objet de définitions claires, explicites, comme en font les concepts théoriques qui, dans les ouvrages scientifiques, sont exposés rigoureusement, déductivement, dans des argumentaires construits à cette fin.

    Pour ces deux raisons, on ne peut saisir la substance des idéaux et comprendre la visée exacte des injonctions normatives que par inférence, au moyen de recoupements entre des points de vue proches, de comparaisons entre des points de vue opposés, avec des analogies, etc.). Et pour ce faire, on est contraint de faire subir un traitement spécial aux textes dont on dispose, qui sont toujours peu ou prou des textes de justification, non scientifiques. Voilà à quoi pourraient servir les propositions ci-dessous.

    Que faut-il entende par de telles inférences ? Voici un exemple. Tout à l’heure je parlais d’un « idéal d’harmonie de l’esprit et du corps », qui se traduit, disais-je,  par la norme qui enjoint d’associer les exercices intellectuels à des exercices physiques. Eh bien cette formule que je n’ai lue nulle part, semble tout à fait appropriée pour exprimer l’idée, ou l’idéal, qui parcourt tous les textes que, sur ce sujet, j’ai pu ranger dans une même catégorie. J’ai donc inférée cette formule à partir des textes et de leur message commun (inférer n’est pas exactement déduire).

     

    1. L’élargissement du champ documentaire sur lequel travailler est donc une première nécessité. Ne pas limiter la recherche de sources à une seule provenance, par exemple, ce qui serait tentant, les contextes politiques et les actes gouvernementaux, avec des textes de lois, des projets de réformes, des discussions sur ces projets, etc. La saisie de messages axiologiques et normatifs dans divers contextes, discursifs ou non discursifs, donc sans négliger les différents points de vue ni les divers registres de l’univers mental des sujets, est indispensable. Une précision importante : ces sujets sont identifiés dans des groupes précis, dont il faut définir les contours. Un exemple qui m’importe : les instituteurs à telle époque, à tel moment de la formation du corps des fonctionnaires de l’instruction primaire, dans tel rapport avec leurs supérieurs, avec les familles... On cherche ainsi le plus possible  de données sur la manière dont les sujets s’approprient ou diffusent  les idéaux et les normes, dont ils formulent  leurs convictions, dont ils prononcent leurs jugements positifs ou négatifs, pour approuver ou désapprouver, pour prononcer ou répondre à des critiques, etc. On peut s’adresser par exemple :

    - aux textes issus de la sphère étatique, gouvernementale et administrative,  tant au niveau central que local (exemples : publications officielles, travaux et rapports des divers ordres d’inspection, conclusions et propositions des instances délibératives ou consultatives, les comités de ceci ou  de cela…) ;

    - aux textes qui accompagnent les pratiques telles qu’elles sont effectuées (et parfois réglementées) par les acteurs, des groupes d’acteurs encore une fois, « sur le terrain », dans des institutions définies, comme des établissements de tous ordres ; mais aussi telles qu’elles sont décrites dans des réseaux divers, des associations militantes, ou même dans des situations plus solitaires, comme dans les récits biographiques, etc. (le matériau biographique a suscité de très nombreuses analyses méthodologiques) ;

    - aux textes produits à des fins de connaissance ou de mise au point technique par des spécialistes, la plupart du temps dans des institutions, comme les associations autonomes, les écoles normales, l’Université (en philosophie, psychologie, pédagogie - comme genre de discours, etc.).

    - aux textes produits dans les sphères privées ou autres, qui conservent ainsi certaines mémoires, certaines habitudes et coutumes relatives à l’éducation (voir les souvenirs d’anciens élèves…).

    Je ne donne ici qu’un aperçu. La liste n’est pas exhaustive. D’autant qu’un des grands plaisirs du chercheur est la découverte de sources imprévues.

    Evidemment, certaines sources spéciales, comme la presse ordinaire ou professionnelle (revues, périodiques, bulletins, etc.), peuvent se trouver sur les différents registres que je viens de citer. C’est aussi le cas des récits de vie ou des récits de pratiques, qui ont plusieurs raisons d’être…

     

    Remarques sur le matériau biographique.

    Il est  logique  qu’un travail qui ne porte pas sur des textes scientifiques, et pas forcément, en plus,  sur des œuvres ou des doctrines achevées, s’adresse à des acteurs anonymes et à leurs éventuelles traces biographiques. De ce genre de recherche, on a un modèle avec la fameuse enquête effectuée par Jacques Ozouf auprès des instituteurs de la Belle époque, publiée la première fois dans Nous les maîtres d’école (Paris, Gallimard-Julliard, 1967). L’intérêt des histoires de vie, c’est qu’elles contiennent  en effet des informations inédites sur l’expérience des acteurs, c’est-à-dire aussi sur la pensée et les valeurs produites et productrices de cette expérience même. Elles permettent par conséquent d’appréhender ces phénomènes de culture dans leurs dimensions non quantifiables. Je n’oublie pas, la possibilité qu’elles offrent de dessiner la prosopographie des individus et des groupes, en incluant les réseaux de relations entre les acteurs.

    Le regain d’intérêt accordé depuis 20 ou 30 ans aux « histoires de vie » a engendré une littérature très abondante, mais qui  renoue avec des courants classiques dont le principal est l’école de Chicago, qui date des ­années 1920 (on peut consulter sur ce courant la bonne introduction d’Yves Grafmeyer et Isaac. Joseph, L'Ecole de Chicago, Paris, ­Aubier, 1984). Dans une perspective en somme plus ethnographique, ce courant avait érigé la dite technique en outil d’investigations portant sur des groupes sociaux jusqu’alors inaccessibles à l’observation, comme les gangs, les immigrés, etc. Ceci avait abouti à des monographies très convaincantes, dont quelques-unes demeurent aujourd’hui des références majeures, à l’instar du Paysan polonais en Europe et en Amérique, publié en 1918 par W. Thomas et Fl. Znaniecki. Plus tard, c’est une approche très comparable qui est à l’origine du livre sensationnel d’Oscar Lewis, Les enfants de Sanchez, paru aux USA en­ 1961 et traduit en France en 1963.

    En France, les histoires de vie apparaissent dans la recherche sociologique d’une manière significative quoique discrète dès les années 1960. C’est Daniel Bertaux qui­ s’en est fait ­le thuriféraire, dans le but de réinvestir le point de vue de l’individu et les dimensions de la personnalité, c’est-à-dire pour éviter de les dissoudre dans les « déterminismes » sociaux, familiaux, etc. Une perspective qui se réfère au marxisme assez orthodoxe de Lucien Sève (Marxisme et théorie de la ­personnalité, Paris, Editions sociales, 1969), et qui s’élève en même temps contre l’anti-humanisme théorique d’Althusser, lequel ne laisse bien évidemment aucune place à une réflexion sur la personne. C’est là un débat philosophique typique des années 1960. Sur ces bases, D. Bertaux a mené une enquête originale sur les artisans boulangers[4], et il a défini à ce moment les principaux réquisits de l’approche biographique en sociologie. En réalité, si la pertinence de la méthode reste débattue pour ne pas dire contestée, c’est à cause d’un doute fondamental et sempiternel ménagé par les sciences sociales postérieures à Durkheim, ou issues de lui, sur la valeur heuristique d’une telle prise en compte de l’individu. On sait que la sociologie française ­s’érige en grande partie contre  cette orientation, c’est-à-dire qu’elle refuse toute ­confusion et même toute transaction entre le champ du collectif et celui de l’individuel, c’est-à-dire le champ du sociologique et celui du psychologique. On trouvera certes, à l’heure actuelle, quelques tentatives intéressantes pour imaginer des points de tangence. Je pense à la tentative de Bernard Lahire, dont les hypothèses de travail sont exposées dans un ouvrage de synthèse, L’homme pluriel (Paris, Nathan, 1998). Cela dit, la tradition épistémologique dominante (durkheimienne, et que Bourdieu a reprise et continuée), n’accorde de validité scientifique à la catégorie d’individu que si celui-ci est conçu comme porteur du social, un social incorporé - ce que vise Bourdieu, précisément, par la théorie de l’habitus comme complexion de schémas de pensée et d’action intériorisés par  les individus mais disponibles dans la culture collective. Il n’y aurait donc pour la science d’autre réalité que sociale, laquelle réalité se présenterait sous une forme, soit extérieure et collective, soit intérieure et individuelle : intérieure au sens d’intériorisée[5].

    Cependant, l’intérêt du matériau biographique - sur lequel a insisté D. Bertaux[6], c’est aussi qu’il renferme parfois des « récits de pratiques », c’est-à-dire l’ensemble des savoirs, idées, notions, intuitions, etc., grâce auxquelles les agents traitent les situations ordinaires ou extraordinaires, mais qui sont souvent oubliés du fait de leur caractère banal et routinier. Ce peuvent être simplement ce qui a trait à l’organisation des classes, avec des groupes, des « divisions », des moniteurs, des places marquées…. A ce niveau, les pratiques doivent intégrer divers types de contraintes (le nombre moyen des élèves, la configuration des locaux, l’environnement matériel, les instruments comme les tableaux ou les ardoises, les supports comme les livres, les affiches manuscrites ou imprimées), et il leur faut aussi s’adapter à des normes culturelles plus ou moins impératives, plus ou moins répandues à une époque ou dans un milieu donné. Je pense aussi à l’étrange manière qu’avait Pestalozzi, à en croire certains des visiteurs de son école, à Yverdon, au début du XIXe siècle, de faire scander et crier en chœur les notions de ses leçons.

    Vous voyez tout l’intérêt de ces sources biographiques pour approcher les pratiques dans leur confrontation avec les normes qui les investissent ou tentent de le faire. C’est là, du reste, qu’on observe à quel point les pratiques ne sont ni des démarches conformes à des programmes, ni l’assimilation et l’exécution d’un règlement, ou pire, l’application d’une théorie, refus ô combien insistant dans les ouvrages que Bourdieu a consacré à cette question des pratiques (Esquisse d’une théorie de la pratique, 1972 ; Le sens pratique, 1980 ; et Raisons pratiques, 1994). Ce sont plutôt des processus conçus et commandés par des agents, des mouvements volontaires et intelligents qui mobilisent un savoir spécifique, mais informel et implicite, un savoir insu pourrait-on dire dans une formule aux allures d’oxymore (formule que j’emprunte à Anne-Marie Chartier, voir notre article en introduction de Recherche et Formation, n° 27, qui contient aussi sur ces questions un article de Bernard Lahire, « Logiques pratiques. Le ‘faire’ et le ‘dire sur le faire’ »). Ce savoir se spécifie dans des schémas de pensée acquis par imprégnation, non thématisés par une réflexion, non formulés sur le mode du discours savant ou du récit cohérent (formes décontextualisées). Un tel savoir, faiblement argumenté et encore moins justifié, a toujours un statut d’évidence, l’évidence de la banalité disais-je, car il est maîtrisé dans une sorte de connivence avec l’action et l’environnement dans lequel cette action est accomplie. C’est bien un savoir des normes en ce sens. 

     

    Je reviens maintenant à mon propos initial.

    Dans ce que je propose, il s’agit donc, en provoquant et en assumant la dispersion des sources, de constituer le matériau de travail sur la base d’une archive qui conserve tous les produits de la pensée et de l’action (j’insiste sur les deux versants) des acteurs sociaux. Le souci primordial doit être ici de saisir d’un seul bloc la pensée et l’action des individus et des groupes sur lesquels  porte l’enquête. Les recueils obtenus seront par conséquent très différents de ceux qu’on obtiendrait s’il s’agissait de textes d’auteurs reconnus, validés par une tradition quelconque qui tend toujours à se représenter comme unifiée, cohérente, même quand les œuvres qu’elle inclut sont diverses. Dans le genre de corpus que je définis, on peut bien faire figurer de tels auteurs, mais alors, sans leur accorder le privilège de dire plus, et plus vrai, que les autres documents, parmi lesquels ils ne représentent que des variations possibles.

    Dans le même ordre d’idées, puisqu’on cherche à donner la plus grande extension à la série des messages prélevés dans ces sources, il faut, comme je viens de le dire  à propos des textes biographiques, embrasser toute la sphère d’existence des acteurs étudiés et, du coup,  envisager toutes les situations et toutes les relations qui ont pu s’établir dans cette sphère (je redis qu’on n’a pas d’autre solution dès lors que les messages axiologiques et normatifs ne peuvent être saisis que par inférence, donc reconstitués par hypothèse, si vous préférez). Il est donc également requis en première approche de prendre en compte les contextes de production des discours que l’on traite. Précaution courante dans l’analyse des discours. La géographie des sources que je dessinais plus haut, très sommaire et non exhaustive encore une fois, est d’autant mieux exploitable que l’on est en mesure de décrire les situations dans lesquelles les textes prélevés sont produits. S’ils sont produits dans des situations de communication directe, et c’est souvent pour ne pas dire toujours le cas, cela signifie que certains destinateurs cherchent à produire des effets sur des destinataires (ils cherchent à les obliger, à les convaincre, les informer, les rassurer, etc.), si bien qu’on peut se demander comment ils s’y prennent pour atteindre ces buts. Ce peut être en proférant des injonctions ou des recommandations (comme dans les programmes officiels destinés à des fonctionnaires), ou bien des consignes pour des subordonnés ; de même que, dans le sens inverse, de tels fonctionnaires peuvent faire « remonter » des rapports ou autres à leurs supérieurs pour que ceux-ci fassent évoluer leur réflexion ou modifient leurs décisions). Ce peut être aussi en élaborant et diffusant des argumentaires en situation de polémiques avec des concurrents, ou en situation de « propagande » à l’égard de partisans ou d’un public ou d’une clientèle à mobiliser (comme au XIXe siècle tel chef d’institution qui s’adresse aux pères de familles pour vanter les mérites de son institution).

     

    (à suivre)



    [1]Foucault, Dits et Ecrits, t. IV, op. cit.,  art. « Qu’est-ce que les Lumières ? », p. 576 ; cf art. «Table ronde du 20 mai 1978 », p. 22, 27 ; et art. « Foucault », p. 635, d’après lequel il s’agissait au départ de ce travail d’ étudier « l’ensemble des manières de faire plus ou moins réglées, plus ou moins réfléchies, plus ou mois finalisées à travers lesquelles se dessine à la fois ce qui était constitué comme réel pour ceux qui cherchaient à le penser (…) et la manière dont ceux-ci se constituent comme sujets capable de connaître (…) et de modifier le réel ».

    [2]Foucault, Dits et Ecrits, op. cit., p. 29,

    [3]Un article intéressant de Louis Quéré, « Singularité et intelligibilité de l’action », in L’analyse de la singularité de l’action, Paris, PUF, 2000.

    [4]Parmi d'autres références importantes, F. Ferraroti, Histoire et histoires de vies. La méthode ­biographique dans les sciences sociales, Paris, 1983. Vincent de ­Gaulejac, La névrose de classe, Paris, 1987. Sur le plan méthodologique ou épistémologique le texte principal est donc le rapport de D. Bertaux au CORDES, de 1976­ (ronéoté) Histoires de vie ou récits de pratique ? Méthodologie ­de l'approche biographique en sociologie  ; un numéro des Cahiers internationaux de sociologie, vol. LXIX, ­juil-déc. 1980, avec un autre texte de Bertaux, de Ferraroti, et­ d’autres. Plus récemment, on peut consulter une synthèse à destination des étudiants, D. Bertaux, Les récits de vie, Paris, Nathan, 1997, etc… Je ne peux entrer dans l’immensité croissante du nombre des textes existants depuis 10 ans, sachant qu’il existe même une association internationale de chercheurs spécialisés dans ce domaine.

    [5]Cf. Vincent de Gaulejac, « Irréductible social-Irréductible psychique », in Bulletin de psychologie, vol. XXXVI, ­n°36O, p. 546. Ce ­sont des principes théoriques qui valent aussi contre les­ sociologies de l’action (Touraine) et des acteurs (Crozier).

    [6]Comme dit D. Bertaux, « le récit de vie peut constituer un instrument remarquable d’extraction des savoirs pratiques », D. Bertaux, Les récits de vie, op. cit., p. 17.


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  • séance 10

     

    (suite du chapitre IV

    et du par. III)

     

     

     

    2. Sur les manières d’étudier et de « faire parler » les documents.

     

    a) Avant de poursuivre, je rappelle quelques principes de base, assez ordinaires dans la recherche historique lorsqu’elle s’intéresse à la pensée des sujets sociaux, ce qui conduit à étudier notamment des textes narratifs. Je dirai que, pour disposer d’un corpus de documents de ce type, et même de textes de toutes sortes, il faut s’assurer que le recueil remplit trois conditions  : d’abord l’adaptation de l’archive à la question posée, ensuite la cohérence de l’ensemble des données, enfin (ou en premier), la pertinence de la périodisation, c’est-à-dire des limites temporelles choisies.

     

    Remarque. L’adaptation de l’archive à la question posée peut paraître aller de soi, mais… pas tant que ça, en réalité. Parce que si la question change ou évolue, l’archive doit suivre le mouvement. On en a l’exemple avec l’histoire des pratiques culturelles. Je pense  au travail de Roger Chartier sur la lecture au XVIIIe siècle (voir R. Chartier, Lecteurs et lectures dans la France d'Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987 ; ou encore son article « Du livre au lire », dans Pratiques de la lecture, Paris, Payot, 1985. Une manière classique de poser cette question imposait de parcourir le stock de livres possédés par certaines personnes dans tel ou tel milieu social, ce qui permettait de repérer des hiérarchies d’accès à la culture écrite (un problème sociologique par conséquent). On choisissait un site donné, une ville ou un quartier et sa population, et on cherchait à décrire l’ensemble des imprimés accessibles dans la période choisie. On pouvait encore réduire la focale en consultant les inventaires après décès d’un particulier, bourgeois ou aristocrate, pour se faire une idée des volumes figurant dans sa bibliothèque (cf. le très beau livre de Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1995 [1971]). Mais, outre le fait que ces inventaires pouvaient être défectueux, les archives n’évoquent pas la totalité des objets en usage, puisqu’on n’y voit pas tout ce qui s’achète, se loue aussi, donc circule et se lit dans les salons ou d’autres lieux dédiés à la lecture Du coup, par ce biais, on n’obtient pas d’informations suffisantes sur les pratiques réelles, les manières de lire, les usages, les maniements, les appropriations ou, si l’on peut dire, la « consommation » de l’imprimé (lecture silencieuse ou oralisée, solitaire et privée ou collective et publique, etc.). Pour accéder à de tels phénomènes, nouvelle question on le voit, il faut donc trouver d’autres sources, constituer d’autres corpus, chercher d’autres traces, avec des témoignages, des biographies, des journaux intimes, des romans, toutes sortes de récits (où l’on a des descriptions, parfois incidentes et accessoires mais toujours très intéressantes pour ce qu’elles révèlent), ou encore divers documents iconographiques, tableaux, gravures, estampes (voir, p. 94 du second ouvrage cité plus haut, l’utilisation du tableau de Fragonard, « La jeune fille lisant »). Ainsi renseigné sur la vie culturelle concrète R. Chartier montre qu’il y a eu aux XVIIIe et XIXe siècles deux grandes figures de la lecture. Il y a eu d’une part une lecture « intensive » (traditional literacy), qui confrontait le sujet à un petit nombre de textes, comme la Bible, des livres de piété, mais aussi les almanachs populaires. C’était une lecture faite de révérence et de respect, qui privilégiait des situations orales collectives, à l'Eglise ou dans la famille. Et il y a eu d’autre part, à partir de la période qui s’étend, en gros, de 1750 à 1850, une lecture « extensive », lorsque le sujet s’appropriait des textes beaucoup plus nombreux et variés, cette fois en silence, dans une situation d’intimité, chez lui. C’était une pratique laïcisée de la lecture.

     

    b) Une fois le corpus constitué, le problème à résoudre, plus difficile, est celui de son organisation en vue d’un traitement soit quantitatif soit qualitatif, les deux pouvant parfois se compléter.

    Un traitement quantitatif demande qu’on établisse des séries. Pour connaître l’évolution des effectifs d’une institution, on prélève les informations consignées durant une période donnée, chaque année, ou chaque mois, ou même chaque semaine, dans des registres sinon identiques du moins de même nature. Le cas est presque trivial. Un exemple bien plus construit se trouve dans le livre de F. Furet et J. Ozouf, Lire et écrire, que j’ai souvent cité, et qui, pour suivre les progrès de l’alphabétisation des Français depuis la Renaissance jusqu’à la fin du XIXe siècle, a pris pour indice les signatures des époux au bas des actes de mariages. Sur la base d’un corpus énorme, et de séries étendues à une durée de plusieurs siècles, les auteurs ont mis en œuvre des analyses mathématiques assez sophistiquées (l’analyse factorielle notamment), et ils ont obtenu au final des informations d’une finesse étonnante, valables pour la totalité du territoire national, et permettant des comparaisons dans le temps et dans l’espace, région par région (voir le second tome du livre).

     

    Remarque. On a appelé « histoire sérielle » la généralisation d’une technique d’enquête qui s’est imposée d’abord dans l’histoire économique et qui repose sur le chiffrage, avec tous les artifices qu’on voudra, courbes et graphiques, d’informations livrées par des documents divers, lesquels sont donc mis par le chercheur au service d’une autre fin que celle pour laquelle ils ont été conçus à l’origine. La source est en quelque sorte « inventée » dans ce cas. La technique a gagné jusqu’à l’histoire des mentalités et de la culture, par exemple avec le livre de Michel Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle, de 1978, qui, pour suivre les progrès de la déchristianisation, a traité des séries de testaments, textes révélateurs, selon lui, des attitudes devant la mort. Même technique dans le livre de Robert Mandrou, De la culture populaire au XVIIIe siècle, de 1964, qui étudie la culture populaire à partir des éditions de la bibliothèque bleue de Troyes - plusieurs centaines de titres, souvent diffusés par les colporteurs- afin d’analyser la culture des groupes destinataires et consommateurs effectifs de cette littérature… Mais en fin de compte, cette technique a été jugée restrictive. On a mis en doute la capacité du dénombrement et des statistiques à atteindre de véritables contenus de ­pensée des sujets sociaux. Carlo Ginzburg le grand historien italien, dans Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle (Paris, Aubier, 1980 [1976]), adresse une sévère critique à R. Mandrou, qui, d’après lui, n’aurait pas su faire la différence entre culture du peuple et culture imposée au­ peuple. D’où la nécessité de retrouver les « stratégies » des acteurs face à la culture, leurs appropriations, bref toute une intentionnalité. C’est justement pourquoi R. Chartier, dont j’ai évoqué les travaux, ne se contente plus des inventaires et utilise d’autres sources pour saisir la manière dont les livres sont appréhendés et compris, en fonction de multiples « stratégies » et « représentations » des sujets sociaux. (Pour avoir une idée des débats relatifs à l’histoire sérielle à l’époque où elle a la faveur des chercheurs, voir l’article de Furet, « Le quantitatif en histoire », dans le volume Faire de l’histoire, dir Jacques Le Goff, et Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1974, t. 1, « Nouveaux problèmes ».)

     

    Un traitement qualitatif peut (et souvent doit) commencer par une analyse de contenu. Celle-ci  comprend deux étapes. La première étape consiste à réduire la diversité foisonnante des textes, quels qu’ils soient, en distinguant les thèmes ou sujets abordés par les locuteurs, ce qui aboutit à une liste plus ou moins longue, mais qui doit être exhaustive et ne pas tolérer de recoupements entre ses items… La seconde étape consiste à regrouper les thèmes obtenus (d’où l’importance de les formuler avec précision), en quelques catégories plus générales, en nombre nettement plus réduit, et qui peuvent n’être plus formulées dans le langage spontané des locuteurs. C’est ainsi que j’ai procédé avec les mémoires rédigés par les instituteurs ruraux en 1861 en réponse à une sollicitation de leur ministre, avec cette difficulté que les mémoires sont eux-mêmes de longueurs très inégales (voir le résultat dans Instituteurs avant la République, P.U. du Septentrion, Lille, 1999, p. 131 : 33 thèmes et 7 catégories)… Lorsque les catégories sont correctement énoncées, leur ensemble fournit une synthèse précise et exhaustive du corpus étudié.

     

    Remarque. L’analyse thématique est une technique de base, un peu rudimentaire même, mais cela n’enlève rien à son efficacité. Les personnes peu familiarisées avec ce genre d’approche consulteront  les ouvrages spécialisés, -  il y en a de nombreux que je ne prends pas la peine de citer, sur les méthodes de recherche dans les sciences sociales. Passer de l’analyse de contenu à l’analyse de discours permet par ailleurs d’interroger le vocabulaire, la syntaxe et, surtout, les actes de langage (j’ai déjà fait allusion à la théorie des actes de langage issue d’Austin et Searle). Parmi les historiens qui ont exposé les linéaments de ces techniques d’enquête, voyez l’article d’A. Prost, « Les mots », dans l’ouvrage de René Rémond,  dir., Pour une histoire politique (Paris, Seuil, 1990). Voir aussi Régine Robin, dans Histoire et linguistique (Paris, Armand Colin, 1973), pour une vue générale de la manière dont les historiens se sont rapprochés de la linguistique. Et du côté des littéraires, une introduction rédigée à la même époque, au moment ces approches sont très discutées, d’où l’abondance de références : Dominique Maingueneau, Initiation aux méthodes de l’analyse de discours, Paris, Hachette, 1976.

    En fait, il faut savoir que l’intérêt des historiens pour les substrats langagiers des événements et des situations historiques, donc des comportements des acteurs de ces événements et de ces situations, cet intérêt, donc, a été à ce point important qu’il a produit, dit-on, un renouvellement de l’histoire scientifique : c’est ce qu’on a appelé le « tournant linguistique » (linguistic turn). Ce qui apparaît alors aux historiens, et il y a eu là aussi de très nombreux débats méthodologiques et épistémologiques sur ce problème à partir des années 1980, c’est le fait que, pour approcher la réalité pratique qui a pu être celle d’une société, d’un groupe, d’un personnage, à un moment donné, il faut saisir la manière dont ceux-ci ont appréhendé cette réalité à travers les pratiques de langage, c’est-à-dire l’ont construite (d’où l’un des sens du terme « constructivisme ») dans les discours qu’ils ont développés en leur temps. Ceci, après ce que j’ai dit sur l’historie sérielle, vous indique qu’il y a une histoire singulière et singulièrement complexe, ramifiée, des méthodes de recherche en histoire. Pour en avoir une idée précise, reportez vous à Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia, Les courants historiques en France, 19e–20e siècle, Paris Armand Colin, 1999. Excellent et complet.

     

    c) Je reviens à mes moutons. En rapport avec ces principes de base, le problème plus spécial que je posais c’est celui de savoir comment appréhender les textes, arguments et justifications, où s’exposent les idéaux et les normes qui composent l’univers mental des acteurs étudiés. Je souligne, si je ne l’ai pas encore asse fait, que le genre de la justification est le plus utile quand on cherche à saisir le sens des idéaux et des normes admises ou en voie de l’être par des acteurs sociaux identifiés. Et je préconise avant tout, vous vous en souvenez aussi, d’ouvrir l’archive, pour ne pas s’enfermer dans des textes élaborés comme les œuvres savantes. Si l’on se propose par exemple de ressaisir la notion idéal (et normative donc) d’éducation, on est alors face à un corpus quasi illimité, qui comprend des essais ou des dissertations, les « traités des études » du XVIIe siècle, les « traités d’éducation » du XVIIIe, puis les plans d’organisation des collèges après l’expulsion des Jésuites, les projets des assemblées révolutionnaires, à quoi l’on peut encore ajouter les manuels pour les instituteurs, les programmes scolaires, et toutes sortes de prospectus, de rapports, de registres d’établissements, des articles de journaux, des textes de jurisprudence, des lettres, et ainsi de suite. Donc un vaste ensemble ou apparaissent des arguments reconnaissables, toujours un peu les mêmes, et en nombre limité, sous la plume, certes, d’auteurs renommés comme Turgot, Rousseau ou Helvétius, mais aussi de personnalités connues en leur temps – les magistrats des parlements, et puis, derrière eux, une longue cohorte presque anonymes de précepteurs, de régents, de maîtres de pension, de pères de famille qui s’adressent par écrit à leur progéniture, etc.[1]. Alors, comment se repérer dans cet océan (rassurez-vous, il y a des objets bien plus limités  ? Ce que j’affirme, c’est que, avant de risquer quelque interprétation que ce soit, il faut décrire le corpus dans l’esprit d’une analyse de contenu. Mais ensuite ?  Eh bien, ensuite, je propose de distinguer trois niveaux d’analyse des messages.

     

    1) Pour commencer de façon résolument empirique, on peut observer d’abord le vocabulaire. Repérer d’abord les termes clés (comme ferait un élève avant de commenter un texte), mais pour situer ces termes dans leur contexte discursif ou documentaire. A nouveau s’interdire d’accorder un statut privilégié aux terminologies et aux occurrences savantes, élaborées, par différence avec le vocabulaire spontané, pratique si c’est le cas ; et, de la même manière,  ne pas séparer a priori les usages coutumiers et quotidiens des usages rares ou exceptionnels. Les termes intéressants, qu’ils soient diffusés par des disciplines savantes ou qu’ils relèvent des registres coutumiers de gens ordinaires, nous les prélevons la plupart du temps à l’intérieur de textes qui répondent aux questions que se posent ou qui sont posées aux acteurs dans des situations précises . Au début du XIXe siècle, quand on parle d’éducation, ce peut être, et c’est souvent, dans un contexte politique, mais où l’on éprouve le besoin de produire des justifications morales. C’est ainsi qu’on rencontre des formulations du type : l’instruction élève le peuple, elle donne à l’individu l’usage de sa raison, elle le fait accéder à la dignité dont est capable l’espèce humaine, etc. Or ce thème moral est lui-même inscrit dans une filiation avec les idéaux et les pratiques philanthropiques nées au XVIIIe siècle (il s’agit de secours et de protection des « pauvres » par les « riches », etc.). On admettra alors que, dans cet environnement discursif, il est requis de comprendre les enjeux de ce mouvement philanthropique, de connaître ses propres justifications, ses revendications, les objections auxquelles il a dû répondre, les difficultés qu’il a surmontées, les solutions qu’il a élaborées. Les philanthropes, qui ont joué un rôle non négligeable dès avant la Révolution, ont refusé les pratiques traditionnelles, chrétiennes, de la charité, et ils ont créé pour ce faire des associations bénévoles d’un type nouveau, qui deviendront au XIXe siècle les sociétés de bienfaisance (ce que nous nommons toujours les « bonnes œuvres »). Conjointement, ils se sont souciés d’éducation populaire, en promouvant une éthique universaliste d’orientation laïque, ou laïcisée.

     

    Remarque. Bourdieu a justement souligné l’utilité des « généalogies socio-historiques » des mots et des divers champs sémantiques et sociaux dans lesquels les mots ont été produits et ont circulé (voir son article « Sur les rapports entre la sociologie et l’histoire en Allemagne et en France », entretien avec Lutz Raphaël, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 106-107, mars 1995, pp. 108-122).  Une démarche comparable avait été adoptée depuis longtemps par les historiens, non seulement ceux de la première génération de l’Ecole des Annales, mais ceux de la génération ultérieure et de l’histoire des mentalités ;  et elle a cours sous d’autres formes aujourd’hui. Dans un premier temps, les historiens ont inclu l’étude du vocabulaire, parmi d’autres études possibles, dans la représentation de l’« outillage mental » des groupes ou des individus. Lucien Fèbvre a laissé un article exemplaire sur le mot « civilisation » ; suivi sur ce terrain par d’autres auteurs, Emile Benveniste, Jean Starobinski, ou Roger Chartier.  De même,  Georges Duby dans Les trois ordres ou L’imaginaire du féodalisme, a analysé tout un pan du lexique médiéval[2]. Ce n’est là qu’un des aspects du dialogue de l’histoire avec la linguistique, devenu systématique dès la décennie 1970 (en témoigne l’ouvrage de synthèse de Régine Robin dont j’ai parlé plus haut, Histoire et linguistique). Ce dialogue se poursuit aujourd’hui mais il a des finalités nouvelles,  apparues avec le « tournant linguistique » - qui s’occupe non plus seulement des mots mais des aspects pragmatiques du langage et de la communication, je l’ai dit[3].

     

    2) Ce qui précède implique la nécessité de reconstituer des réseaux lexicaux, en observant cette fois les mots dans leur voisinage proche ou lointain, et ce, pour ne plus les saisir isolément, mais pour joindre les associations ou les connexions qui les mettent dans des relations signifiantes avec d’autres.

    Bien sûr, on peut avant cela, des termes concernés, récupérer les définitions disponibles. Il y a deux sortes de définitions. D’abord des définitions démonstratives, c’est-à-dire réfléchies, plus ou moins contrôlées ou plus ou moins spontanées, comme celles dont les mots « éduquer », « moraliser », etc., font l’objet dans les traités des philosophes ou des sociologues plus tard ; ou bien  les mots « instruction » et « éducation » dans les débats des assemblées révolutionnaires ; ou encore les termes de « mode d’enseignement » et de « méthode d’enseignement » dans la littérature pédagogique, les abrégés et les guides pour les maîtres ; tout comme le mot « caractère » (des enfants) dans la psychologie enseignée aux futurs maîtres dans les école normales. Mais à côté de ces définitions réfléchies qui se déposent gentiment dans nos fiches, on trouve des formules que certaines procédures, administratives ou autres, utilisent pour qualifier, désigner, catégoriser des individus, des conduites, des actes, des phénomènes, etc. : inscription dans un lexique, renvoi à un dictionnaire, appartenance à une nomenclature, circulation  dans toutes sortes de commentaires (exemples, les notions de « pauvre », de « vagabond » sous l’Ancien Régime. Les deux types de définitions recèlent pour nous des informations directes, explicites, qui peuvent entrer dans des énoncés généraux eux-mêmes engagés dans des problèmes pratiques ou théoriques.

    Mais cela ne suffit pas. Il faut se rapprocher encore un peu du vocabulaire, et c’est pourquoi je suggère qu’on s’intéresse aux connexions du lexique telles que visibles dans les textes étudiés. Le simple constat des co-occurrences, qui sont fréquentes ou rares, proches ou lointaines est déjà important. Que tel mot soit souvent, ou parfois, utilisé en lien avec tel autre, comme « éducation » avec « instruction », ou comme « peuple » avec « moralisation », c’est là une indication précieuse. A cela les études de lexicologie nous ont habitués depuis longtemps.

    Un mot s’inscrit toujours dans un réseau de catégories ou de représentations (sur cette idée de réseau des concepts, voir Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, pp. 134-136), et cela rend plausible la description de ce qu’on peut appeler des configurations lexicales. Autour d’un mot, il y a une somme d’autres mots qui sont, comme je l’ai dit, plus ou moins proches selon que les associations sont plus ou moins fréquentes. Décrire de telles configurations, c’est faire une sorte de géographie qui perçoit telle ou telle notion dans un paysage de zones denses et d’autres plus fluides, comme des nuages de points plus ou moins sombres ou plus ou moins clairs. Pour faire allusion à nouveau à mes propres études, je pourrais prendre l’exemple d’expressions comme « Méthode mutuelle » ou « enfants pauvres ». Ce sont des catégories qui proviennent du discours libéral, des philosophies sensualistes et de l’intervention philanthropique. Une telle démarche ne serait pas très abordable si on se cantonnait à des sources uniques, « pédagogiques », « doctrinales ». Encore une raison, par conséquent, de ne pas céder aux charmes de l’histoire des idées. Par contre, lorsqu’on dispose d’archives ouvertes, comme un ensemble hétérogène, et qu’on s’attend à ce que le sens d’une notion se profile comme en pointillé dans le croisement de ces sources et dans le réseau de toutes les notions auxquelles elle est associée, c’est alors qu’on s’affranchit de ce genre de restitution artificielle, laquelle ne verrait dans la méthode mutuelle qu’une expérience ou une « innovation » parmi toutes celles qui entreprennent de rationaliser l’enseignement et ses méthodes.

    Cette approche a un autre avantage. Elle permet des comparaisons entre les différentes époques historiques pour suivre les changements accomplis dans les discours eux-mêmes. Lorsque la méthode mutuelle et la catégorie de « moniteur », quelques décennies après la Restauration, se sont retirées du devant de la scène scolaire, elles n’ont pas disparu pour autant. Elles se déplacent dans un autre réseau et s’intègrent à une autre configuration où elles se délient des catégories anciennes d’assistance aux pauvres, de distribution méritocratique des statuts, etc. ; et elles prennent un autre sens, strictement « pédagogique », qui oriente leur efficacité non plus vers les fonctions d’enseignement des connaissances mais vers celles de la discipline dans la classe. Tous les « spécialistes » préconisent alors que, si l’on enrôle des enfants pour assumer le déroulement des activités, ce ne soit que pour une participation très restreinte, pour la surveillance, le maintien du bon ordre, pour les lectures et les récitations. Si bien que le terme de moniteur est remplacé par un autre, qui arrive au centre du paysage, au cœur du réseau lexical, le terme d’« aide ». C’est un autre discours, ce sont d’autres normes et d’autres justifications.

     

    3. Ces démarches étant effectuées (d’une part ne jamais détacher les mots et les catégories de leur filiation, d’autre part ne pas les extraire de leur(s) réseau(x), ne jamais négliger la coexistence des catégories dans une configuration signifiante), c’est alors, me semble-t-il, qu’on peut procéder à une interrogation logique, qui prolonge les dites démarches. Les processus toujours observables dans les textes de départ, et relatifs au vocabulaire qu’ils véhiculent, sont les suivants. 

    - l’usage récurrent  de dualités. Je cite ce phénomène en premier, parce qu’il est sans doute le plus typique des textes de justifications des idéaux et des normes. En voici deux exemples. Dans la formation de ce qu’on pourrait appeler la pensée laïque, dont je ne traite pas ici, la dualité qui court, disons de l’histoire selon Michelet aux romans de Zola, en passant par les discours républicains, c’est celle de la justice (idéal laïque - égalitaire) et de la grâce (idéal religieux non égalitaire), chacun de ces termes renvoyant à des finalités morales distinctes,  finalités sociales dans le premier cas (le bonheur terrestre), finalités religieuses dans le second cas (félicité éternelle ou salut des âmes). Autre exemple : dans la pédagogie et la didactique surgit, dès le XVIIIe siècle, la dualité cardinale de la mémoire et de l’intelligence, qui a de très solides fondements culturels, et qui va faire évoluer les normes officielles de l’enseignement primaire aussi bien que secondaire.

    - les dérivations sémantiques. Je reprends un propos antérieur : on ne peut comprendre le mot « éducation » et les valeurs qu’il véhicule, sans le relier à « moralisation », terme qui lui-même emprunte à la terminologie de la « civilisation », laquelle s’annexe une idée de « sociabilité », et ainsi de suite. A travers ces associations (fréquentes, bien sûr), la signification du terme « moralisation » apparaît comme une fonction dérivée[4] des significations contenues dans le terme « civilisation ». Ceci explique que la notion de « moralisation » connote le progrès des mœurs, et renvoie aussi à des normes de sociabilité, ouvrant ainsi la voie à la notion de « socialisation », en vigueur vers la fin du XIXe siècle. Partant de là, s’éclaire aussi une autre proximité, avec l’inspiration hygiéniste, qui introduit dans l’idée d’éducation une référence à l’influence des conditions de vie sur la formation de la moralité des populations - la vie physique, les processus de travail, les types d’habitations, les activités du repos, etc.

    - les variations logiques. Le terme « éducation », a certes une signification générique, mais à laquelle s’ajoutent  des définitions spécifiques qui, chacune, qualifient l’un de ses registres : celui de ses fins (par exemple morales), celui de ses modalités (collectives ou individuelles), et celui de ses agents (famille ou institutions). Les registres apparaissent quand on déplie un concept (j’emprunte cette notion aux sciences cognitives et aux modèles d’analyse de la mémoire). Or ces différentes sous-catégories évoluent séparément les unes des autres. Le principal changement intervenu dans la définition de l’éducation au XVIIIe siècle affecte d’ailleurs la fonction de ses agents, puisque sur ce registre figurent désormais, en plus des familles et des pères, des milieux sociaux et naturels, des institutions, des objets, des sensations, etc. C’est là un changement très sensible au terme duquel la notion ancienne acquiert un sens nouveau et produit des normes nouvelles, insensiblement. Si l’on ne prête pas attention à un tel changement, on établit des continuités historiques factices, fausses pour tout dire : c’est d’ailleurs ce qui arrive souvent.

    - les analogies. D’un réseau à l’autre, d’un point de la constellation à un autre, d’un concept générique à un concept spécifique, donc dans la synchronie, il peut y avoir maintien ou transport d’une même idée. L’expression « science de l’éducation » (au singulier), dans la version primitive qu’en donne M.-A. Jullien, au début du XIXe siècle, est ainsi une simple reprise, une transposition de la catégorie dite « science de l’homme » qui vient du XVIIIe siècle et des Idéologues. Ceci est confirmé par la présence d’une homologie structurale visible dans la même coupe synchronique : d’un côté la distinction entre science de l’homme (d’origine anthropologique et médicale), et science sociale (ou « art social »), et de l’autre côté, sur le versant éducatif, la division entre la connaissance psychologique de l’enfant et le gouvernement de la conduite des  individus (qui s’appuie d’ailleurs sur la psychologie en question).

    Foucault insistait beaucoup sur l’importance des procédures comparatistes pour interroger les formations discursives[5]. Ce n’est pas un hasard. Il y a là, à nouveau, une manière assez simple de se démarquer de l’histoire des idées, indifférente à ce type de faits. Si on lit le livre de J. Gautherin sur la naissance des sciences de l’éducation (La formation d’une discipline universitaire : la science de l’éducation, 1880-1914, Thèse, Université de Paris V, 1991) ouvrage très intéressant au demeurant, on s’apercevra cependant que, loin d’accorder son attention aux données de la synchronie, elle cherche toujours à établir des continuités diachroniques et, prenant prétexte de la passion classificatrice de la science de l’éducation, elle se plonge à rebours dans l’histoire des sciences zoologiques et botaniques. Mais ces dernières sont en réalité assez éloignées dans la configuration signifiante où s’inscrit l’expression « science de l’éducation ».

    - les contradictions. Une complication, maintenant. Il se peut qu’un terme, une image, une valeur, dont on croyait le sens bien établi et compréhensible, se révèlent sous un tout autre jour, avec un sens opposé, comme une inversion de la norme, au creux d’un document, d’un texte ou d’une simple phrase. Ces contradictions sont un phénomène assez typique des représentations sociales (nous disent les psychosociologues[6]). Le récit scolaire de L. de Jussieu, Simon de Nantua ou Le marchand forain (1818), comme après lui Le Tour de la France par deux enfants (1877), mettent le désir de s’instruire sous le coup d’une sorte de voyage patriotique (un autre idéal), dont le trajet est quasi analogue à celui des compagnons du Tour de France. Mais en même temps, durant toute cette période, le schéma de la mobilité est tout aussi bien répulsif, car la condamnation du vagabondage et de toutes les formes d’errance est un leitmotiv du discours éducatif. Ce sont là des luttes pour les définitions et les interprétations légitimes. Dans le même ordre d’idées, un discours comme celui de la moralisation du peuple, si insistant, tel qu’il se présente sur le terrain éducatif (c’est la « moralisation par l’instruction »), recouvre deux lignes de signification divergentes, donc deux idéalisations distinctes. La première est conservatrice et vise la production des mœurs pour un peuple quasi barbare ; la seconde est progressiste et, en contrepoint des droits de l’homme, elle vise la culture des facultés morales et intellectuelles de l’espèce humaine. Le second sens s’étaye sur une représentation de l’autonomie du sujet éducable (d’où la culture de la raison et du jugement), et le premier sur un schéma d’hétéronomie (d’où l’inculcation de valeurs et de vérités).

    Il n’est par ailleurs pas si facile d’attribuer ces divergences, qui structurent la production des normes d’une époque, à des groupes distincts d’acteurs sociaux. Même si le premier schéma est libéral et républicain et le second plutôt traditionaliste et catholique, il arrive que, dans tel ou tel type de discours, chez tel ou tel genre d’acteur, les séparations s’effacent. Quand on observe la remise en cause des châtiments corporels telle que Jean-Claude Caron en a traité dans A l’école de la violence. Châtiments et sévices dans l’institution scolaire au XIXe siècle (Paris, Aubier, 1999), on s’aperçoit qu’en dépit des oppositions tranchées et des échanges vigoureux, c’est toute l’époque qui hésite et se partage entre des normes qui acceptent et des normes qui refusent cette violence : il est sûr, par conséquent, que les conflits passent à l’intérieur des individus eux-mêmes. Ceci oblige à mesurer les distorsions qui peuvent s’opérer dans les discours mais aussi dans les institutions, dans les pratiques, etc.  C’est ce qui arrive dans le cas présent lorsque la police et la justice encouragent ou découragent les plaintes, exigent des règles juridiques mais les contournent quand elles existent, et ainsi de suite  (le tout sur fond des rivalités politiques, de concurrences entre laïcs et congréganistes, etc.). C’est au fond le propre des activités et des engagements pratiques que de ménager la compatibilité de points de vue qui, après coup, nous apparaissent incompatibles.

     

    *****

     

    Juste un mot de conclusion. J’ai évoqué en commençant la possibilité d’atteindre par inférence le sens des idéaux et des normes. Inférence ne désignait rien d’autre que ce qu’on obtient au terme des démarches que je viens de présenter. J’espère que c’est clair maintenant. Atteindre la définition, le sens d’un mot, et au-delà d’une valeur, d’une norme, ce n’est pas saisir une essence, une signification isolée, donc invariable, encore moins un concept qui enfermerait pour toujours une réalité réduite à une vérité définitive. Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans Qu’est-ce que la philosophie (Paris, Editions de Minuit, 1991, p. 76), affirment: « un concept est privé de sens  tant qu’il ne se raccorde pas à d’autres concepts ». Ce qu’on peut mettre en rapport avec Foucault, L’archéologie du savoir, op. cit., p. 128 : « un énoncé a toujours des marges peuplées d’autres énoncés »… 

    J’ai donc pris mes distances avec trois manières de procéder au moins. La première c’est la chronique des débats émanés des institutions politiques et des événements qui s’y produisent – discussion des lois, élaboration des réformes, actes de gouvernement et d’administration, etc. (séquences qui appellent toujours ces douteuses périodisations du type « de Guizot à J. Ferry…etc. »). La seconde, c’est l’histoire des pensées canoniques et des disciplines plus ou moins savantes dans lesquelles ces pensées ont pu être formulées : la philosophie, la pédagogie, etc. (on songe à cette histoire qui a donné lieu dans les anciennes écoles normales d’instituteurs à une matière d’enseignement intitulée « pédagogie générale »). La troisième c’est l’histoire des cadres cognitifs et axiologiques qui sont une sorte de milieu ambiant des idées et que l’on classe soit dans la rubrique des « idéologies », soit dans celle, plus floue, de « l’esprit du temps » (le Zeitgeist allemand).

     


     

    [1]Cette littérature est recensée en grande partie par Jean de Viguerie, dans « Le mouvement des idées pédagogiques aux XVIIe et XVIIIe siècles », in Histoire mondiale de l’éducation, dir. Jean Vial et Gaston Mialaret, t. 2, Paris, 1981.

    [2]G. Duby, Les trois ordres ou L’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978 ; L. Febvre, « Civilisation, le mot, l’idée », in Première semaine Internationale  de synthèse, 2ème fascicule, Paris, 1930 ; R. Chartier , in Lecture et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987 ; J. Starobinski, « Le mot „civilisation“ », in Le temps de la réflexion, Paris, 1983 ; E. Benvéniste, « Civilisation, contribution à l’histoire du mot », in Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966. Evidement aussi, N. Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 [1939].

    [3]En plus des références que j’ai données plu haut, on peut consulter Michel Tournier, « Des mots en histoire », in Qu’est-ce qu’on ne sait pas en histoire, dir. Y. Beauvois et C. Blondel, Presses .Universitaires du Septentrion,  Villeneuve d’Ascq, 1998.

    [4]Cf. aussi Foucault, L’archéologie du savoir,  Paris, Gallimard, 1969, p. 192 qui parle d’arbres de dérivation : avec des énoncés recteurs, des rameaux, etc.

    [5]Foucault, idem, chap. « Les faits comparatifs », p. 205 et suiv., dégage deux axes de description : l’axe des rapports entre le discursif et le non discursif, et l’axe des modèles théoriques communs à plusieurs discours.  Dans le premier cas, il est question de corrélations avec des éléments non discursifs, et dans le second cas, il est question de corrélations entre des registres de discours. Et p. 213 il parle des analogies formelles ou translations de sens.

    [6]Voir Denise Jodelet, dir., Les représentations sociales, Paris, PUF, 1989, p. 35, qui elle évoque les conflits par opposition aux convergences. Cf aussi cf Foucault, idem, chap IV, par. 3, sur les contradictions.


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  • séance 11

     

    CHAPITRE V

     

    POUR LIRE FOUCAULT

     

     

     

    Pour mettre non pas un point final mais trois points de suspension à mes suggestions méthodologiques, je vais consacrer deux envois (j’espère que ce sera suffisant) à l’œuvre de Foucault – d’autant plus que je m’y suis référé à plusieurs reprises dans les chapitres précédents, et spécialement dans le dernier. Il va s’agir pour moi, en restant sur le terrain méthodologique, de présenter les principales options de Foucault, qui sont d’une très grande originalité et d’une non moins grande portée. Surtout si l’on ne veut pas réduire cette œuvre à une vague critique des institutions et de la « normalisation » des comportements que produiraient les institutions dans les sociétés modernes (Foucault comme penseur des années 60 et figure de proue de la révolte de mai 68…- à laquelle il n’a d’ailleurs pas assisté). J’ai une hésitation au moment de commencer, pour la raison que, depuis dix ans à peu près, sur Foucault, est paru un nombre considérable d’études, d’articles, de livres, en France et à l’étranger. Il suffit de se promener dans les libraires pour s’apercevoir que le « rayon » Foucault y est très abondamment fourni et régulièrement renouvelé et augmenté. Donc j’ai des scrupules, car il y a dans le lot des ouvrages très éclairants, qui pourraient me dispenser d’efforts. Il y a même, de temps à autre, des numéros spéciaux de magasines dans lesquels on trouve de bons résumés de la pensée et des livres de Foucault, à côté d’informations biographiques, d’interviews de personnes qui ont connu ou travaillé avec Foucault, etc. Voir un récent numéro du Point, « Hors série » n° 16, d’une lecture assez plaisante, même si l’intitulé de « L’anti-système » accolé au nom de Foucault peut évoquer le stéréotype que je désignais à l’instant.

    J’ai déjà cité, je crois, le livre le plus consistant sur l’œuvre de Foucault, qui est celui d’Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, de 1982, traduit de l’américain en 1984 (Gallimard). Pour un public moins spécialisé mais exigeant, si je devais citer immédiatement deux ou trois auteurs, parmi tant d’autres (mais je ne les connais pas tous), qui ont restitué avec rigueur et clarté les principaux aspects de cette œuvre, ce serait d’abord Judith Revel (plusieurs ouvrages, notamment Michel Foucault, Expériences de la pensée, Paris, Bordas, 2005 ; et un Dictionnaire Foucault, chez Ellipses, en 2009). J’y reviendrai plus loin. Puis Guillaume le Blanc, La pensée Foucault, chez Ellipses, en 2006. Mais ces ouvrages ont l’inconvénient de passer rapidement sur la première partie de l’œuvre de Foucault, qui est la plus étendue, et qui intéresse spécialement mon propos. On peut également consulter le Que sais-je ? n° 3118, de Frédéric Gros, très bien fait, dans le genre du digest.

    Cela dit, dans le lot des commentateurs, il y a bien quelques auteurs sceptiques, voire réticents, et même hostiles à Foucault. Parmi les plus connus, Alain Renaut et Luc Ferry, qui ont même, il y a quelques années, proposé une critique globale de la philosophie française des années 60 et 70, ce qu’ils ont appelé La pensée-68 (Essai sur l’anti-humanisme contemporain  en sous-titre). Cet ouvrage suscite mes plus expresses réserves, pour la raison qu’il est animé d’une certaine malveillance, que révèle les titres de ses chapitres : d’abord on rabaisse les auteurs en leur accolant l’étiquette d’auteurs des « sixties » - terme déplaisant du vocabulaire médiatique (aux Etats-Unis, on dit « French theory », ce qui est tout de même un peu plus digne!) ; ensuite, Foucault, c’est « le nietzschéisme français », comme Derrida est l’ « heideggerianisme français », Bourdieu « le marxisme français », et Lacan « le freudisme français ». Sous-entendu : tout ceux-là  sont à la remorque des Allemands ou des penseurs de langue allemande, les seuls vrais philosophes, les seuls grands penseurs. On avait déjà fait le coup au début du XXe siècle à Durkheim : ce n’est pas français, c’est allemand. Plus récemment, Alain Renaut, dans La libération des enfants (Paris, Calmann-Lévy, 2002), a repris ce genre de critique en mettant le Foucault de Surveiller et punir, et des passages de ce livre consacrés à l’enfance et l’éducation, cette fois, dans le sillage d’Ariès ! Mais l’histoire de l’enfance, ce n’est pas le problème de Foucault…

    Il subsiste toutefois une question intéressante dans ces critiques, si on les débarrasse de cette fort désagréable mauvaise foi. Elles portent en effet sur un principe théorique qui traverse toute l’œuvre de Foucault, et qui est, pour le dire très simplement, sa défiance à l’égard de la catégorie cardinale du « sujet », et plus précisément encore son refus de toute philosophie de la conscience. Que faut-il entendre par là ? Sans trop entrer dans la discussion, et pour se contenter d’une première intuition, on peut juste retenir que Foucault, dans son projet d’une histoire des savoirs, ou d’une histoire de la pensée (« Histoire des systèmes de pensée » était le titre de sa chaire au collège de France), n’envisage jamais les savoirs ou la pensée - ou le mouvement historique de production des savoirs et de la pensée, comme une réalité que pourrait expliquer la seule activité consciente de l’individu, de la personne, de l’esprit, etc. (je choisis volontairement des notions du sens commun équivalentes à ce concept technique de « sujet »). Voilà, très grossièrement schématisée, la rupture que Foucault prononce à l’égard des philosophies subjectivistes, des philosophies de l’intériorité - de Descartes à la phénoménologie et Sartre, par exemple. Selon Foucault, la pensée, les savoirs, la science, comme d’autres produits de la vie mentale et pratique des hommes, ne sont pas soumis à la souveraineté de l’« être pensant » que nous sommes, nous autres humains (Descartes encore :  - ego sum cogitans, « je suis pensant »). Dans cette perspective, un texte de 1965 insiste sur l’idée que la découverte de l’inconscient n’intéresse pas la seule psychologie, mais qu’elle affecte toutes les sciences de l’homme (Dits et Ecrits, t. 1, op. cit., pp. 438-448). Il faut donc comprendre que la subjectivité, l’intériorité, la conscience et la conscience de soi ne sont pas des réalités premières, pas des instances fondatrices de la pensée, des œuvres et des significations. Car la pensée et les œuvres doivent elles-mêmes être rapportées à des causalités : elles obéissent à des lois ou subissent des contraintes internes et externes qui les constituent mais leur échappent. La pensée, il faut donc la décentrer d’elle-même et admettre que, paradoxalement, quand elle exerce sa maîtrise sur le monde naturel ou le monde social, elle reste cependant en dehors de sa propre maîtrise. Foucault explique ainsi que « toute connaissance humaine, toute existence humaine, toute vie humaine, et peut-être même l’hérédité biologique de l’homme, se trouvent prises à l’intérieur de structures, c’est-à-dire à l’intérieur d’un ensemble formel d’éléments qui obéissent à des relations qui peuvent être décrites par n’importe qui… » (Dits et Ecrits, t. 1, op. cit., p. 698 ; c’est un entretien de 1967). Voilà l’inconscient de la pensée et des savoirs : un complexe de relations dans un ensemble structuré selon des lois particulières. Prenons garde à la notion  de « structure », qui pourrait rapprocher Foucault de Lévi-Strauss (et de son analyse des mythes), car Foucault s’est défendu d’apporter une pierre à un édifice « structuraliste » des sciences humaines. Ce qu’il faut comprendre, c’est l’idée simple d’un déterminisme spécifique agissant sur ce qui était supposé indemne de tout déterminisme, donc se déployer en toute liberté et dans la pure transparence à soi : la pensée même.

    Par là même, la conception de Foucault, c’est mon hypothèse, s’inscrit dans le courant de la science sociale fondée par - ou issue de – Durkheim ; voir les notions de « conscience collective » ou de « représentation collective » (je ne dis pas que Foucault soit durkheimien…), contre le spiritualisme qui a régné sur l’Université tout au long du XIXe siècle. Le refus d’une philosophie de la conscience ou de la subjectivité fondatrice, et la critique de ce refus reproduiraient ainsi un conflit récurrent depuis la naissance de la sociologie à la fin du XIXe siècle. Ce qui expliquerait certaines des critiques adressées à Foucault, un peu comme à Durkheim… Ce qui expliquerait aussi le compagnonnage de Foucault avec les historiens inspirés par les sciences sociales

    Mesurons toutefois les limites de ce refus : il n’interdit pas toute interrogation sur la subjectivité et ses fonctions, c’est-à-dire sur les capacités réflexives des sujets face à une situation donnée. En témoigne la dernière partie de l’œuvre de Foucault, notamment les cours du Collège de France sur l’histoire de l’éthique comme culture de soi-même. Indépendamment de Foucault, la question des aptitudes des sujets sociaux se pose en général quand on cherche à rendre compte des processus de décision morale dans lesquels ces sujets, qui sont peut-être soumis à des influences qu’ils ignorent, sont malgré tout dans le cas de mobiliser et de formuler des raisons conscientes c’est-à-dire des arguments qui ont, comme dit Raymond Boudon, une réelle valeur causale, impossible à négliger (R. Boudon, Le juste et le vrai. Etudes sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance,  Paris, Fayard, 1995, p. 171, etc.).

    En 1969, une fameuse conférence à la Société française de philosophie, intitulée Qu’est-ce qu’un auteur ? s’était soldée par une remarque éclairante de Lacan (une fois n’est pas coutume, et la rencontre est merveilleuse !), qui prit la parole à la fin de la séance en ces termes : « je voudrais faire remarquer que, structuralisme ou pas, il me semble qu’il n’est nulle part question, dans le champ vaguement déterminé par cette étiquette, de la négation du sujet. Il s’agit de la dépendance du sujet, ce qui est extrêmement différent » (Dits et écrits, t. 1, pp. 820).

     

    Remarque

    Dans la leçon inaugurale du Collège de France, du 2 décembre 1970 (L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971), comme dans la conférence  « Qu’est-ce qu’un auteur ? », de 1969 (Dits et écrits, t. 1, op. cit., pp. 789-821), la critique du sujet est appliquée par Foucault à sa propre personne, dès lors qu’elle pourrait endosser un statut d’auteur. Contre la tradition du commentaire littéraire, Foucault marque par avance l’impossibilité d’expliquer son œuvre, présente et future, par ce qui serait l’unité a priori de la conscience qui l’engendre, celle de l’homme Michel Foucault. Dans les deux textes, Foucault invoque alors Beckett comme une sorte de figure conjuratoire de cet « ordre du discours » qui est un ordre de la loi. Dans la conférence, il reprend la formule: « Qu’importe qui parle, quelqu’un a dit qu’importe qui parle » (Dits et Ecrits, idem, p. 792) ; et dans la leçon, c’est une citation de L’innommable (sans précision de la référence, justement), qui exprime la difficulté et l’angoisse de prendre la parole au moment même où, professeur, il est nommé et sommé par l’institution de se constituer comme auteur, créateur, etc. Cette volonté, toujours exprimée par Foucault, d’échapper, de se retirer, de s’effacer comme auteur et sujet de sa propre pensée, on la retrouve dans cette dédicace saisissante et mystérieuse de l’introduction à L’archéologie du savoir, c’est la fin du texte : « Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle nous laisse libre quand il s’agit d’écrire » (p. 28).

     

    Laissons de côté les querelles philosophiques.

    L’œuvre de Foucault se compose d’abord de ses livres ; puis les quatre gros volumes qui recueillent la quasi-totalité de ses textes hors livres, ce sont les Dits et Ecrits ; et enfin les volumes qui transcrivent les cours dispensés pendant 13 ans au Collège de France (onze volumes publiés à l’heure actuelle).

    Que dire aux personnes qui ne connaîtraient Foucault que de nom et qui n’auraient jamais lu ni même feuilleté l’un de ses livres ? Une chose ultra basique : les livres de Foucault (je vais dire lesquels), ne correspondent pas à l’idée courante que l’on se fait d’un ouvrage de philosophie. Un livre de Foucault ressemble bien davantage à un livre d’histoire. C’est au point que, pendant toute une période, Foucault s’est lui-même identifié non comme philosophe mais comme historien ; et parmi ses lecteurs, ses interlocuteurs, parfois ses collaborateurs, les historiens figurent en bonne place. Paul Veyne, qui fut l’un de ses proches au Collège de France, a d’ailleurs consigné dans un ouvrage spécial sa compréhension de l’œuvre de Foucault, dans laquelle il voyait une véritable révolution dans la science historique (Foucault révolutionne l’histoire, Seuil, Points, 1979). Ceci pour souligner le fait que l’histoire est le « terrain » si l’on peut dire, que Foucault investit, ou disons, sur lequel il formule, reprend ou transforme des questions philosophiques. Ce qu’il y a de particulier, surprenant, et ce qui fait toute la saveur des livres de Foucault, c’est donc cela : on y trouve de vastes enquêtes historiques qui, comme telles, nous plongent dans des époques et des univers spéciaux, peuplés de personnages singuliers, et où nous découvrons des textes, des pensées, des comportements, des situations ou des événements souvent inattendus mais qui, au terme d’analyses saisissantes par leur profondeur et leur clarté à la fois, nous révèlent les grands mouvements qui agitent et produisent les sociétés, les institutions et les œuvres dont nous sommes, nous autres, aujourd’hui, les héritiers et les produits. L’Histoire de la folie commence par la fin des léproseries du Moyen Age ;  la Naissance de la clinique commence par le cas d’une hystérique qu’au XVIIIe siècle on traita par 10 à 12 heures de bains quotidiens ;  Les mots et le choses nous conduisent dans l’atelier de Vélasquez au moment d’achever – ou de commencer - Les ménines ; Surveiller et punir nous fait assister à l’horrible supplice de Damiens, ce domestique qui attentat d’un coup de canif à la personne sacrée du roi Louis XV…

    (Remarque : Foucault a consacré une partie non négligeable de son travail à une réflexion sur la littérature ; il a même revendiqué des influences littéraires comme très importantes pour lui. Le premier tome des Dits et Ecrits comporte de nombreux textes de ce genre. C’est peu commenté, et je n’en tiens pas compte ici).

     

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    I) La perspective dite « archéologique »

     

    De quoi Foucault fait-il l’histoire ? Cette question appelle une réponse essentielle. Dans un premier temps, je l’ai laissé entrevoir dans ce qui précède, Foucault s’occupe d’une histoire des savoirs de l’homme. C’est à quoi sont consacrés ses premiers livres, toute la première partie de son œuvre, qui est aussi la partie la plus substantielle : Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, 1961 ; Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, 1963 ; Les mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines, 1966. Cette partie est en quelque sorte accomplie dans un ouvrage de méthode et d’épistémologie, dans lequel Foucault explique sa recherche et en thématise les principes dans ce qu’ils ont de singulier (que je vais dire ci-dessous) dans le champ de la philosophie et du rapport entre la philosophie et l’histoire : L’archéologie du savoir, 1969. Dans le recueil des Dits et Ecrits, il y a en outre de nombreux articles ou textes d’interviews qui reprennent et exposent les mêmes thèmes. C’est un corpus infiniment précieux pour nous. Foucault s’est beaucoup expliqué, c’est-à-dire, sans doute en répondant à des objections, qu’il a beaucoup débattu avec lui-même. C’est rare chez les philosophes. Quoi qu’il en soit, je dirai, dans un autre langage que le sien, que la ligne directrice de son œuvre, c’est  une histoire de la culture, disons même une histoire de la culture intellectuelle (par différence avec la culture technique, les mœurs, etc.). On peut définir cette partie du travail de Foucault comme une description des conditions culturelles de la production, de la formation et du développement des savoirs des sciences humaines, ce qui aboutit à son livre majeur, monumental il faut bien le dire, Les mots et les choses.

    Il y a alors deux choses à voir si l’on veut saisir la spécificité de la démarche de philosophie et d’histoire et la teneur de ses résultats, ce questionnement sur la formation des savoirs – notamment de savoirs des sciences humaines (y compris dans leurs rapports avec les savoirs de la nature …).

     

    1) Par différence avec l’histoire des sciences (du moins celle d’Alexandre Koyré ou de Georges Canguilhem[1]), Foucault ne retrace pas l’histoire des concepts, des rationalités théoriques, mais l’histoire plus large des « discours ». Discours est le premier terme du vocabulaire foucaldien qu’il faut retenir et bien comprendre. A ce terme est associé celui d’« énoncé », qui désigne l’unité minimale des discours (L’archéologie du savoir est à la fois une théorie du discours et une théorie de l’énoncé – mais je ne vais pas examiner cette dernière). Soit l’Histoire de la folie. Dans cette étude, qui est sa thèse, Foucault a refusé d’adopter deux manières de voir.

    D’une part il n’a pas voulu faire l’histoire d’une institution, l’asile, comme forme instituée répondant à une nécessité sociale ou culturelle  (d’ailleurs il faut se méfier de ce qui se présente sous les auspices d’une « forme », notamment pour la concevoir séparément des contenus et antérieurement à eux). Foucault n’a pas considéré l’institution comme une simple forme à l’intérieur de laquelle viendrait s’exercer cette activité de soin, déjà conçue et organisée en dehors d’elle, extérieurement à elle, en fonction de son but thérapeutique et avec des moyens adaptés à ce but, notamment un savoir rationnel permettant de développer cette activité.

    Mais d’autre part, Foucault n’a pas davantage voulu faire l’histoire (normative) d’une discipline psychiatrique progressivement élaborée par des spécialistes patentés pour mettre au jour cette maladie, la folie, objectivée comme une réalité naturelle – et que l’institution-asile serait vouée à prendre en charge sur la base de la connaissance dont elle disposerait. Voilà le glissement opéré par l’histoire des discours : plutôt que l’histoire des représentations, des images, des notions, des théories, etc., relatifs à la folie (laquelle folie, encore une fois, serait visée dans sa naturalité par ces représentations), Foucault recherche les conditions historiques à partir desquelles la folie devient un objet, est construite comme un objet pour la pensée et comme enjeu pour des pratiques correspondantes (exclusion, enfermement, traitements divers, expériences, etc.). Ces conditions, cet a priori historique, c’est bien cela que décrit une histoire du discours sur la folie - ou plutôt du discours de la folie. On pouvait trouver bizarre le simple fait de parler d’une histoire de la folie ; comme si une maladie avait une histoire : n’est-elle pas de tout temps ce qu’elle est et sera toujours, en chaque malade ? Mais justement, avec Foucault, nous voyons bien que l’affection dont on parle, qui s’empare de telle personne - réputée à cause de cela « anormale », c’est d’abord ce qu’un discours nous donne à voir, nous impose de voir, au terme d’une construction datée, et évolutive. C’est ainsi que dans la préface des Mots et les choses, Foucault annonce qu’il se demande « sur fond de quel a priori historique et dans l’élément de quelle positivité, des idées ont pu apparaître, des sciences se constituer, des expériences se réfléchir des philosophies, des rationalités se former… » (p. 13). Le même type de raisonnement est utilisé dans les cours de 1973-1974 sur Le pouvoir psychiatrique, et de 1974-1975 sur Les anormaux (respectivement publiés en 2003 et 1999)[2].

    La méthode « archéologique » assume l’archive, une archive  multiforme, pour pénétrer dans les strates originaires des discours et déceler les conditions qu’on pourrait dire sous-jacentes de la formation des savoirs. L’instance du discours, de la « pratique discursive » dira Foucault dans L’archéologie du savoir, est une instance qui déborde les savoirs, qui les excède et les rend possible ; c’est une sorte de socle des savoirs possibles, parce que c’est le lieu, l’espace intellectuel ou culturel de la formation des objets de ces savoirs. Comprenez bien, d’après ce que je dis à l’instant, que Foucault appelle « discours », non pas l’ensemble des choses dites à propos de la folie, encore moins les choses dites  par des professeurs dans le cadre de leurs universités et de leurs académies, mais un ensemble de règles de formation de cet objet – la folie, donc ce qui permet de prendre la parole à propos de la folie, si l’on s’en tient à cet exemple. Un chapitre de L’archéologie du savoir est consacré à cette idée de formation des objets. Je cite un autre texte (à propos des Mots et les choses) : « Ce qui permet d’individualiser un discours comme l’économie politique ou la grammaire générale, ce n’est pas l’unité d’un objet, ce n’est pas une structure formelle (…), c’est plutôt l’existence de règles de formation  pour tous ses objets (…), pour toutes ses opérations (…), pour tous ses concepts… » (Dits et Ecrits, t. 1, op. cit., p. 675 ; c’est un texte de 1968 ; voir aussi p. 776, un texte de 1969 qui explique que la pratique discursive met en œuvre des règles qui, à un moment donné, permettent de voir, ou  bien, à l’inverse, empêchent de voir telle chose ou telle autre). Voir, dire… :  la Naissance de la clinique se présente comme une « archéologie du regard médical ».

     

    Remarque 1

    L’idée que la folie n’est pas un donné naturel qui attendrait d’être saisi dans cette naturalité, mais un objet construit par un discours, rendu visible par une pratique discursive, cette idée anti réaliste, relève ipso facto d’une approche nominaliste (l’opposition réalisme-nominalisme remonte à la scolastique du Moyen Age, mais elle est tout à fait pertinente ici). Le nominalisme de Foucault se retrouve dans une notion  caractéristique de la dernière partie de l’œuvre, la notion  de « problématisation ». Dans un entretien du Magasine littéraire de mai 1984, Foucault affirme que : « Problématisation ne veut pas dire  représentation d’un objet préexistant, ni non plus création  par le discours d’un objet qui n’existe pas. C’est l’ensemble des pratiques discursives ou non discursives [je souligne] qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux  et le constitue comme objet pour la pensée (que ce soit  sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de l’analyse politique, etc.) ; Dits et écrits, op. cit., t.4, p. 670. Texte très important, puisqu’on y voit la continuité et le renouvellement du questionnement foucaldien, dans cette association de la notion initiale de « pratique discursive » avec le thème nouveau (pas entièrement nouveau, disons : nouveau dans son statut) du vrai et du faux.

    J’ajoute que l’approche nominaliste invite à se méfier de la notion, si courante et admise dans les sciences sociales et l’histoire, de représentation (c’est une sorte de paradoxe), parce que celle-ci suggère à l’inverse un réalisme :  un représenté qui précède la représentation, comme un contenu invariable, une essence permanente, un signifié transcendant qui, à travers les changements accidentels de forme, attendrait de venir au jour. Voilà pourquoi, comme je le disais, Foucault ne fait pas l’histoire des doctrines des psychiatres ou des aliénistes avant eux, ni des traités savants relatifs à cette ou ces maladie(s), comme si ces doctrines et ces traités « représentaient »  de mieux en mieux, avec de plus en plus de clarté , de plus en plus de certitude, la réalité d’une maladie, engendrant ainsi des progrès thérapeutiques et des aménagements institutionnels en rapport.

     

    Remarque 2

    Les Mots et les choses, ouvrage de très vaste ampleur dans lequel  Foucault se propose de faire l’« archéologie des sciences humaines » dans leur ensemble, ajoute de la complexité de l’approche, parce que, dans les strates originaires et communes des savoirs de l’homme dans les différentes disciplines, Foucault cherche à révéler, d’une discipline à l’autre, des analogies de structure. C’est une autre grande originalité de la méthode qui fait des coupes synchroniques, c’est-à-dire de chaque épistémè, le préalable de la reconstitution diachronique. Par exemple, à l’époque moderne, on pourra observer, de la grammaire à l’économie et à l’histoire naturelle (les trois régions de savoirs où se profile la nouvelle connaissance de l’homme), une homologie formelle entre la circulation monétaire pour la première, l’extension des taxinomies pour la deuxième, et la thématique du nom commun pour la troisième. Ce comparatisme est donc un principe fondamental qu’on ne doit jamais oublier en lisant Les mots et les choses. Il a peut-être engagé un vocabulaire et un esprit « structuraliste », mais peu importe… Foucault s’en est défendu, je l’ai dit, tout en se réclamant de l’histoire comparée des mythologies de Georges Dumézil. En parlant de l’Histoire de la folie, il a pu ainsi expliquer  que, « Comme Dumézil le fait pour les mythes », il a « essayé de découvrir les formes structurées d’expérience dont le schéma puisse se retrouver, avec des modifications, à des niveaux divers » (entretien du 27 juillet 1961, Dits et écrits, t. 1, op. cit., p. 168). 

     

    Remarque 3

    Il faut éviter une confusion que pourrait induire la notion de discours (que j’espère avoir suffisamment clarifiée) : le discours, l’épistémè, etc., ne sont pas seulement des faits de langage, des codes, des signifiants : ce sont à la fois des faits de discours et des faits de pratiques. Discours-pratiques, telle est la connexité qui doit toujours vous guider dans la lecture de Foucault. Sans cela, on rabattrait la méthode sur une bien plus plate technique de commentaire historique (l’histoire des idées, encore elle !). Et on pourrait croire que les pratiques naissent par application des idées exposées par les auteurs dans leurs doctrines (une croyance qui sévit encore, hélas, chez les spécialistes d’histoire de la pédagogie). Discours et pratiques (liés), c’est le thème du premier chapitre du livre d’H. Dreyfus et P. Rabinow ; et récemment, G. le Blanc dans La pensée Foucault, commence aussi par là. Je souscris pleinement. Dans l’Histoire de la folie, en effet, Foucault traite comme un seul bloc l’histoire des discours et l’histoire des pratiques réservés aux fous ; c’est pourquoi son enquête s’est enfoncée dans une archive multiple qui comporte, certes, des textes savants et académiques, des traités ou des mémoires, mais aussi des traces administratives, des notes de police, des états de situation, des rapports, des décrets du pouvoir central, des règlements locaux, des dossiers sur des établissements, sur des cas, et en plus de cela des récits, des témoignages, des fictions, et ainsi de suite. Un discours, c’est un ensemble d’opérations, avec des savoirs, des activités, des situations, des gestes, etc., effectués ou attendus dans toutes sortes de lieux destinés ou non à cette fin. Là aussi, dans cette sorte de socialité et de matérialité du discours et du savoir, se joue la relégation de l’auteur. En liaison avec Surveiller et punir, Foucault s’est de même intéressé à un crime de parricide commis au XIXe siècle (Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…, Paris, Archives Gallimard-Julliard,1973) ; de même, il a publié avec Arlette Farge des lettres de cachet sous Louis XV, procédures qui permettaient à des pères de faire enfermer leurs fils pour régler certaines perturbations familiales (Le désordre des familles, lettres de cachet  des archives de la Bastille au XVIIIe siècle, Paris, Archives Gallimard-Julliard, 1982).

     

    Remarque 4

    Les remarques qui précèdent disent le fin mot de la critique de l’histoire des idées. J’y reviens une dernière fois. Retrouver les strates originaires de discours et décrire une configuration de discours (une épistémè), c’est cela qui s’oppose, plus encore qu’à l’histoire des sciences, à l’histoire des idées. Cette critique a donc été menée par Foucault dans plusieurs textes et surtout dans L’archéologie du savoir, où l’on trouve un bilan et une réfutation à peu près définitive[3]. Un texte de 1967, « Sur les façons d’écrire l’histoire » (Dits et Ecrits, t. 1, pp. 585-600), expose les mêmes arguments. Foucault montre que ce genre de récit, l’histoire des idées dans ses versions courantes - dont le fleuron est sans doute l’histoire littéraire, si familière aux lycéens et aux étudiants de jadis, reste enfermé dans une problématique de la tradition. Ce discours met au sommet de son entreprise la recherche des origines (quelles doctrines, quelles œuvres ou quels auteurs trouve-t-on en un premier moment auquel il faudrait toujours remonter ?) ; il collecte des thèmes qui dessinent les lignes de force des doctrines ou des  œuvres (quelles sont les questions, les notions voire les images, qui forment le substrat permanent de la pensée et qui détiennent l’ultime secret de leurs inventeurs?) ; il tente de mettre au jour des filiations pour enchaîner ces doctrines et ces œuvres dans une succession logique qui relie les plus anciens précurseurs à leurs plus récents successeurs – lesquels se seraient reconnus et désignés les uns les autres par leur commune identité. Ainsi présentée, l’histoire des idées révèle deux faiblesses majeures. D’une part les notions de filiation ou d’origine (tout comme celles d’évolution, d’esprit du temps, etc.), supposent une chronologie simple et linéaire qui regroupe des événements dispersés dans une continuité factice ; d’autre part elle ne saisit que des rapports d’influence entre les auteurs – influence qui s’exercent directement ou indirectement, de manière explicite ou latente. C’est donc une histoire qui pense l’originalité et non pas la nouveauté proprement dite, comme phénomène de discours.

     

    (à suivre)

     


     

    [1]Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, PUF, 1962 ; Georges Canguilhem, La formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, PUF, 1955. Deux ouvrages indispensables (parmi d’autres ouvrages importants des mêmes auteurs).

    [2]Aujourd’hui, en 2014, la publication des 13 volumes des cours au Collège de France est en en voie d’achèvement (11 volumes publiés). Ce sont d’excellentes transcriptions de l’oral, qui fournissent au total une somme très impressionnante, grâce à laquelle  on peut suivre tous les moments, tous les tours et les détours de la réflexion de Foucault, à travers l’histoire de la culture occidentale – il faudrait dire : à travers un immense océan de faits et de concepts.

    [3]Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 30 et suiv. Ce bilan méthodologique de l’histoire des idées est repris pp.  179-181 (par comparaison avec l’ « archéologie »).


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  • Séance 12

     

    (Suite du chapitre V)

     

     

    J’apprends qu’on célèbre, ces jours-ci précisément, le trentième anniversaire de la disparition de Foucault. Un documentaire sur son œuvre a été diffusé à la télévision ; le texte des entretiens effectués à cette occasion avec des historiens et des philosophes est publié par les PUF sous le titre Foucault contre lui-même (c’est un documentaire intéressant, mais assez moyen sur le fond, à mon avis)… On trouve en même temps sur Foucault pas mal de numéros de revues et de magasines, voire de pages dans les journaux (Télérama de cette semaine, Libération des samedi et dimanche 21 et 22 juin). Eh bien, je me rends compte en reprenant le fil de mon exposé que, sans l’avoir prémédité, je contribue à cette sorte de commémoration foucaldienne…

    Vous avez remarqué que je ne suis pas vraiment entré dans le contenu historique (empirique) des livres de Foucault. Je ne vous ai pas raconté l’histoire de la folie, la naissance de la clinique, la formation des sciences de l’homme – pour ne parler que de cette partie de l’œuvre. Je ne suis pas entré dans ces narrations et ces descriptions. Vous découvrirez ces choses vous-mêmes en lisant les livres, si vous ne l’avez déjà fait. Pour ma part, conformément à mon projet cette année, je cherche à saisir les choix méthodologiques fondamentaux de Foucault - et je gage que ce peut être une aide pour la lecture de ses livres. Je me demande par conséquent, comme de nombreux autres commentateurs, quel type d’objet historique construisent les catégories théoriques de Foucault. Ma première réponse a mis en lumière (du moins, je l’espère) la catégorie de discours, ou de pratique discursive, et ses propriétés. Mais cette réponse est encore partielle, et, comme je l’ai dit en commençant, il faut la compléter par une seconde. Il se trouve que cela fera un peu mieux entrevoir le contenu historique en question.

     

    2) Les « pratiques divisantes ».

    Puisque Foucault a travaillé en philosophe et en historien, donc, avant tout, sur une base factuelle (raison pour laquelle il faut manier la notion de « discours » avec précaution, pour ne jamais oublier qu’elle désigne, certes, un ensemble d’énoncés, mais aussi un ensemble d’opérations pratiques), reste une question : pourquoi a-t-il choisi ces sujets-là : les fous, les malades, les criminels, ou encore l’asile, l’hôpital, la prison ? Est-ce par goût de la marginalité, ce à quoi ferait penser son intérêt pour les « expériences-limites » évoquées dans la littérature (voir par exemple un article intitulé « Préface à la transgression », en hommage à Georges Bataille, in Dits et Ecrits, op. cit., t. I, pp. 233-250). La réponse se trouve dans un texte plus tardif, de 1982, « Le sujet et le pouvoir » (Dits et Ecrits, t. IV, op. cit., p. 222-243), texte un peu rétroactif mais sans trop de repentirs : lorsque Foucault réfléchit sur son propre travail, il se montre parfois critique, mais, le plus souvent, il s’efforce de trouver une continuité dans ses interrogations, quitte à reformuler les anciennes pour les faire converger avec les nouvelles. Dans ce texte en l’occurrence, Foucault explique que, depuis l’Histoire de la folie, il s’est pour l’essentiel intéressé aux « pratiques divisantes ». Quel sens accorder à cette expression ? Il s’agit, poursuit Foucault, des pratiques qui séparent certains sujets des autres - et qui, se faisant, divisent également ces sujets à l’intérieur d’eux-mêmes. On en a précisément l’exemple avec l’opposition du fou et de l’homme sain d’esprit, ou bien l’opposition du criminel et de l’honnête homme, ou encore l’opposition de l’individu « normal » et du « pervers », etc.

    Remarquons plusieurs déplacements par rapport à une histoire (et une philosophie) plus classique(s) : d’abord la référence à des pratiques et non d’abord à des institutions (nous avons déjà aperçu cette option) ; ensuite la référence à des pratiques de division ou de partage (et d’exclusion) entre les sujets. Enfin, troisième déplacement, le plus important peut-être du point de vue d’une histoire de la culture, la référence à la pensée produite par de tels partages dès lors qu’ils sont organisés et réfléchis d’une manière spéciale. Dans un autre texte, la transcription d’une table ronde du 20 mai 1978 (in Dits et Ecrits, t. IV, op. cit., p. 21), Foucault commente ces choix en argüant que, dans l’Histoire de la folie, il ne s’est pas demandé ce qu’est la folie par différence avec ce que serait la « non-folie », mais qu’il a cherché à rendre intelligible la façon dont s’opère le partage entre les deux. C’est dans le même esprit que, par la suite, dans Surveiller et punir, il s’interrogera sur les conditions qui, à un moment donné, rendent acceptables, comme il le dit lui-même, les pratiques d’enfermement des délinquants.

    Vous avez compris qu’il faut absolument associer ces trois déplacements au projet archéologique : ils donnent toute sa portée à l’analyse des discours et des pratiques discursives. J’ai indiqué plus haut, en ressaisissant ces notions de « discours » et de « pratique discursive », que l’entreprise archéologique s’étaye sur une archive étendue et diverse, qui excède le cadre des doctrines et des théories élaborées par les acteurs du domaine de savoir auquel on s’intéresse (ce sont, dans l’Histoire de la folie, les « spécialistes », les aliénistes et les psychiatres). Maintenant j’ajoute que si cette archive recèle de la pensée, en quelque sorte, c’est parce qu’elle témoigne des partages normatifs, ces divisions, séparations ou exclusions qui fixent le programme des institutions et des pratiques relatives aux malades mentaux. Le partage normatif est une opération sociale, mais aussi culturelle, donc cognitive. Quel est, en référence à cette idée du partage normatif, l’objet historique et empirique central de l’Histoire de la folie ? Vous pouvez le déduire facilement. Ce n’est pas l’institution asilaire, ce ne sont pas les théories psychiatriques, on l’a vu, et ce n’est pas davantage, nous le savons aussi, la folie dans ce qu’on aurait supposé être son caractère naturel de maladie : c’est bien plutôt l’enfermement. CQFD.

     

    Remarque.  

    Ces déplacements essentiels sont négligés par la plupart des critiques hostiles à Foucault, qui se situent toujours, plus ou moins, sur le plan duquel Foucault a voulu se dégager. C’est le cas de Marcel Gauchet et Gladys Swain, dans La pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la révolution démocratique (Paris, Gallimard, 1980) – titre significatif du retour à une approche classique d’histoire des institutions et des idées qu’on peut qualifier de « pré-foucaldienne ». Cela dit, on peut lire avec profit ce livre qui est d’une très grande richesse historique. Je trouve moins subtils d’autres propos du même M. Gauchet, par exemple celui qui, lors d’une discussion avec Roger Chartier sur l’évolution de l’histoire scientifique, qualifie de « remèdes miracles » les concepts d’« épistémè » et de « formation discursive » (Le Débat, n° 103, 1999, p. 134).

     

    Enfermement des fous : de quoi s’agit-il ? En deux mots, c’est le « grand renfermement » qui a lieu, brutalement, au XVIIe siècle, l’année 1656 exactement, à Paris, avec la création des hôpitaux généraux, et qui s’accompagne d’un vaste ensemble de mesures administratives. Foucault décrit cet événement par une comparaison avec les usages et les conceptions anciennes, notamment celle de ce bateau, la « Nef des fous », sur lequel, à l’époque de la Renaissance, on envoyait les insensés dans une étrange navigation sur les fleuves européens. Pour saisir l’importance des pratiques d’enfermement, il faut également savoir qu’elles ne visent pas seulement des fous, mais toutes sortes de gens : chômeurs, mendiants, prostituées, etc. Le fait que cette pratique « divisante » soit également productrice de savoir (on n’y insistera jamais assez) se vérifie au fait que la folie, comme objet, n’est pas sans rapport avec la pensée rationaliste, en particulier son expression dans la philosophie de Descartes, qui est passée à la postérité comme célébration de la raison ! Cette thèse a fait couler beaucoup d’encre. L’intuition primitive de Foucault réside peut-être, on peut l’imaginer, dans le constat qu’une pratique ou un ensemble de pratiques et de savoirs relatifs aux fous accompagnent la naissance de la philosophie rationaliste.

    Pour résumer : j’avais déjà expliqué dans la séance précédente que la folie dont s’occupe Foucault n’est pas une « réalité » substantielle, une « maladie » (de même que dans Surveiller et punir la délinquance ou de la criminalité ne seront pas objectivées par la catégorie naïve de la déviance). Ce qui intéresse Foucault, ce n’est pas la folie en soi, la délinquance en soi, la sexualité en soi. Nous pouvons maintenant comprendre complètement ce point de vue. S’il ne faut pas aborder la folie comme une maladie ayant un substrat médical et naturel, mais comme un discours, c’est-à-dire un ensemble d’énoncés, c’est que cet objet de savoir a lui-même pour origine la séparation des fous et des gens sensés, donc le partage normatif de la folie et de la raison.

    Il faut admettre par conséquent que le partage de la folie et de la raison, comme d’autres partages de ce genre, est une expérience collective, et que cette expérience a deux séries d’effets remarquables. D’une part, elle engendre quelque chose comme une ou des doctrine(s) savante(s) - une psychiatrie en l’occurrence (qui comporte une étiologie, une thérapeutique, etc.). Autre manière de le dire : le jeu des normes qui partagent et divisent induisent une expérience collective qui, comme telle, constitue un discours et des savoirs rationnels. (Si mes explications sont trop brèves, on peut consulter sur ces questions un petit livre de Jean-Claude Monod, Foucault. La police des conduites, Editions Michalon, Paris, 1997, et un bon chapitre intitulé « L’enfermement de la folie », pp. 21 et suiv.). D’autre part, c’est par ce genre d’expérience que s’édifie non pas seulement une institution qui serait l’asile (de même pour l’hôpital, ou la prison ou… l’école), mais un ordre, l’ordre asilaire. Et c’est par son inscription dans un tel ordre que la folie est naturalisée. C’est l’ordre asilaire qui naturalise la folie et fait croire que la folie est une maladie pensable, donc isolable parmi d’autres conduites sociales, et invariante au cours du temps. On pourrait dire que l’ordre asilaire promeut la folie comme réalité et catégorie de pensée - d’où la critique prononcée par l’antipsychiatrie des années 1950 et 1960 (on se souvient de Basaglia en Italie et de la psychothérapie institutionnelle en France), critique avec laquelle le travail de Foucault est en phase, même si Foucault ne la connaît pas au moment où il écrit son livre. Foucault reprend ces réflexions dans son cours du Collège de France de 1973-1974 sur Le pouvoir psychiatrique (2003, Paris, Gallimard Le Seuil). La leçon du 7 novembre 1973 décrit ainsi l’établissement de l’ordre asilaire comme « régulation perpétuelle, permanente, des temps, des activités, des gestes » (p. 4), et montre à quel point le savoir médical dépend, c’est-à-dire ne serait pas possible sans l’efficacité de cet ordre, ne serait-ce que parce qu’il permet l’observation des « malades », et que, plus encore : il construit « le rapport du regard médical à son objet ».

     

    Remarque.

    Pourquoi existe-t-il de tels partages normatifs dans nos sociétés ? A cette question, il n’y a qu’une réponse très générale : il faut juste constater que ces partages sont des composantes de la culture et de la civilisation. Foucault prend en compte le fait que ces partages peuvent être excluants (pas toujours d’ailleurs : ils peuvent aussi déclencher des exigences d’intégration, ce qui est le cas aujourd’hui avec les malades mentaux, comme avec les handicapés, etc.), mais ceci ne doit pas faire oublier que ces pratiques informent l’identité même des sociétés et des individus, et qu’en elles - ces pratiques-  les sociétés et les individus se nomment, se définissent, s’identifient. Est-ce que cela ne fait pas penser à la notion d’idéal – à condition d’y associer une notion de partage et de séparation, ce qui est assez facile à faire puisqu’un idéal instaure toujours une différence et même une opposition tranchée entre ce qu’on doit désirer et ce qu’on doit détester, entre ce à quoi on doit s’obliger et ce qu’on doit au contraire s’interdire.

     

    II) La perspective dite « généalogique ».

     

    Pour saisir les principales options de méthode de l’œuvre foucaldienne, j’ai commencé par situer cette œuvre sur le terrain de ce qui serait une histoire et une philosophie de la culture - j’y suis autorisé par les questions initiales de Foucault, et le lexique de base dans lesquelles ces questions sont formulées, avec les termes de « discours », d’ « énoncé », d’ « épistémè », de « savoirs », etc. J’ai ensuite dégagé les caractères de l’approche archéologique qui, en s’étayant sur une archive appropriée, prend pour objet des discours et des énoncés (premier axe de questionnement), mais des discours et des énoncés engendrés par des pratiques normatives et les partages que ces pratiques inscrivent au cœur des sociétés (second axe de questionnement).

    Pour faire maintenant un pas de plus, je dirai que, sur ce second axe, deux concepts théoriques et méthodologiques fondamentaux sont mobilisés ; l’un est déjà apparu, l’autre non - puisque j’ai pris soin de ne pas le mentionner. Le premier, déjà évoqué par moi, c’est le concept de norme, de normativité, de pratique normative. Je n’ai pas besoin d’y revenir : il est clairement présent dans ce qui précède. L’autre concept, c’est – sans surprise j’imagine - celui du pouvoir. Car en effet, instaurer de tels partages, décréter de telles normes, les confier à des instances qualifiées pour les formuler, les diffuser et les rendre utiles, efficaces, cela est, en effet, du ressort d’un pouvoir, c’est la prérogative d’un certain type de pouvoir ; comme le pouvoir psychiatrique (titre du cours de 1973-1974 que je viens de citer), ou le pouvoir pénitentiaire, ou le pouvoir éducatif (terme qu’on ne trouve pas chez Foucault, mais.. il y aurait sa place), etc.

    Je vous fais donc observer ceci : la question du pouvoir n’est pas absente des études archéologiques – c’est une évidence s’agissant de l’Histoire de la folie ou de Naissance de la clinique – mais elle est minorée voire recouverte par la question des discours, « pratiques discursives » et « formations discursives ». Mais c’est l’inverse dans la seconde série d’études, Surveiller et punir. Naissance de la prison (1975), Histoire de la sexualité : 1) La volonté de savoir (1976), 2) L’usage des plaisirs (1984), 3)  Le souci de soi (1984). Pour aborder cette seconde partie de l’œuvre de Foucault, il faut donc d’abord réfléchir à cette sorte de rééquilibrage qui n’interrompt certes pas le regard sur les discours et la formation des savoirs, mais qui, cette fois, suscite une attention beaucoup plus grande aux phénomènes de pouvoir. (Je laisse de côté l’évolution qui s’accomplit ensuite entre le questionnement sur la prison, et le questionnement sur la sexualité : ce n’est pas le même type de pouvoir, et pas la même productivité du pouvoir).

    Reste, bien sûr, à comprendre, et c’est le point central, comment Foucault thématise les rapports du pouvoir et du discours, c’est-à-dire du pouvoir et du savoir, ce qui a donné lieu à une expression parmi les plus typiques : le « pouvoir-savoir ». En tout cas, je suggère que, pour lire Foucault, il ne faut jamais croire qu’il a abandonné la question primitive d’histoire des savoirs (ou de formation des discours savants) pour passer à une question qui serait une histoire du pouvoir – toujours, bien sûr, dans les contextes des pratiques normatives ou « divisantes ». Foucault n’est pas un philosophe politique, ou bien il l’est en un tout autre sens. La différence entre les deux époques tient à ce que, dans la seconde époque, au lieu de mettre les savoirs en regard d’une réalité sous-jacente mais homogène, la réalité des structures de discours inconscientes (d’où la notion d’épistémè), il les attache à quelque chose d’hétérogène, des rapports de pouvoir, ceux-là mêmes qui s’exercent comme des pratiques normatives. C’est ainsi que, dans Surveiller et punir, on trouve décrites toutes sortes de connaissances précisément produites en fonction de relations d’emprise,  des disciplines, des châtiments, des contrôles, des dressages etc. Il peut s’agir de l’examen scolaire, qui « est à l’école un véritable et constant échangeur de savoirs » (…), qui « prélève  sur l’élève un savoir destiné et réservé au maître » (p. 189). Plus scientifiquement, et plus généralement, cette thèse vise la remarquable coexistence, très peu fortuite, qui met en présence le développement des techniques de contrôle d’individus déviants, enfants délinquants comme adultes asociaux, et l’apparition de domaines de science comme la psychologie, notamment dans sa version psycho-physiologique (la mesure des seuils de sensation par Weber – voir p. 302-303). Dans le cours récemment publié de 1972-1973 sur La société punitive, l’un des textes qui annoncent et préparent Surveiller et punir explique ainsi : « Dans ce programme de la connaissance qu’on doit prendre du prisonnier, du criminel comme objet de savoir, on voit pointer un certain nombre d’éléments dont l’importance historique sera grande : la nécessité d’un casier, d’un dossier judiciaires, celle d’une biographie, celle d’une observation des caractères de l’homme (…). Cette institution ouvre donc tout un champ de savoirs possibles. Or, c’est à cette même époque qu’apparaît la structure hospitalière, qui donne lieu à l’espace institutionnel où l’homme comme corps va être connu. Ainsi, c’est dans le même moment que naissent à la fois les fondements de ce qui va devenir la science anatomophysiologique de l’homme et de quelque chose comme la psychopathologie, la criminologie et la sociologie : ce que l’hôpital est pour le corps, la prison l’est pour l’âme ». Lisez et relisez ce texte très clair, qui unifie plusieurs époques du travail de Foucault, tant il nous rappelle que Foucault n’a pas sorti de sa réflexion la question de la formation des savoirs de l’homme, mais qu’il la transforme à ce moment pour saisir la sorte d’efficacité épistémique du pouvoir (sans oublier que Foucault est issu d’une famille de médecins…).

    Je voulais en arriver à cela : la causalité, envisagée maintenant de manière frontale, qui relie des savoirs possibles à des pouvoirs effectifs - instances non discursives – est visée, en propre, par l’approche généalogique. Voilà comment il faut suivre le passage du point de vue archéologique au point de vue généalogique. Il y a alors un contresens à éviter absolument (je le dis parce qu’il menace les étudiants qui découvrent ces choses) : l’idée de généalogie, dont on sait qu’elle est empruntée à Nietzsche (voir l’article de 1971 « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Dits et Ecrits, t. II, op. cit., p. 136-156), ne désigne jamais une recherche d’origine (ou d’origines)… Dans une enquête généalogique à la manière de Foucault, via Nietzsche, on ne cherche pas à remonter jusqu’à une cause première, une provenance fondamentale. On ne se demande pas quand, où et comment, quelqu’un, un grand ancêtre, un auteur non moins grand, etc., aurait été le premier à penser et à dire ceci et cela, que tout le monde à sa suite aurait résolu de répéter et de commenter (attitude qui anime… devinez quoi ? La vieille histoire des idées -  encore elle). Non, on se tourne plutôt vers une émergence, et les conditions complexes d’une émergence. Et en l’espèce, comme l’indique le texte que je viens de citer longuement, l’émergence de tels ou tels savoirs, de tels ou tels domaines de science se produit sur un sol ou un socle qui est d’une autre nature que ceux des discours. Ce qui explique l’émergence, la formation et le développement des savoirs de l’homme, ce qui fait donc de l’homme un objet de savoirs, c’est un socle non discursif, un jeu de rapports de force, d’emprise, de pouvoir exercé par des individus et des groupes sur des individus et des groupes. On pourrait trouver à la conception foucaldienne du pouvoir des antécédents ou des correspondants dans certaines théories des sciences sociales de son époque (je n’ai pas défini cette conception, mais dont il faut juste se souvenir qu’elle n’est pas du ressort d’une philosophie politique classique et d’une conception de l’Etat : elle est tout aussi bien para-étatique et infra-étatique[1], comme il est entendu dans l’expression de « micro-pouvoir »); en revanche est absolument originale l’idée que le savoir a partie liée avec des configurations de pouvoir, configurations que l’approche généalogique a justement pour fonction d’analyser.

    L’ordre du discours (Paris, Gallimard, 1971), version écrite de la leçon inaugurale du Collège de France (prononcée le 2 décembre 1970), est un texte charnière qui annonce cette inflexion, ce passage du primat de l’archéologie au primat de la généalogie. Car si, dans ce texte-programme, Foucault interroge une fois de plus les phénomènes de discours, il envisage désormais les discours comme une activité sociale soumise non pas seulement à des règles internes mais à des conditions externes, à savoir des modes de contrôle et de limitation (p. 10 et 11).

    H. Dreyfus et P. Rabinow, dans l’ouvrage que j’ai déjà cité, M. Foucault, un parcours philosophique, envisageant la tournure « généalogique » de la méthode, affirment qu’après l’Histoire de la folie, Foucault se détourne des institutions et  se place à un autre niveau d’analyse : « en dessous du seuil de l’institution, dans son soubassement » disent-ils. L’expression est imagée, mais pas absolument judicieuse, puisque, d’après moi, l’institution ne fait pas, en tant que telle, l’objet de l’approche archéologique. S’il me faut recourir à des commentateurs, je préfère l’article d’un certain Arnold I. Davidson, « Archéologie, généalogie, éthique », publié dans un ouvrage collectif traduit de l’anglais (Foucault, lectures critiques, dir. David Couzens Hoy, Bruxelles, De Boeck, 1989). Cet auteur adopte à mon avis une position plus correcte, qui consiste à dire que la généalogie ne se substitue pas à l’archéologie mais en élargit l’analyse. La différence entre les deux, sur l’exemple de la sexualité, peut alors s’éclairer de la façon suivante. L’approche archéologique décrirait l’apparition de l’objet et du concept de « sexualité » au XIXe siècle en lieu et place de la notion de « sexe », et elle mettrait en évidence une mutation de la pratique discursive et des règles de formation des énoncés liés aux sciences de la nature, à la médecine, à la morale, à des savoirs comme l’hygiène ou autres, qui font surgir dans le champ des pathologies, des « maladies », des perversions, etc. Par contre, l’approche généalogique, soucieuse des réalités pratiques en de ça des discours, chercherait, en plus, quelles stratégies de pouvoir, quels rapports de force fixent des normes du développement de l’activité sexuelle, les diffusent dans la famille, dans les couples, dans les rapports des hommes et des femmes, etc. Pour expliquer en ce sens l’idée dérivée de sexualité infantile, la généalogie interrogerait donc les nouvelles techniques de surveillance, les dispositifs de contrôle et d’examen, toutes choses dont s’emparent les médecins lorsqu’ils conseillent des patients, les maîtres lorsqu’ils observent leurs élèves, les parents lorsqu’ils répriment ou acceptent certaines conduites de leurs enfants. Pour comprendre ces phénomènes, il faut donc bien de descendre, si je puis dire, dans les rapports de pouvoir au sein desquels sont engagées certaines formes de visibilité et d’objectivation.

    Dans le cours de 1973-74 déjà cité, Le pouvoir psychiatrique,  il y a, pp. 14-19, un texte où Foucault fait son bilan critique, 15 ans après l’Histoire de la folie. Là, il se reproche de s’être « malgré tout » trop attaché à décrire des représentations de la folie (images, notions, etc.) aux XVII et XVIIIe siècles, donc d’avoir accordé un primat au discours sur les pratiques. Il regrette que ce « noyau de représentations » ait été son point de départ « comme lieu où prennent origine les pratiques qui avaient pu être mises en place à propos de la folie au XVIIe et au XVIIIe siècle » (p. 14, je souligne). Approche typique d’une histoire des mentalités ajoute Foucault. Or poursuit-il, maintenant (en novembre 1973), je veux aller plus loin, et examiner, avant même ce noyau de représentations, quelque chose qui le fonde et que celui-ci actualise : des rapports de pouvoir, précisément ; ensuite de quoi il pose cette thèse : « Le dispositif de pouvoir comme instance productrice de la pratique discursive » (p. 14, idem). Tout ça est assez clair pour nous.

    Pour ma part, j’ai plutôt considéré (cf. la séance précédente) que Foucault avait d’emblée pris ses distances avec ce genre d’approche et avec le concept même de représentation… donc je trouve cette autocritique un peu trop sévère. Je m’abrite d’ailleurs sous l’autorité de Deleuze, qui, dans son Foucault (Paris, éditions de Minuit, 1986, p. 69), explique que, dès l’Histoire de la folie, on était invité à comprendre que l’hôpital général, où l’on enferme toutes sortes d’individus, n’a pas sa source dans la médecine, mais dans la police ; de même que, dans Surveiller et punir, la prison ne dérive pas du droit pénal, car elle s’inscrit dans un horizon « disciplinaire » et non juridique.

     

    Remarque

    Je suis trop vite passé sur l’analytique foucaldienne du pouvoir dans Surveiller et punir. Ce sont des choses très connues, mais qu’il ne faut pas confondre avec la vulgate anti-autoritaire qui s’en est réclamée en dénonçant tout en bloc les grandes institutions sociales (prison, caserne, hôpital et…école), auxquelles on n’attribuait d’autre finalité que de répression et d’interdiction.

    J’ai déjà résumé les définitions de Foucault dans un article sur la notion de « Discipline », publié dans Le Télémaque, n° 5, de janvier 1996. Je n’ai rien de neuf à dire  sur ce sujet. Je rappelle donc sans m’y attarder que le pouvoir est déconnecté par Foucault de la souveraineté de l’Etat, pour être ressaisi, dans toute l’épaisseur de la vie sociale, comme discipline, ce qu’il ensuite décrit à deux niveaux distincts (j’ai souligné cette distinction qui n’est pas toujours évidente dans Surveiller et punir). Le premier niveau est celui de la technologie qui s’exerce sur les corps positivement, donc pas seulement en réprimant ou en interdisant mais en prescrivant aux individus des conduites productives (effectuer certains exercices, accomplir certains rituels, adopter certaines postures…). Le second niveau  est celui des dispositifs (plus haut, j’ai parlé de l’examen scolaire) qui s’exercent sur les « âmes » et traitent des dispositions personnelles (des qualités et des défauts, des vices et des vertus, des aptitudes mentales, etc.). Les premières assujettissent les individus à des collectifs - groupes ou masses ; les secondes gèrent les collectifs en spécifiant les individus qui les composent. Je cite Foucault (cf. mon article) : la discipline comme technologie (militaire ou autre), est un « art du corps humain », une « anatomie politique » ; la discipline comme dispositif (de contrôle et de surveillance) est une forme d’objectivation, une fonction de visibilité. Ainsi est pensée, à nouveau, ce que nous cherchons à saisir, l’unité d’une forme de pouvoir et d’un mode de savoir. Vous verrez  par vous-mêmes l’exemple fameux du Panopticon de Bentham (philosophe et réformateur écossais du XVIIIe siècle).

    Remarquez en outre deux choses, pour affronter peut-être la complexité, mais surtout la richesse des hypothèses de Foucault.

    Remarquez d’abord que le pouvoir instauré ou plutôt exercé par les disciplines est une réalité normative. Du côté des technologies, ce sont des normes qui organisent la conduite et l’activité des individus : c’est ce qui arrive quand on effectue un exercice, qu’il soit militaire, scolaire ou autre. Du côté des dispositifs, ce sont encore des normes qui révèlent les particularités de ces mêmes individus : c’est ce qui arrive quand on subit une épreuve, par exemple militaire ou sportive, ou quand on passe un examen, médical, psychologique, scolaire, etc. Je signale un ouvrage qui propose de Foucault une lecture centrée sur sa conception des normes. C’est Stéphane Legrand, Foucault et les normes, Paris, PUF, 2007 (un peu difficile pour les non philosophes toutefois)

    Remarquez ensuite que cette réalité normative du pouvoir, dont je viens de dire qu’elle remplit une fonction d’individualisation (le pouvoir individualise les individus - peut-être même l’individualité moderne n’est-elle que le produit des disciplines et des normes), assure en même temps, comme l’indique ma définition des technologies et des dispositifs, le contrôle des groupes voire des masses humaines. Mesurez bien ce qui pourrait paraître paradoxal : par les individus on rejoint les groupes, et par les groupes on appréhende les individus : pas d’opposition.

    De là se déduit l’autre concept du pouvoir, posé dans La volonté de savoir, le livre qui fait suite à Surveiller et punir. C’est le concept de « biopouvoir » (encore une hypothèse qui a suscité et suscite de très nombreux travaux ; j’en veux pour preuve le numéro d’octobre-décembre 2013 de la Revue d’histoire moderne et contemporaine, sur « Gouvernementalité et biopolitique : les historiens et Michel Foucault »). Outre La volonté de savoir, ce thème est exposé dans le cours au Collège de France de 1976, publié sous le titre « Il faut défendre la société » (Paris, Gallimard Le Seuil, 1997, p. 230 et suiv.). D’après Foucault, depuis le milieu XVIIIe siècle, un nouveau type de pouvoir s’est formé, qui a deux caractéristiques. Premièrement il s’exerce sur des populations, des masses (c’est ce que j’ai mis sur le compte des dispositifs), par différence avec les disciplines qui gèrent des individus (c’est ce que j’ai mis sur le plan des technologies) pour contrôler les illégalismes, surveiller les déviants, etc. Secondement, ce nouveau type de pouvoir est un pouvoir de régulation, de « régularisation » (p. 230), qui vise « l’homme vivant », et non pas seulement « l’homme corps » des technologies disciplinaires. S’ensuit une « étatisation du biologique » (p. 213), qui prend pour cible la santé et la morbidité, qui s’occupe  de la démographie, de la naissance et de la mort, de la fécondité, de la maladie, de l’hygiène, et qui intervient sur les milieux d’existence pour maîtriser ces phénomènes dans le temps de leur développement, ce qui suppose en outre des prévisions, donc des statistiques – d’où l’essor des techniques de l’assurance. Le biopouvoir est donc une capacité de faire vivre - et faire vivre de telle ou telle façon -, par opposition à la volonté souveraine ancienne, celle du roi, le monarque de droit divin, qui avait pour attribut le droit de vie et de mort sur ses sujets. Ce droit-là, c’était en fait un « un droit de glaive », c’est-à-dire un droit de faire mourir ou laisser vivre, tandis que le biopouvoir, exercé désormais par les Etats modernes, autre forme de souveraineté, est un droit de  « ‘faire’ vivre et de ‘laisser’ mourir ».

    A noter que, de là, Foucault tire une conséquence étonnante, pour ne pas dire stupéfiante, que je vous livre sans la commenter : avec ce biopouvoir les Etats modernes secrètent un nouveau droit de tuer, ce que le nazisme va relever de façon « paroxystique ». Voilà ce que dit le texte : « le racisme s’est inscrit comme mécanisme fondamental du pouvoir, tel qu’il s’exerce dans les Etats modernes, et qui fait qu’il n’y a guère de fonctionnement moderne de l’Etat qui, à un certain moment, à une certaine limite, et dans certaines conditions, ne passe par le racisme » (p. 227)… C’est une autre question – cruelle en ce qu’elle postule une continuité des Etats modernes et de l’Etat nazi ; mais elle a aussi, concernant le nazisme, la particularité intéressante (au moins pour moi) de passer outre à l’une des notions phares de la philosophie politique depuis Hannah Arendt : la notion de totalitarisme.  Quoi qu’il en soit, il faut porter au crédit de Foucault le simple fait d’avoir interprété le nazisme et sa composante meurtrière : car il est le seul de cette génération de penseurs des années 1960-70 à l’avoir fait. Il n’y a  presque rien de ce genre chez les marxistes, qui pourtant n’ont pas cessé de dénoncer les méfaits de l’Etat et de ses « appareils ».

     

    (suite et fin une autre fois… pendant l’été ou à la rentrée. Car il faut achever cette revue de questions par un autre concept de méthode très remarqué en son temps et devenu courant aujourd’hui, celui de « problématisation ». Ce concept n’a pas le même niveau de généralité que ceux d’archéologie et de généalogie, mais il a eu, lui aussi, une grande capacité de description et d’explication).

     


     

    [1]Je cite ici un entretien du 12 mars 1977, Dits et Ecrits, t. III, op.cit., p. 264.


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  • Séance 13

     

    (Suite du chapitre V)

     

     

    Foucault : méthode(s), suite. Je rappelle que, pour ressaisir les principales orientations et catégories méthodologiques de l’œuvre de Foucault, je lis celle-ci comme un travail d’histoire de la culture, en l’occurrence plus volontiers dédié aux savoirs de l’homme, à leur formation et à leurs fonctions dans les sociétés occidentales. Dans l’optique qui est la mienne,  je rappelle aussi que j’entre très peu dans le contenu concret des livres. Je n’examine pas vraiment l’histoire des fous, celle des malades, de la prison ou de la sexualité telles que Foucault les a restituées. Et du coup, je ne prends pas non plus la peine d’évoquer le dialogue noué avec Foucault par les historiens, surtout les spécialistes de tel ou tel domaine ou de telle ou telle époque  – qui ont parfois adressé de vives critiques sur les faits retenus et les interprétations avancées par Foucault.

     

     

    III Les dernières élaborations méthodologiques

     

    S’il y a bien, comme il est évident, deux grandes parties dans l’œuvre de Foucault, la partie archéologique et la partie généalogique, cette dernière comporte elle-même deux moments. Le premier, c’est Surveiller et punir, et le deuxième c’est l’Histoire de la sexualité. Chaque moment  a une visée propre, et la seconde, celle qui nous intéresse maintenant est définie avec précision dans l’introduction à L’usage des plaisirs. Cette introduction, dont on a plusieurs versions (il y en a deux autres, très proches, les textes n° 338 et 340 dans les Dits et Ecrits, t. IV, p. 539 et suiv. et p. 578 et suiv.) comporte une réflexion de méthode très importante - donnée comme telle par Foucault, je le précise - une de plus pourrais-je dire, qui est en outre accompagnée par plusieurs autres textes du même type, qu’on trouvera également dans le dernier tome des Dits et Ecrits. Je pense notamment à la notice que Foucault a rédigée sur lui-même et qu’il a publiée sous un pseudonyme (Dits et Ecrits, t. IV, p. 631-636 ; d’abord dans le Dictionnaire des philosophes, dir. Denis Huisman, Paris, PUF, 1984, t. 1) ; je pense aussi aux deux textes dont l’un est primitivement insérés dans le volume d’H. Dreyfus et P. Rabinow (Michel Foucault. Un parcours philosophique, op. cit., « Deux essais sur le sujet et le pouvoir », pp. 297-321),  c’est « Le sujet et le pouvoir » (Dits et Ecrits, t. IV, op. cit., p. 222-243), et l’autre est « Polémique, politique et problématisations » (idem, p. 591-598). Il y a d’autres passages intéressants à ce niveau, dans le même volume, qui est donc caractéristique de cette dernière période de Foucault, dans les années 1980. J’oubliais de signaler que Foucault nous fait part directement de cette préoccupation de méthode, constante chez lui, dans un entretien de 1980 (Dits et Ecrits, t. IV, p. 42).

     

    1) Le concept de subjectivation

    Quelle est donc la différence d’approche, de méthode et d’objet dans ces deux phases de  l’entreprise généalogique ? Qu’est-ce qui préoccupe Foucault sur le fond lorsqu’il aborde l’histoire de la sexualité ? Dans un entretien de mai 1984, donc très peu de temps avant sa mort, Foucault dit très simplement qu’il voulait décrire « l’ensemble des processus par lesquels le sujet existe avec ses différents problèmes et obstacles »  (in Dits et Ecrits, op. cit., t. IV, p. 705). Alors, en quoi l’histoire de la sexualité apporte-t-elle une contribution à ce projet ? C’est de cette simple question qu’il nous faut partir. La réponse est : parce que l’histoire de la sexualité ce n’est pas l’histoire d’une activité naturelle des individus - plus ou moins entravée ou plus ou moins libérée selon les époques et les sociétés. C’est bien plutôt l’histoire des processus par lesquels les individus sont portés à s’occuper d’eux-mêmes, à se soucier d’eux-mêmes, à se connaître et  à s’identifier à travers des codes de conduite, des normes de pratiques et des valeurs morales en vigueur dans leur milieu et à leur époque. Dans des contextes sociaux et non naturels, le sujet ou, si l’on veut, l’individualité consciente, ce n’est donc pas une instance fondatrice de l’activité sexuelle dans ce qu’elle pourrait avoir de mesuré ou au contraire d’excessif, d’agréable ou de pénible, de culpabilisante ou d’épanouissante…, c’est bien plutôt le résultat d’un processus de subjectivation (terme présent à la fois dans la psychanalyse de Lacan et dans la philosophie de Deleuze et Guattari, et que Foucault ajoute à son vocabulaire), c’est-à-dire de constitution d’une subjectivité . Voilà ce que dit Foucault dans cet entretien de mai 1984 : « J’appellerai subjectivation le processus par lequel on obtient la constitution d’un sujet, plus exactement d’une subjectivité » (Dits et Ecrits, op. cit., t. IV, p. 706). Dans l’introduction à L’usage des plaisirs (p. 33), un passage précise qu’un sujet en ce sens, ce n’est pas un simple agent, car, face à des prescriptions, des interdits ou des conseils (par exemple en matière de fidélité conjugale, ou de chasteté, ou encore de pureté des mœurs), il n’est jamais passif, il ne se contente pas de recevoir et d’appliquer un code : il peut toujours s’orienter de telle ou telle manière, choisir une conduite austère et se consacrer à la seule procréation ou bien au contraire s’adonner au plaisir en repoussant ou modifiant les limites admises.

    En conséquence, le sujet « subjectivé », ce n’est certes pas celui qu’imaginent les philosophes. La critique foucaldienne, inspirée par Nietzsche, est inchangée sur ce plan, bien sûr. Ce sujet, ce n’est pas la conscience souveraine qui progressivement s’éveille à soi et aux autres, à la nature, à la société et entre ainsi en possession de ses pouvoirs. Ce n’est pas un substrat naturel qui impose sa loi au monde. C’est au contraire un support social affecté par le monde. Le « sujet » de la sexualité, ce n’est pas l’individu qui éprouve des émotions, des sensations et des désirs, les mêmes que ceux de tous les membres de son espèce depuis que le monde est monde, et qui, sur cette base, entre en relation avec d’autres individus avec lesquels il pourra partager ces désirs, et s’adonner à des activités aptes à les satisfaire. Ce sujet, c’est bien plutôt un individu inscrit dans des systèmes de règles, confronté à des contraintes, stimulé par des enjeux collectifs ou individuels, et qui acquiert ainsi une identité qui ne lui était pas donnée par nature ou communiquée par la grâce d’on ne sait qu’elle instance supra naturelle. C’est donc l’individu que sollicitent des schémas de conduite et de pensée et qui, de ce fait, peut se reconnaître lui-même comme porteur, je dirai même comme usager d’un ensemble de savoirs et d’un ensemble de pratiques qui dessinent peut-être une perspective de bonheur, mais peut-être aussi annoncent des dangers et procurent des inquiétudes. Le sujet, c’est une intériorité constituée dans des pratiques, et qui intègre (donc assimile mais aussi modifie, réinvestit, etc.) les significations, les normes, les valeurs que la société et l’époque ont pu donner à la sexualité. J’emploie à dessein un vocabulaire sociologique (il est d’ailleurs présent dans les textes que je lis), pour, une fois encore, suggérer la proximité de Foucault avec les sciences sociales[1].

     

    Dans la suite de ce texte, que je ne vais pas commenter longuement, Foucault développe en quatre points la définition du sujet tel que le constituent, par différence avec l’agent, les pratiques de soi. Foucault mentionne :

    a) le fait que ce sujet identifie la part de lui-même qui peut et doit être visée par son attention et offerte à son contrôle (des sentiments à cultiver ? des désirs à modérer ? une volonté à affirmer ?  - voir Dits et Ecrits, t. IV, p. 394). C’est ce que Foucault appelle la « détermination de la substance éthique » (L’usage des plaisirs, p. 33).

    b) le fait que le sujet choisisse un mode d’assujettissement aux règles (est-ce qu’il s’oblige ?, si oui, pour quelle raison ? par loyauté envers un groupe ? par respect d’une tradition ? par choix d’un mode de vie personnelle ?)

    c)  le fait  que le sujet entreprenne un « travail éthique », c’est-à-dire un travail sur lui-même qui va au-delà du simple respect des règles (il peut se donner un temps d’apprentissage, se consacrer à des activités spéciales, s’infliger des épreuves, observer toutes sortes de manifestations de son individualité).

    d) le fait que le sujet aspire à conquérir un certain mode d’être, qu’il aspire à s’accomplir non pas seulement par la conformité de sa conduite à un code, mais par la possession d’une qualité morale essentielle (maîtrise complète de soi, détachement à l’égard du monde, insensibilité aux passions, etc. – cf. L’usage des plaisirs, p. 35).

     

    Dans la notice du Dictionnaire des philosophes (in Dits et Ecrits, t. IV, p. 631-636), Foucault tire des définitions précédentes trois principes de méthode. Ceci montre, une fois de plus, la permanence de son souci de clarification méthodologique, et, peut-être aussi, une difficulté de mise au point …

    Premier principe. L’idée de subjectivation révèle l’historicité des catégories du discours (le discours commun mais aussi certains discours savants). A commencer par la catégorie de sexualité, qu’on ne saurait prendre pour un invariant, pour une notion ayant toujours le même sens à travers l’histoire, atemporelle donc. Plus généralement, il faut renoncer à croire qu’il existe des universaux anthropologiques, maintenus identiques d’une époque à l’autre. L’histoire de la sexualité, qui est une histoire discontinue, faite de ruptures, de déplacements, affecte la notion même de sexualité.

    Deuxième  principe (celui que j’ai exposé en commençant). S’il n’est pas concevable de remonter à un sujet fondateur pour expliquer la formation des objets de la connaissance, c’est qu’il faut s’adresser aux pratiques pour comprendre comment et pourquoi est ouvert un domaine de savoir. 

    Troisième principe. S’adresser aux pratiques, c’est s’intéresser à des « manières de faire » (expression qui rappelle les « arts de faire » de Michel de Certeau), qui sont à la fois des modes d’agir et des modes de pensée. Or, c’est par de telles manières de faire (plus ou moins réglées, parfois réfléchies et parfois non), que se forment à la fois les objets de la connaissance et le sujet capable de produire cette connaissance. Autrement dit, dans les contextes pratiques, le sujet et l’objet se forment et se transforment l’un par l’autre, en fonction l’un de l’autre. C’est une « constitution corrélative » dit Foucault (Dits et Ecrits, t. IV, p. 635). Cette donnée crée une perspective assez nouvelle, ou supplémentaire, par rapport à l’archéologie et à la généalogie.

     

    2) Subjectivation, assujettissement, objectivation

    Je voudrais à présent situer cette approche, cet objet, la « subjectivation », et les principes de méthode qui lui sont associés, en regard de la totalité des travaux de Foucault. Foucault l’a fait lui-même, et de diverses manières, à plusieurs reprises, en parcourant la série de ses ouvrages, des premiers aux derniers, depuis l’Histoire de la folie jusqu’à l’Histoire de la sexualité. Il y a sur ce mode le début de l’introduction à L’usage des plaisirs ; il y a la précieuse notice du dictionnaire que je viens de citer. Il y a encore un texte de 1983 publié lui aussi dans le livre d’H. Dreyfus et P. Rabinow (in Dits et Ecrits,  t. IV, p. 383-411, notamment p. 393) ; et puis l’article cité, « Polémique, politique… » (Dits et Ecrits, t. IV, notamment p. 596-597). On en trouverait d’autres, au hasard des interviews et des propos de circonstances. Je ne cache pas que ces textes sont souvent difficiles d’accès, et surtout difficiles à accorder entre eux, malgré l’apparence (et la réalité) de leur visée commune, parce que, chaque fois, Foucault applique des concepts nouveaux à ses travaux anciens, mais jamais vraiment de la même façon.

    Puisque j’ai abordé la dernière partie de l’œuvre foucaldienne par la question de la subjectivité et de la subjectivation, je postule avant tout qu’il est possible de retrouver la question du sujet (sous cet angle critique, encore une fois) dans les livres antérieurs à la série sur l’Histoire de la sexualité. Vous vous souvenez que, dans la séance 12, j’avais montré que, si la fonction du pouvoir est centrale dans Surveiller et punir, elle est bien présente, quoique de façon plus discrète, dans l’Histoire de la folie. Eh bien, je vous propose de faire le même raisonnement avec le problème du sujet. Pour dire que, si la figure du sujet, comme figure historique, est analysée pour elle-même dans l’Histoire de la sexualité, elle apparaît aussi, pour d’autres raisons et avec d’autres enjeux théoriques, dans les travaux précédents. Voici en quoi.

    a) Lorsque Foucault suit la formation des pratiques discursives concernant les savoirs de l’homme, le sujet apparaît dans les processus d’objectivation scientifique : de la grammaire à la linguistique, c’est le sujet parlant ; de l’analyse des richesses à l’économie, c’est le sujet travaillant ; et de l’histoire naturelle à la biologie, c’est le sujet vivant.

    b) Lorsque Foucault s’occupe des « pratiques divisantes », le sujet apparaît dans les processus d’assujettissement des fous, des malades ou des délinquants : c’est donc l’individu individualisé par les stratégies de pouvoir (ou de « gouvernement »), c’est-à-dire les techniques et les dispositifs de discipline.

    c) Lorsque Foucault analyse les pratiques de soi, ce que nous venons de voir, le sujet se forme dans des processus de subjectivation, comme sujet d’une éthique : c’est l’individu qui rencontre des règles, qui retient des préceptes, qui exerce un contrôle sur lui-même, qui déchiffre son désir, réfléchit sa satisfaction ou son insatisfaction, etc.

    Trois accès, donc, à l’histoire du sujet. D’abord dans le lien des pratiques discursives avec les processus d’objectivation ; ensuite dans le rapport entre « pratiques divisantes » et processus d’assujettissement ; enfin dans la connexité des pratiques ou des techniques de soi avec les processus de subjectivation. (On peut se référer ici à l’article « Polémique, politique… », loc. cit., p. 596 et suiv. des Dits et Ecrits, t. IV). Les trois termes clefs de la méthode de Foucault à ce stade de sa réflexion, ce sont donc les termes : objectivation, assujettissement et subjectivation. Observez la possibilité de créer des dualités : subjectivation et objectivation d’une part (plan de l’archéologie), subjectivation et assujettissement d’autre part (plan de la généalogie). Cela nous donne également une sorte de combinatoire, dont les trois termes sont des fonctions théoriques mises en œuvre dans chaque livre, mais pas au même degré d’importance hiérarchique. Dans l’Histoire de la folie et la Naissance de la clinique, voire Les mots et les choses, le point de vue dominant est celui de l’objectivation et secondairement ceux de l’assujettissement et de la subjectivation ; dans Surveiller et punir, le point de vue dominant est celui de l’assujettissement, et secondairement ceux de l’objectivation et de la subjectivation ; dans l’Histoire de la sexualité, le point de vue dominant est celui de la subjectivation et secondairement ceux de l’assujettissement et de l’objectivation. Telle est, je pense, la manière de lire Foucault in extenso, à laquelle nous invitent les textes d’auto-présentation que j’ai cités (je rappelle, pour les principaux : Dits et Ecrits, t. IV, p. 223, 393, 596, et 631 et suiv.). Aucun des points de vue, aucun des choix de méthode ne suppriment ce qui lui précède. Du moins c’est l’avis de Foucault : les commentateurs peuvent toujours en juger différemment. Je souligne plutôt la cohérence[2]. Je suis d’accord sur ce point avec J. Revel, dans Foucault, une pensée du discontinu (Paris, Mille et une nuits, 2010 - c’est une autre version de l’ouvrage déjà cité, Michel Foucault, expérience de la pensée), notamment le début de son chapitre VII sur la subjectivation.

     

    3) Expérience, jeux de vérité, problématisation.

    Ce qui précède appelle plusieurs précisions pour saisir dans toute leur extension les orientations méthodologiques de Foucault.

    a) D’abord, Foucault explique que les pratiques de subjectivation n’ont de réalité et d’efficacité, c’est-à-dire qu’elles ne sont productrices de subjectivité, que si elles sont créatrices pour les individus de possibilités d’expérience. Or en quoi peut consister une telle expérience ? La notion est définie avec précision au début de l’introduction à L’usage des plaisirs. L’expérience écrit Foucault, c’est « la corrélation, dans une culture, entre domaines de savoir, types de normativité et formes de subjectivité » (p. 10). Ceci suggère donc (je modifie un peu le texte) : un axe de formation discursive de savoirs (moment de l’objectivation, passible d’une archéologie), un axe de régulation pratique par des pouvoirs (moment de l’assujettissement, passible d’une généalogie - première manière), un axe de constitution du sujet dans des rapports à soi-même (moment de la subjectivation, passible d’une généalogie - seconde manière).

    b) Or Foucault ajoute que, dans le cadre d’une telle expérience, les sujets entrent dans un « jeu de vérité ». En quoi consiste le rapport ainsi évoqué entre expérience et vérité - sachant que Foucault insiste sur ce rapport dans de nombreux textes de cette période ? En fait, par « vérité », il ne faut pas entendre la vérité d’une connaissance objective, comme si on pouvait devenir sujet de telle ou telle activité en se mettant en surplomb de sa propre expérience, par une démarche strictement scientifique. Les choix éthiques ne relèvent ni de preuves ni de déductions logiques, factuelles. Il s’agit d’autre chose. Pour l’essentiel, sur ce registre éthique, les individus s’édifient comme des sujets dès lors que, dans le cours de leurs pratiques,  ils manipulent – et ils le font forcément - des arguments, des justifications, bref des discours qui structurent et emportent leurs convictions et leur donnent des motifs, donc des discours raisonnables en ce sens. Tels sont les jeux de vérité. Ce sont des « jeux » par lesquels les individus exercent une capacité de jugement, de diagnostic donc d’orientation, de transformation, de rectification de leurs conduites comme de leurs pensées auxquelles ils imposent la distinction, la division du vrai et du faux.

    Je précise que ce que j’énonce ainsi, en suivant Foucault, ne concerne que les jeux de vérité relatifs aux pratiques de soi, et non les autres cas auxquels on s’attend ici : celui des jeux de vérité par rapport aux pratiques discursives, et celui des jeux de vérité par rapport aux pratiques de pouvoir. Pour ce qui est des jeux de vérité en rapport avec les pratiques de soi, L’usage des plaisirs, p. 99 et suiv., prend l’exemple, dans la culture grecque, de la tempérance en matière de sexualité (Foucault cite Aristote, Xénophon, Platon, et d’autres auteurs). Foucault y explique qu’une prescription comme la tempérance est toujours accompagnée d’un exercice véridictionnel qui est un exercice du discours, du Logos, soit à titre structural (exemple : s’efforcer d’user de sa raison pour se libérer de la tyrannie des passions), soit à titre instrumental (exemple : faire preuve de réflexion pour juger des moments opportuns à la réalisation ou à l’inhibition d’un désir), soit encore à titre de connaissance de soi-même (cf. le thème platonicien bien connu).

     

    Remarque

    On pourrait encore raffiner le schéma, en posant que le savoir produit, acquis ou mobilisé dans une telle expérience éthique, peut lui-même se déplier selon les trois moments rappelés à l’instant, qui développent chacun les jeux de vérité spécifiques que je viens de pointer : c’est d’abord un savoir de soi, de son désir, de ses intentions, etc. (moment de la subjectivation, où sont déployés des modes de réflexion sur soi - confession, thérapie ou autre) ; c’est ensuite un savoir relatif à un code d’actes défendus à telle époque, permis à telle autre, autorisés sous telle forme, interdits sous telle autre forme dont on peut faire ou non un motif de sa conduite (moment de l’assujettissement) ; c’est enfin un savoir qu’on peut s’approprier ou faire évoluer en fonction de nécessités épistémiques, puisqu’à l’intérieur d’une culture, la « sexualité » s’expose dans des discours élaborés - comme la psychologie, la médecine ou d’autres disciplines  (moment de l’objectivation).

     

    Remarque.

    Plusieurs cours du Collège de France vont donner une grande extension, en contrepoint d’une histoire de la culture philosophique cette fois, aux pratiques du « dire vrai » (je pense aux deux dernier cours, de 1983 et 1984, sur Le gouvernement de soi et des autres, et notamment le dernier, de 1984, sur Le courage de la vérité, Paris, Gallimard-Seuil, 2009) ; il y a aussi un cours dispensé en Belgique en 1981 et très récemment publié, sur les fonctions de l’aveu dans l’histoire judiciaire (Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice, Chicago, Louvain, Presses  universitaires de Louvain, 2012).

     

    c) Une chose étonnante maintenant. C’est le fait que Foucault, pour désigner à peu près la même notion d’expérience, utilise une autre expression, celle de « problématisation » (ce terme s’est beaucoup diffusé depuis), et, surtout, il le fait dans les mêmes termes exactement. Je cite l’introduction à L’usage des plaisirs : p. 13, Foucault note que les jeux de vérité, les jeux du vrai et du faux, sont ceux « à travers lesquels l’être se constitue (…) comme pouvant et devant être pensé » ; et ensuite, p. 17, il parle des « problématisations à travers lesquelles l’être se donne comme pouvant et devant être pensé… ». Il ne faut donc pas être grand clerc pour comprendre que la formule « les jeux du vrai et du faux », et le mot « problématisation », désignent à peu près la même chose. Comment expliquer cette similitude ? Est-ce une hésitation ? C’est peu probable. Dans le texte «  Le souci de la vérité », un entretien de mai 1984 (je cite les Dits et Ecrits, t. IV toujours, pp. 668 et suiv.), Foucault résume et repense toute son œuvre (on sait qu’il est enclin à le faire dans cette période) en disant que cette notion de problématisation la contient toute entière ; et il explique alors : « problématisation ne veut pas dire représentation d’un objet préexistant, ni non plus création par le discours d’un objet qui n’existe pas. C’est l’ensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée (que ce soit sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de l’analyse politique, etc.) »[3].

    Etant donné qu’il serait paradoxal de soulever des difficultés là où, précisément, Foucault s’est efforcé de les aplanir, je considère que le concept de « problématisation », comme on vient de le constater, récupère la référence aux « jeux de vérité » tout en ayant l’avantage de suggérer, je dirai même d’imager à la fois la dimension archéologique et la dimension généalogique de la méthode d’analyse des phénomènes de la production culturelle. La dimension archéologique met en évidence un type d’objet (maladie, criminalité, sexualité), et les manières de l’objectiver : de le dire, de le penser, de le connaître. Et la dimension généalogique permet de suivre un type de sujet (le fou, le délinquant, l’« homme de désir »), dans les pratiques où il est amené à se subjectiver, parce que, ces pratiques, il doit et peut toujours les organiser, les réfléchir et les transformer, en réfléchissant et transformant avec elles sa propre  individualité.

    La notion de problématisation, si on constate son appui sur la notion des jeux de vérité, permet ainsi de faire une histoire des pratiques et des discours qui surmonte certaines difficultés ou certaines limitations rencontrées dans l’Histoire de la folie ou Les mots et les choses. Elle permet en effet, définitivement, et là réside sa grande importance, de ne jamais privilégier, dans la généalogie de ces pratiques et dans l’archéologie de ces discours, ni les idées ou les représentations (tendance des philosophes), ni les mentalités ou la psychologie collective (tendance des historiens - voir l’article « Polémique, politique… », Dits et Ecrits, t. IV, p. 597). Aborder la problématisation de l’homosexualité dans l’antiquité, de l’activité sexuelle aux IVe et Ve siècles dans la culture chrétienne, de la criminalité au XVIIe siècle, ou encore la problématisation de la vie, du travail et du langage par des pratiques discursives soumises à des contrôles scientifiques internes (je cite sur ce dernier point L’usage des plaisirs, p. 18), etc., ce n’est pas expliquer l’origine des questions qu’une société s’est posées, des décisions que des personnes ont prises, des comportements qu’on a adoptés, des savoirs qu’on a produits, par un ensemble d’idées ou par un courant de mentalité ou une sensibilité caractéristiques d’un esprit du temps. C’est d’abord saisir pourquoi et comment certaines manières de penser et certaines manières d’agir ont rompu avec des évidences, se sont retournées contre des habitudes, évidences et habitudes qui ont commencé à « faire problème » et ont ainsi, dans un nouvel horizon de vérité, fait surgir de nouveaux objets pour la pensée. Car « La pensée, c’est la liberté par rapport à ce qu’on fait, le mouvement par lequel on s’en détache, on le constitue comme objet et on le réfléchit comme problème » (Dits et Ecrits, t. IV, idem, p. 597).

     

     

    IV Une théorie des pratiques.

    (à suivre – j’avais imaginé deux envois : il y en aura donc quatre)

     

     

     



    [1]Pour suivre la manière dont Foucault maintient, de façon récurrente, sa critique des mythes philosophiques ou littéraires du sujet constituant, voir, outre les textes cités, Dits et Ecrits, op. cit., t. IV, p. 48, 706 et surtout p. 718 où est repris le rejet de  la phénoménologie et de l’existentialisme, rejet dont on sait qu’il traverse toute l’œuvre de Foucault, depuis l’Histoire de la folie et Les mots et les choses. 

    [2]Ces remarques et en particulier la distinction entre subjectivation et assujettissement me permettent de refuser le commentaire de Luc Ferry et Alain Renaut, qui voient au contraire dans la subjectivation une autre forme de l’assujettissement. Voir La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, op. cit.  p. 181-182.

    [3]J’ai déjà donné cette citation, en partie, dans la séance 11,  en parlant du nominalisme de Foucault.


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  • Séance 14

     

    (Suite du chapitre V)

     

     

    IV Sur l’approche des pratiques, et sur la relation entre les discours et les pratiques, dans l’œuvre de Foucault.

     

    Après l’interruption estivale (je n’avais pas prévu de prolonger mon propos à ce point) voici quelques remarques de synthèse pour achever ma revue des questions de méthodes posées en diverses occasions par Foucault.

    Au début de mon exposé, j’ai dit que onze volumes du Cours au Collège de France étaient publiés. En réalité il y en a un douzième, puisque s’est ajouté à la liste le cours de l’année 1980-81 intitulé Subjectivité et vérité (Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 2014). Je ne l’avais pas lu lorsque je commençais à rédiger ce que j’envoie ici, mais c’est maintenant chose faite ; et je trouve qu’il a une importance particulière dans l’optique qui est la mienne – recueillir et  présenter les interventions méthodologiques de Foucault comme introduction à la lecture de son œuvre. Non seulement Foucault donne dans ce cours les premières explications relatives au concept de subjectivation et au rapport entre la subjectivation et les jeux de vérité, et donc les premières explications relatives à ce qui s’annonce comme cette histoire de la subjectivité qui va occuper la dernière partie de l’œuvre. Mais, de surcroît, fidèle à ses scrupules habituels il prend soin de présenter les choix de méthode que requièrent selon lui cette nouvelle approche et ce nouvel objet. La leçon du 11 mars 1981 s’arrête même à une question dont Foucault assure qu’elle n’est pas simplement de méthode mais de « méthodologie générale » (p. 223). C’est la question du rapport entre les discours et la réalité pratique correspondante. Dans la leçon suivante, du 18 mars, cette question est reprise, et le rédacteur du cours, Frédéric Gros (dont on ne dira jamais assez le mérite) a eu la bonne idée d’ajouter à sa transcription un extrait supplémentaire des notes écrites sur lesquelles Foucault s’appuyait, sans toujours respecter sa prévision. Vous comprenez à quel point ces pages (p. 238-239), sont précieuses pour nous. Je vais maintenant dire ce qu’on peut en retirer. Le cours du 25 mars continue sur ce registre, ce qui montre bien que la préoccupation de méthode Foucault ne s’épuise pas facilement (il le dit p. 252).

    Foucault interroge donc le rapport entre le discours et le réel correspondant (discours sur ou plutôt de la folie, de la criminalité, de la sexualité…). Cette question pourrait paraître très banale mais elle ne l’est pas du tout si l’on admet que le discours est toujours « en plus » par rapport au réel. Or cela me suffit pour affirmer que la réflexion de Foucault retrouve très exactement celle Durkheim sur les fonctions de l’idéal. Foucault n’emploie pas le mot « idéal », mais c’est, très exactement encore une fois, ce qui l’occupe lorsqu’il traite du discours sur les techniques de vie chez les Grecs (dans la leçon du 25 mars 1981, p. 256) en parlant d’« une sorte de fin absolue » fixée par de tels discours, et, plus loin, d’« une fin qu’à la fois on atteint et qu’on n’atteint pas ». Ainsi formulée, la notion de cette « fin absolue » est bien, sans équivoque, la notion d’une fin idéale. Je rappelle qu’en lisant les textes de Durkheim sur ce sujet, j’ai distingué trois axes de définition de la relation des individus à l’idéal, et le troisième, ai-je dit (séance 7), c’est la nécessité de s’élever au-dessus de soi-même et donc de s’interroger sur soi, etc. J’ai aussi fait allusion à la notion d’idéal lorsque je me suis demandé quelle pouvait être l’origine des partages normatifs existant dans une société (séance 12, point 2, seconde remarque). En conclusion, ceci me permet d’affirmer la possibilité, non pas tant de rapprocher Foucault de Durkheim, que de relier la problématique foucaldienne de l’histoire aux grandes options théoriques de la science sociale durkheimienne – les deux approches supposant d’ailleurs le même refus d’une compréhension philosophique-spiritualiste du sujet (conscience autonome, intériorité créatrice, etc.)… Je vois dans ces constats une autre justification de ce qui m’occupe : situer le travail de Foucault dans l’histoire des problèmes de la science sociale (fondée, entre autres, par Durkheim, en rupture avec la tradition philosophique et psychologique française). Je signale que le rapport Foucault-Durkheim est envisagé par Stéphane Legrand dans Les normes chez Foucault, Paris, PUF, 2007, p. 6 et 269 et suiv.

     

    Une approche originale des pratiques

    Dans ce qui va suivre, pour comprendre le sens du mot « pratiques », pensez toujours simplement aux pratiques de l’enfermement dans le cas des malades mentaux admis à l’asile, ou bien aux pratiques de discipline dans le cas des criminels incarcérés dans les prisons. Dans le cas de la sexualité, pensez aux pratiques de contrôle de soi (respect d’un code de bonne conduite, adoption de procédés pour se restreindre ou au contraire maximiser son plaisir, etc.).  Faute de quoi mon exposé resterait abstrait. 

    Nous avons rencontré à de nombreuses reprises la référence aux pratiques. Nous avons vu que Foucault substitue une histoire des pratiques à une histoire des idées (par exemple les doctrines des psychiatres), et, dans le même esprit, à une histoire des institutions (par exemple l’asile ou l’hôpital). D’où le nouveau regard sur les discours dans leur rapport aux pratiques (question cruciale s’il en est : je vais la reprendre plus loin, pour finir). Voir notamment mon propos au début de la séance 12 sur la notion de « pratiques divisantes », et plus généralement sur l’approche de la folie comme pratique de séparation des fous et des gens sensés, donc une activité sociale qui engage l’opposition entre la folie et la raison. C’est pourquoi, quand on pense « pratiques », comme dans le cas de la folie, on doit penser avant tout à l’enfermement (ai-je dit), et non se fixer a priori, soit sur la psychiatrie - qui se traduirait  par tels ou tels actes médicaux -, soit sur l’asile - qui incarnerait ou réaliserait un projet de soin. Mais maintenant, je veux insister sur la spécificité de l’approche foucaldienne des pratiques, qui  tient justement au rapport avec ce qu’il appelle des « jeux de vérité ». Si en effet, pour Foucault, les pratiques sont des « manières de faire » (dans l’article qu’il se consacre à lui-même, il donne cette définition de synthèse : « l’ensemble des manières de faire plus ou moins réglées, plus ou moins réfléchies, plus ou mois finalisées… », etc., Dits et Ecrits, t. IV, p. 653 ), on ne peut cependant les décrire, ces pratiques, ni comme des actions purement techniques, ni comme des activités strictement individuelles. Pas comme des activités strictement individuelles c’est-à-dire confiées à l’initiative créatrice des individus : au contraire, elles entraînent une production de normes donc des régularités qui s’imposent dans des contextes sociaux et institutionnels donnés ; et pas davantage comme des actions purement techniques, instrumentales, au besoin routinières, parce que les pratiques s’accompagnent d’une production de savoir donc de vérité.

    Cette originalité de l’approche foucaldienne des pratiques pourrait s’apprécier davantage si on prenait le temps de la confronter à celle de Bourdieu, qui, d’un autre point de vue, celui de la sociologie critique, a fourni une théorisation globale de ce qu’il a défini comme un « sens pratique ». Voir notamment Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980. Je ne dis pas que le terme de « pratiques » recouvre le même objet chez Foucault et chez Bourdieu. N’empêche que la comparaison serait intéressante. Une telle comparaison a bien  été déjà effectuée par Michel de Certeau dans L’invention du quotidien, mais cet ouvrage très instructif a été écrit à la fin des années 1970 (publié en 1980 dans la collection 10-18) si bien que, avant les dernières élaborations de Foucault où devient centrale ou explicite la problématique des « jeux de vérité », elle s’intéresse surtout à Surveiller et punir. (A propos de Bourdieu, j’indique aussi les très bons commentaires de Paul Ladrière, dans Pour une sociologie de l’éthique, Paris, PUF, 2001 : c’est un recueil d’articles dont plusieurs interrogent la description des pratiques par Bourdieu).

    En commençant, je pointais le rapport discours-réel, eh bien, par ce terme de « réel », traduisons : les pratiques, et dans le terme de « discours » n’oublions pas qu’il ne s’agit pas seulement de disciplines savantes à fonction de connaissance, mais aussi de propositions et d’arguments éthiques, politiques, etc., qui se réclament de certaines fins, qui invoquent des valeurs, des idéaux, qui fixent ou justifient des normes, toutes choses qui instaurent un partage entre ce qu’il faut dire ou ne pas dire, faire ou ne pas faire. Et c’est bien là  ce qui s’entend comme un partage, ou mieux : un jeu, dit Foucault, en l’occurrence « un jeu du vrai et du faux ».

    Soyons clairs sur cette notion de vérité (encore une fois, dans la thématique du « discours vrai », des « jeux de vérité », etc.). Il suffit - je viens de le dire - de se représenter que « vérité » ne désigne pas forcément une preuve scientifique, une démonstration dans le cadre d’une discipline, mais le discours ou l’argumentaire qui accorde une valeur à une activité, valeur qui, comme dirait M. de La Palice, valorise la dite activité, la conduite qu’on adopte, les moyens qu’on met en œuvre. On en a l’exemple, pour ce qui tient à la morale sexuelle des Anciens, avec l’examen de soi, l’observation de ses tendances, l’affirmation d’une exigence de fidélité, d’une nécessité de tempérance, etc. Est vrai par conséquent, ce qu’on désigne comme tel par volonté d’atteindre une fin élevée, par respect d’un idéal (une « fin absolue »), par conformité à une norme, etc. Retournons à nouveau à l’Introduction à L’usage des plaisirs, à laquelle je faisais allusion, notamment p. 11, où Foucault explique que, pour analyser la morale sexuelle de l’antiquité, il faut non pas restituer les conceptions successives du désir, mais observer les pratiques dans lesquelles les individus prêtent attention à eux-mêmes, « faisant jouer entre eux-mêmes et eux-mêmes un certain rapport qui leur permet de découvrir dans le désir la vérité de leur être… ». Voilà qui est plus parlant j’imagine. Le problème que se pose Foucault par conséquent, ce n’est pas celui de savoir ce qu’il y avait de vrai dans tel ou tel savoir, dans telle ou telle doctrine de la sexualité, mais celui de comprendre (p. 13) « à travers quels jeux de vérité » (je souligne) l’homme cherche à « penser son être propre quand il se perçoit » comme sujet de désir – ou, plus généralement, « quand il se perçoit comme fou » (c’est l’Histoire de la folie), « quand il se  regarde comme malade » (c’est la Naissance de la clinique), « quand ils se réfléchit comme être vivant, parlant et travaillant » (d’où Les mots et les choses), et « quand il se juge et se punit à titre de criminel (voir Surveiller et punir)… L’essentiel pour nous, c’est donc le fait qu’il y a une efficacité pratique du vrai, donc une efficacité qui, même si la valeur de vérité est élaborée et véhiculée par un discours, ne concerne pas le seul discours, ne se cantonne pas au discours porteur d’une telle valeur de vérité.

    Faisons un pas de plus. Cette efficacité pratique du vrai, c’est précisément ce qu’indique la notion de problématisation, dont il ne sera pas inutile que je cite à nouveau les éléments de définition présents dans l’article « Le souci de la vérité » (1984 in Dits et Ecrits, t. IV, p. 669-670). Foucault explique d’abord que, dans l’Histoire de la folie, il a voulu montrer « comment et pourquoi la folie, à un moment donné, a été problématisée à travers une certaine pratique institutionnelle et un certain appareil de connaissance », de même que dans Surveiller et punir il s’est agi d’analyser « la problématisation des rapports entre délinquance et châtiment à travers les pratiques pénales et les institutions pénitentiaires… » ; et il ajoute que problématisation désigne « l’ensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée ».

    En fin de compte, on ne peut qu’être frappé du fait que, dans cette optique, la fonction du vrai (du discours vrai, du jeu du vrai et du faux, etc.) concerne à la fois l’institution des discours (objectivation), la constitution des individus en sujets (subjectivation), et la formation des pratiques. Etant entendu que c’est la formation des pratiques, comme étant indexées à un jeu de vérité, à un partage du vrai et du faux, qui détermine l’institution des discours et la constitution des sujets.

    « Histoire de la vérité » est une expression très présente dans l’Introduction à L’usage des plaisirs. Le dernier entretien accordé par Foucault à un magazine, Les Nouvelles littéraires, en juillet 1984, confirme que cette expression est de provenance heideggerienne. Mais n’en tirons pas trop vite de conclusion. L’histoire que pratique Foucault est anti herméneutique donc éloignée de Heidegger. Foucault précise d’ailleurs dans la suite de l’entretien que si sa lecture primitive de Heidegger (mais pas de L’être et le temps) a été très importante pour sa formation, c’est cependant « Nietzsche qui l’a emporté » (Dits et Ecrits, t. IV, p. 703).

     

    Il y a dans ce qui précède un autre aspect de l’entreprise historico-philosophique foucaldienne qu’il faut prendre en compte. On a vu que, de manière générale, Foucault saisit dans les pratiques d’une part ce qui est à faire, qui est « calculé », « raisonné»,  et d’autre part ce qu’il faut savoir et qui est donc admis comme vrai, à propos de ce qu’on peut ou doit faire. Pour exprimer cette dualité on dira aussi que les pratiques, leur mise en œuvre, leur évolution, satisfont à deux conditions : d’une part une condition de juridiction (répondre à… ou produire une exigence de normativité – ou de régularité), et d’autre part une condition de véridiction (s’adosser à un horizon de vérité). Je viens de commenter la seconde condition. Mais qu’en est-il de la première ? D’abord, constatons que l’analyse des pratiques relatives à la folie, à la criminalité, à la sexualité, révèle la dimension normative de ces pratiques. Concrètement, un fonctionnement normatif s’instaure quand les pratiques ont une régularité, ai-je dit, c’est-à-dire une logique et  une stratégie. C’est aussi ce que Foucault appelle une « rationalité des pratiques » (« forme de rationalité », « régime de rationalité »). On sait que ce terme de rationalité est issu de Weber et a été repris par l’école de Francfort, où s’est forgée la notion, se répandue aujourd’hui, de « rationalité instrumentale »)[1].

    Le concept de norme, dont j’ai déjà signalé l’importance et dont j’ai brièvement évoqué la fonction théorique chez Foucault (séance 9, le chap. IV, par. II, point 4), apparaît dans de nombreux textes parmi ceux qui j’examine ici. En particulier, dans le Cours au Collège de France de l’année 1982-83, Le gouvernement de soi et des autres (Paris, Gallimard-Seuil, 2008), la leçon du 5 janvier 1983 revient une nouvelle fois (p. 5), sur l’Histoire de la folie et Foucault nous assure que son travail n’a pas consisté à analyser un objet invariant à travers l’histoire, mais à saisir une « expérience » en fonction de laquelle se forment des savoirs et, par conséquent, « un ensemble de normes, normes qui permettaient de découper la folie comme phénomène de déviance à l’intérieur d’une société, et en même temps normes de comportement des individus par rapport à ce phénomène de la folie… ». Ceci fait écho à un passage de l’Introduction à L’usage des plaisirs, la p. 10, sur la manière dont une expérience comme l’expérience morale de la sexualité corrèle « domaines de savoir », « formes de subjectivité » et « types de normativité » ; ou la p. 18 qui associe, à la problématisation de la folie et de la maladie par les pratiques médicales, la définition d’un « profil de normalisation ».

    Mais on n’en a pas fini avec cette question, qui se complique encore un peu. Dans un « régime de pratiques », le fonctionnement normatif tient à ce que, si on se donne des règles (qui programment des conduites et peuvent d’ailleurs se présenter comme des recettes en vue d’une fin à atteindre par les dites conduites), on se donne ou on s’impose en même temps des raisons, des propositions - qui sont des « évidences » précise Foucault, désignant par là une donnée de vérité ou de véridicité appartenant de manière typique au registre de la norme (« c’est évident ! », « c’est ainsi ! », « tout le monde pense que… », etc., tel est bien l’esprit du « normal »…). Voilà l’argument : les effets de vérité sont induits, et sont même compris dans la dimension normative du « faire ». La juridiction implique par conséquent déjà une forme de véridiction. Si donc une pratique est une « programmation  des conduites » qui comprend à la fois des choses à faire et des choses à savoir en vue ou à propos de ce qu’on fait, il n’en demeure pas moins que la production de savoir et de vérité, les effets de « véridiction , la codification de ce qui est à savoir et qui doit être admis comme vrai (par différence avec ce qui est réputé faux), n’est pas indépendante du processus de « juridiction », de la prescription « calculée et raisonnée » de ce qui est à faire (par différence avec ce qu’il faut éviter de faire).

    Je reviens en ce point sur le constat que, même si la saisie des normes est au cœur de son analyse, ce qui est clair dans ce qui précède, Foucault préfère le terme de rationalité à celui de normativité. Je pense que cette préférence a une autre raison. C’est que les programmations des conduites ne parviennent pas toujours et ont même rarement des résultats conformes à ceux attendus, aux buts visés, qui ne sont donc pas forcément réalisés dans leur intégralité. Ceci oblige les acteurs à modifier leur programme initial, ou bien à accepter leurs résultats en faisant évoluer le but préalablement fixé. On conçoit ainsi que les programmes de conduite n’ont pas la rigidité qu’on attribue d’ordinaire aux normes (au sens banal), et qui fixerait sans retour possible la logique de ces conduites d’après leurs fins. Au contraire, ces programmes présentent un caractère de souplesse  - qui n’est pas exempt de solidité précise Foucault (si bien, ajoute-t-il au passage, que la rationalité des pratiques ne se laisse pas saisir par ce qui serait un « type idéal » à la Weber ; cette rationalité ne tire pas sa substance d’une « rationalisation », laquelle aurait pour fondement une « valeur raison absolue » ; ce à quoi Foucault oppose donc un sens relatif du concept de rationalité, qui interdit de jauger les pratiques à l’aune d’une rationalité unique [2]). Qui plus est, ce constat de l’adaptation des  programmes de conduite, de leurs changements d’orientation, de leurs ajustements nécessaires, de leurs rectifications inévitables, etc., explique le jeu (reprenons ce terme) entre l’élément de juridiction, qui règle ces pratiques, et l’élément de la véridiction qui implique une production de discours vrai dans le champ où s’exercent ces pratiques. Voilà donc pourquoi Foucault insiste tant sur ce que j’ai qualifié d’efficacité pratique du vrai, et, de ce fait, choisit la notion de rationalité et, semble-t-il, souligne le pôle de la véridiction davantage que celui de la juridiction. L’important selon lui, c’est le rapport toujours changeant, évolutif, entre ce qu’on fait et une production de vérité à propos de ce qu’on fait, rapport dans lequel sont engendrés « des fragments de réalité », sont produits des  « effets de réel » (Dits et Ecrits, t. IV, p. 29).

     

    Remarque annexe 1 : sur la formation des objets du discours

    Je reviens comme annoncé sur un thème déjà largement abordé lui aussi, mais qui prend ici tout son relief. Une autre injonction de méthode, qui a dû vous devenir familière, se dégage ou se comprend dans ce qui précède concernant la saisie des normes (et ceci accomplit le refus de l’historie des idées) : c’est l’exigence de saisir toujours d’un même regard « la couche autonome des discours » avec « d’autres couches, de pratiques, d’institutions, de rapports sociaux... ». Il y a là, je le répète, une question de base, primitivement traitée par Foucault dans L’archéologie du savoir (notamment dans le chapitre II, par. 3). Et dans un article antérieur, « Sur les façons d’écrire l’histoire » (1967, Dits et Ecrits, t. I, pp. 585 et suiv.), il dit que ce rapport le « hante », et que le saisir est l’objet essentiel des précédents livres, Les mots et les choses et Naissance de la clinique. Cette question est donc souvent reprise par Foucault, qui ne cesse de réfléchir sur les conditions de l’objectivation savante, la formation des objets des disciplines de sciences, la construction des normes de vérité que se donnent ces disciplines, et la spécificité de sa méthode par rapport à celle de l’histoire des sciences de Koyré, Bachelard, Canguilhem. Je pense à un séminaire non publié de février 1979 ; voir aussi le début de la leçon du 5 janvier 1983 que je viens d’évoquer. Ceci explique que l’enquête qui aboutira à l’Histoire de la folie commence par visiter, bien au delà ou en de ça des traités scientifiques, un ensemble d’archives comprenant des décrets, des règlements, des registres d’hôpitaux ou de prisons, des rapports, des commentaires institutionnels de toutes sortes, etc.[3]. De même pour l’étude portant sur la médecine, Foucault constate d’abord, elle est certes liée à des sciences constituées (biologie, physiologie, anatomie pathologique), mais qu’elle dépend aussi d’un ensemble d’institutions comme les hôpitaux, ou bien des établissements d’assistance, donc des pratiques administratives, etc. (au début du XIXe siècle).

    Or ce qui précède, éclaire ce lien du discursif et du non-discursif établi par Foucault (donc la connexion du statut du discours avec le statut des pratiques) si on admet que le fonctionnement normatif des pratiques rend possible la formation des objets du discours, discours savants cette fois, je le reprécise (nous sommes là sur un terrain épistémologique). Si la folie, par exemple, est construite comme objet de pensée, c’est en fonction du partage normatif de la raison et de la déraison, et de toutes les opérations conséquentes qui ont cours à un moment donné dans le traitement accordé aux fous. Donc : toujours, examiner la manière dont s’établissent de « relations discursives avec les milieux non-discursifs » (Deleuze, Foucault, Paris, Editions de Minuit, 1986, p. 19).

    Pour définir ces opérations, et pour expliquer la formation des objets du discours jusqu’au discours savant, psychiatrique en l’occurrence, en bout de chaîne, Foucault distingue, trois niveaux de ces opérations (dans L’archéologie du savoir, op. cit., pp. 60 et suiv. notamment 61-62 - ces textes appartiennent donc à la première partie de son œuvre, dans laquelle sont encore absentes les notions de rationalité, de problématisation). Pour qu’un objet apparaisse, il faut, dit Foucault qu’existe un « faisceau complexe de rapports » (ce n’est donc en aucune manière, précise-t-il, un obstacle à surmonter). Soit l’exemple du délinquant : à quelles conditions peut-il être objet du discours psychiatrique, c’est-à-dire être « psychologisé » et « pathologisé » ? Au premier niveau, qui est celui des relations primaires, ce discours réfléchit des normes de comportements. Au second niveau (celui des relations secondaires), il y a des observations sur les rapports entre ces comportements dits délinquants, ou la criminalité en général, et la famille comme milieu plus ou moins propice au développement de ces comportements. Et au troisième niveau, celui de ce que Foucault appelle des relations proprement discursives, ces objets eux-mêmes sont nommés et analysés. Sont ainsi établies des relations entre spécification (les catégories pénales et les degrés de responsabilité), et caractérisation (facultés, aptitudes, réaction au milieu), et aussi des rapports entre instance de décision médicale et instance de décision judiciaire, ou bien encore entre l’interrogation judiciaire, les renseignements policiers, et le questionnaire médical, ou encore entre les normes familiales et la tableau des pathologies, ou encore entre le programme thérapeutique en hôpital et le système punitif dans les prison, et ainsi de suite. Ces analyses sont développées dans le Cours au Collège de France de 1974-1975 sur Les Anormaux (Paris, Gallimard Le Seuil, 1999).

    C’est donc l’ensemble de ces traitements qui fait du discours psychiatrique le fruit d’une manière de former des objets[4]. Et on voit que dans les relations primaires et secondaires, ce sont là encore des schémas normatifs qui constituent et organisent des principes d’observation et qui formulent des problèmes inédits, dessinent des objets jusque là inaperçus et qui sont éventuellement proposés à la ou aux théories scientifiques existantes (L’archéologie du savoir, p. 212-214). On peut dire autrement, et sans doute plus simplement, que ce sont les pratiques et les institutions, d’après leur fonctionnement normatif, qui fixent les conditions et les limites de leur visibilité, qui s’inscrivent dans un horizon de visibilité. Certaines formes de visibilité sont intellectuelles : symboliques, littéraires, scientifiques ; tandis que d’autres sont techniques, pratiques : ce sont des regards (référence importante dans La naissance de la clinique), des prises en charges sociales, traitements et contrôles dans et hors les institutions, gestes réglés dans un espace donné (Dits et Ecrits, t. IV, l’article de Foucault sur lui-même, pp. 631 et suiv.). Revenons à la médecine et ses progrès au début XIXe siècle. On ne dira pas que la pratique « politique » offre de nouveaux objets (lésions tissulaires ou corrélations anatomo-physiologiques), mais plutôt qu’elle ouvre des champs de repérage des objets (les populations administrativement encadrées, surveillées, jugées en fonction de certaines normes de la santé ; même chose pour les grandes armées populaires qui ont suscité des formes de contrôle médical).

    Pour comprendre complètement la formation des objets du discours en fonction des rapports entre discours et pratiques, il faut en réalité tenir deux choses ensemble : d’un côté, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, admettre que ce ne sont pas les pratiques comme telles mais les logiques normatives des pratiques qui offrent des objets à la pensée ; ce qui confirme que, de l’autre côté, autre pseudo évidence à rejeter, ce ne sont pas les discours qui créent les objets de la pensée. Lorsque Foucault utilise quelques années plus tard la notion de « problématisation », il reformule cette double négation (c’est la suite du texte que j’ai cité plus haut) en affirmant que ce terme de problématisation « ne veut pas dire représentation d’un objet préexistant, ni non plus création par le discours d’un objet qui n’existe pas » (Dits et Ecrits, t. IV, p. 670). Voilà le fin mot.

     

    Remarque annexe 2

    Certaines études relatives à l’histoire du discours philosophique ont récemment entrepris de prendre en compte, ce que ne prévoyait pas auparavant la tradition académique, l’influence des conditions contextuelles de l’émergence et de la circulation (donc de la signification) de certains concepts philosophiques. On peut donc rapprocher cette méthode des hypothèses de Foucault sur les rapports discours-pratiques. Chose d’autant plus intéressante que ces études visent des théories politiques, dont on peut bien évidement saisir le rôle qu’elles ont joué ou tenté de jouer dans la pratique politique réelle. Ces études ont été imaginées à la faveur du « tournant linguistique », et de la réflexion sur la pragmatique du langage, qui concerne, plutôt que les mots (qui ont fait l’objet de mes conseils du chapitre IV, séance 10), les « actes de discours », le speech act d’Austin et de Searl, et les langages performatifs, c’est-à-dire la dimension de la communication[5]. Je pense aux travaux récemment traduits de Quentin Skinner (The Foundations of Modern Political Thought, Cambridge, 1978 -  en français : Les fondements de la pensée politique moderne, 2009 ; de John Pocock (The Machiavellian Moment : Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton, 1975 – en français : Le moment machiavélien : la pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique, 1997), qui ont d’ailleurs fourni des résultats d’autant plus significatifs qu’ils portent sur un corpus habituellement étudié sans aucun souci de renvoyer de tels textes aux situations et aux diverses contraintes historiques dans lesquelles ils ont pu être conçus et reçus[6]. Mais là aussi, on mesure la différence qu’il peut y avoir entre ce genre de recherche des éléments de signification contextuels et l’analyse des pratiques discursives proprement dite. En réalité l’approche contextuelle peut faire penser que le discours est une expression des pratiques (dans L’archéologie du savoir, les pages 212-214 sont consacrées à la critique de ce thème de l’expression), c’est-à-dire peut faire croire que  le rapport du discours et des pratiques est un rapport entre des significations et un contexte de formation de ces significations. En revanche L’archéologie du savoir, p. 129, indique « l’ensemble des éléments de situation qui motivent une formulation et en déterminent le sens », ce qui postule que, dans le discours, autour ou à côté de ses énoncés, de ses schémas discursifs (Foucault parle des « schèmes théoriques » étudiés auparavant dans Les mots et les choses), il y a davantage qu’un contexte. Il y a un « champ adjacent », un « champ associé », qui comprend non seulement l’ensemble des choses dites[7], mais aussi tout ce qui peut être dit dans ce domaine à ce moment. C’est ce qu’il appelle l’« espace collatéral », un « réseau verbal », un « champ de coexistences, etc., le champ des autres formulations où l’énoncé s’inscrit, ou qu’il répète, ou qu’il rend possible. Ceci fait que, d’une époque à l’autre, lorsqu’on est en présence de deux phrases apparemment identiques, il n’est pas sûr qu’on ait affaire au même énoncé. C’est par exemple le cas avec l’affirmation que les espèces évoluent : avant ou après Darwin, ce n’est pas le même énoncé[8].

     

    Remarque annexe 3

    La précédente remarque me pousse à revenir sur une autre option de méthode déjà entrevue, concernant l’histoire des discours dès lors qu’elle est prise dans le cadre global d’une histoire des pratiques. Il y a sur ce registre une chose remarquable, à savoir que Foucault congédie certes l’histoire des idées (j’y ai assez insisté), mais aussi, en même temps, l’histoire des mentalités, qui a pourtant prononcé une nette condamnation de la première. Dans l’article intitulé « Polémique, politique et problématisations », Foucault explique précisément la nécessité de distinguer son orientation de ces deux genres établis que sont d’une part l’histoire des idées ou analyse des systèmes de représentations, et d’autre part l’histoire des mentalités ou analyse des comportements et des idées qui traduisent ces comportements[9] (ceci ne l’a bien sûr pas empêché de reconnaître et d’apprécier de nombreuses études marquantes d’histoire des mentalités comme celles de Philippe Ariès notamment). Et c’est dans cette mise à distance que Foucault a installé le projet de ce qu’il appelle d’ailleurs plus volontiers, dans sa dernière période, une « histoire de la pensée », attachée en outre au concept de « problématisation ». (« Histoire critique de la pensée » est la formule par laquelle, en 1984, il résume l’ensemble de son travail depuis l’Histoire de la folie). Il faut ajouter à cela que, dans la conjoncture intellectuelle des années 1960, Foucault évoquait, pour la rejeter de même, une troisième thématique, celle annoncée comme une histoire des idéologies, variante inspirée du marxisme (et qui est restée peu développée).

    Le reproche commun adressé à l’histoire des mentalités et à l’histoire des idées ou des idéologies est précisé au début du cours sur Le gouvernement de soi et des autres, dans la leçon du 5 janvier 1983, p. 4 et 5 (j’ai cité plus haut la suite, p. 5). Foucault s’y démarque en effet, d’une part de l’histoire des mentalités comprise comme analyse conjointe des comportements et des expressions qui les accompagnent, et d’autre part de ce qu’il appelle une « histoire des fonctions représentatives » qui est une autre formulation d’une histoire des idéologies. Ici, ce qui peut gêner notre compréhension, c’est que, si Foucault n’a pas varié dans ses critiques parallèles de l’histoire des mentalités et de l’histoire des idées, les renvoyant dos à dos en quelque sorte, sans vraiment tenir compte du fait que la première, se voulant psychologie collective, a fait effort pour s’affranchir de la seconde, il n’a cependant pas donné tout à fait les mêmes raisons de le faire à l’époque de L’archéologie du savoir et à l’époque de l’Histoire de la sexualité. A l’époque de L’archéologie du savoir, il se montre attentif aux phénomènes de discours dans leurs rapports aux pratiques, aux règles de production des énoncés du discours, ce que ne peut éclairer une analyse des « représentations » (L’archéologie du savoir, op. cit., pp. 179 et 182 - c’est le passage fameux où Foucault invite à considérer le discours non comme document mais comme monument) ; tandis qu’à l’époque de l’Histoire de la sexualité, en plus de cela - mais tout en renvoyant encore à l’Histoire de la folie-, il se propose de constituer plus globalement cette « histoire de la pensée » dont l’objet serait les « foyers d’expérience » où s’articulent, dit-il, « premièrement les formes d’un savoir possible ; deuxièmement, les matrices normatives de comportement pour les individus ; et enfin des modes d’existences virtuels pour des sujets possibles » (Le gouvernement de soi et des autres, leçon du 5 janvier, idem). Retenons donc cette constante de la méthode de Foucault, son refus de réduire la pensée à « l’ensemble de représentations qui sous-tendent un comportement » (Dits et Ecrits, t. IV, p. 597), et, au-delà, sa méfiance envers la catégorie même de représentation (« représentations que les hommes se donnent d’eux-mêmes », etc.). C’est ce qui explique, dans la citation qui précède, sa volonté de viser simultanément des savoirs, des comportements, et des modes d’existence, autrement dit, des disciplines plus ou moins constituées, des pratiques plus ou moins normalisées, et des sujets plus ou moins conscients d’eux-mêmes.

     

    Remarque annexe 4

    C’est une remarque dans la remarque précédente, qui suggère la possibilité d’une discussion de grande importance méthodologique, sur la notion de représentation et ses usages dans les sciences sociales aujourd’hui (où elle règne jusque dans le secteur des théories didactiques). En histoire culturelle, un auteur comme Roger Chartier accorde un très grand rôle au concept de représentation, repris à nouveaux frais dans ce cadre, critique de l’histoire des mentalités (voir la fin de ma remarque suivante ; un article important de cet auteur : « Le monde comme représentation », in Annales ESC, 1989, n° 6). Voici quelques rappels. Représentation est un terme qui a plusieurs provenances. L’une, théorique, est philosophique, allemande (la Vorstellung qu’on trouve notamment chez Hegel, dans sa distinction d’avec la Darstellung). Une autre, savante également, appartient avant tout à la sociologie de Durkheim, sous l’énoncé des « représentations collectives ». Ce terme est repris dans les années 1980 par la psychologie sociale sous l’intitulé de « représentations sociales », notamment à partir des premiers travaux de Serge Moscovici sur l’image publique de la psychanalyse. L’expression, en vigueur aujourd’hui réfère d’une part à des éléments informatifs et cognitifs (incluant aussi croyances et d’opinions, etc.), d’autre part ces éléments sont orientés vers l’action. Je renvoie aux définitions classiques de la psychologie sociale, qu’on trouve résumées dans l’ouvrage dirigé par Denise Jodelet, Les représentations sociales, Paris, PUF, 1989. Cf. notamment l’article de D. Jodelet, « Représentations sociales : un domaine en expansion », pp. 31-61. En outre, ainsi définie, cette notion de représentation n’est pas sans évoquer, bien que de façon souterraine, la théorie marxiste des idéologies à laquelle je viens de faire allusion, théorie revisitée et refondée par Althusser dans les années 1960. Quoique, j’en suis tout à fait persuadé, les définitions marxistes ne soient pas très éloignées de celles qu’on pourrait trouver chez Durkheim et les durkheimiens comme Lévy-Bruhl. Pour s’en convaincre, voici les termes de la comparaison. Dans son Pour Marx (Paris, Maspéro, 1968), l’article « Marxisme et humanisme » définit l’idéologie (p. 238) comme « un système (possédant sa logique et sa rigueur propre) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historiques au sein d’une société donnée.  Quant à Lévy-Bruhl, dans La morale et la science des mœurs, texte de 1927 (ici : Paris, PUF, 1971, p. 226), il explique par exemple que les sentiments moraux : « se composent à la fois, dans la conscience individuelle, de représentations et de croyances (c’est-à-dire d’idées et d’images liées d’une certaine façon », de pratiques et d’usages (c’est-à-dire de séries de mouvements et d’actes consécutifs à ces représentations) ; et enfin de sentiments d’obligation, de repentir, de remords et de respect. ». Même proposition p. 228, qui décrit « ces idées, ces croyances, ces pratiques, ces institutions… » etc. Chacun appréciera, je suppose, la grande proximité des deux formulations. Doit-on en conclure que Lucien Lévy-Bruhl a anticipé  Louis Althusser ou bien que ce dernier a simplement réinvesti, sous couvert de marxisme, un concept classique de la science sociale issue de Durkheim ? Je penche pour la seconde hypothèse, évidemment… C’est assez dire, je m’en tiens là, la persistance problématique de cette notion de représentation.

     

    Remarque annexe 5 : sur l’histoire des mentalités

    Pour les non historiens, quelques mots sur l’histoire des mentalités, que j’ai évoquée à plusieurs reprises, avec laquelle Foucault a dialogué de manière critique mais positivement, et qui a en effet porté attention à de tels éléments de la vie mentale collective – les représentations. Cet intérêt a été très vif chez les historiens de l’école des Annales (revue intitulée Annales d’histoire économique et sociale en 1929, puis, en 1946, après d’autres changements : Annales. Economie, société, civilisation, ou Annales ESC), dès la première génération, dans les années 1930,  avec Lucien Fèbvre et Marc Bloch. Ces historiens avaient alors pour projet de créer une nouvelle histoire intellectuelle, qui aurait pris place dans le champ de l’histoire sociale[10]. Or c’est cette histoire qui a évolué ensuite dans le sens d’une histoire des mentalités. Au départ, l’entreprise imposait de traiter en général les rapports des idées (doctrines, etc.), avec leur époque et notamment avec l’« outillage mental » d’un milieu social et culturel propre cette époque. Tel était le problème posé par L. Febvre à propos de Rabelais au XVIe siècle, et qui aboutissait à interdire l’utilisation d’une notion comme celle d’incroyance, aux connotations d’athéisme ou de matérialisme bien trop  modernes. On recherchait donc un ensemble d’idées, de croyances, de perceptions, de raisonnement, etc., mises en évidence par des attitudes et des usages, et toutes sortes d’autres « incarnations »[11]. Un tel ensemble, comment le qualifier ? « Structure profonde » dit L. Febvre dans un article de 1948 publié dans les Annales[12] ; « structure mentale » dira 30 ans plus tard Robert Mandrou. D’où les emprunts à la fois aux psychologues comme Maurice Blondel (Introduction à la psychologie historique, 1929), et Henri Wallon (Principes de psychologie appliquée, 1930) mais aussi, bien sûr, à Durkheim et aux durkheimiens, en particulier celui que j’ai cité, Levy-Bruhl (qui ne fut certes pas un durkheimien dogmatique, loin s’en faut) et sa réflexion sur la « mentalité primitive ».

    C’est dans un second temps, après 1945, que s’affirme l’idée de « mentalité ». L’histoire démographique, ayant attiré l’attention sur les attitudes devant la vie, sur la mort, la maladie, etc., on s’est déplacé d’une psychologie vers une anthropologie, ce qui en outre a fixé le primat de la longue durée et relégué un peu la référence à l’événement. Sur ce point, voir notamment, dans un volume dirigé par Jacques Le Goff, Roger Chartier et Jacques Revel, La nouvelle Histoire (Paris, Retz- C.E.P.L., 1978), l’article de J. Le Goff, « L’histoire nouvelle », et un autre article, de Philippe Ariès sur « L’histoire des mentalités ». Cette problématique a également ­été l’objet des réflexions de Paul Ricoeur dans le premier tome­ de Temps et récit (Paris, Seuil, 1983). A partir de là il était possible et souhaitable de découvrir les structures dont on parlait dans des régularités qui elles-mêmes pouvaient être chiffrées, et prendre ainsi la forme de séries statistiques (garantes de l’objectivité des structures). Dans cette perspective, on pouvait donc traiter sur le temps long des­ ensembles massifs de données comme celles concernant les naissances illégitimes, les écritures testamentaires, les livres en circulation dans tel milieu ou telle ville à une époque donnée, etc. C’est ce que Pierre Chaunu appelle, d’une expression admise, une  « histoire sérielle­ au troisième niveau » (au premier niveau on a des phénomènes ­économiques, des courbes de prix, etc. ; au deuxième on a la ­société, des classes, avec des caractéristiques diverses ; et le troisième niveau est celui que j’ai dit : l’affectif et le mental[13]. Un ouvrage majeur, sans doute le ­type achevé de cette approche, c’est celui de Robert Mandrou, De la culture populaire aux XVIIème et XVIIIème siècles : la Bibliothèque bleue de Troyes (Paris, Stock, 1964 ; voir aussi Magistrats et Sorciers en France au XVIIème siècle, Paris, Plon, 1968). Mandrou recense plusieurs centaines de titres ­de la Bibliothèque Bleue de Troyes, souvent diffusée par les colporteurs, et il tire de cela une analyse de la culture des groupes qui ont été les destinataires et ­les consommateurs effectifs de cette littérature (outre R. Mandrou, voir ceux que j’ai déjà cités : M. Vovelle, Ph. Ariès et quelques autres que je n’ai pas la place de citer mentionner[14]). La « masse » s’en trouvait ainsi objectivée, ­et surtout elle était saisie en l’absence de la parole de ceux qui la composent. D’où la ­formule lumineuse de Michel Vovelle : « Quantification : moyen de ruser ­avec le silence des pauvres »[15]. L’histoire des mentalités ainsi conçue suit la logique et utilise les méthodes de l’histoire sociale, et, dans cette perspective épistémologique, la notion de mentalité renvoie non au conscient mais à l’impersonnel (l’automatique), non à l’individuel mais à la « masse » (et non pas seulement de l’élite). Elle désigne quelque chose de secret si l’on veut, une sorte d’inconscient collectif qui imprègne la vie des individus et auxquels obéissent leurs pratiques. L’objet de la recherche, ce sont donc des comportements collectifs ; et, comme le suggère Foucault, les représentations sont alors conçues, dans un second temps, comme étant ce qui traduit ou réfléchit de tels comportements. 

    Il existe certes à l’heure actuelle dans l’histoire culturelle, qui est postérieure à l’œuvre de Foucault, des voies nouvelles, ouvertes sur la base d’objections précises adressées à l’histoire des mentalités. Ces objections, qui sont dues à Michel de Certeau, Carlo Ginzbourg, ou R. Chartier[16], ont mis en doute la capacité du dénombrement et des statistiques, donc de l’observation des régularités de comportement (signe des structures mentales), à atteindre de véritables contenus de ­pensée, tels qu’ils pouvaient être assimilés, reproduits, utilisés et diffusés par les sujets sociaux. C. Ginzburg par exemple dans Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle, Aubier, 1980 [1976], adresse une sévère critique à R. Mandrou, de n’avoir pas su faire la différence entre culture du peuple et culture imposée au­ peuple. En guise de mentalité collective, on n’aurait jamais qu’une unité fallacieuse, qui plaque sur le ­peuple une vision issue des classes ­dominantes (mais imposée par l’archive qu’on s’est donnée). Partant de cette objection, s’impose à l’historien la nécessité de retrouver non pas tout à fait la conscience des acteurs, mais plutôt leurs « stratégies », leurs traductions, leurs appropriations, bref une intentionnalité, ce qui creuse en effet la différence avec les études de la période précédente. R. Chartier,  reprenant la littérature de colportage et  la bibliothèque bleue chère à R. Mandrou, ne se contente alors pas de parcourir la série et de dresser l’inventaire des livres lus, ce qui mènerait à chercher des objets culturels dont on peut évaluer la diffusion et la circulation. Il s’attache plutôt à découvrir la manière dont ces livres sont appréhendés et compris, ce qui renvoie à de multiples « stratégies » (ou… représentations) :  lecture silencieuse ou orale, solitaire ou en public (avec des attitudes spécifiques de ceux qui lisent et de ceux qui écoutent), et aussi des attentes des différents publics de lecteurs, etc., ce qui, en fin de compte, dessine un ensemble d’usages en fonction desquels les textes sont appréhendés, « consommés », dans lequel le message des textes n’est pas fixé seulement par le texte lui-même, n’est donc pas fixé d’une façon définitive, comme s’il était transcendant, et sans que soit jamais possible aucune interprétation, ni aucun détournement (voir par exemple, l’article « Représentations et pratiques : lectures paysannes au XVIIIe siècle », in Lecture et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, pp. 223-244). C’est un retour vers le qualitatif, et par conséquent vers des sources individuelles. Les histoires de vie redeviennent intéressantes, comme les case studies en anglais. On renoue avec­ « l’aventure individuelle » comme dit aussi Alain Corbin[17]. On considère même que l’exceptionnel est porteur de­ vérité, justement parce qu’il interdit les généralisations et les abstractions  statistiques. 

    Au total, ainsi posée à travers ces repères, on peut dire que, depuis les fondateurs, l’idée des mentalités et des représentations qui en expriment le contenu, sont rapportées soit à des structures de pensée, soit à des stratégies d’action. Structure de pensée quand il s’agit de signification émanées de strates culturelles profondes (ou supposées telles) qui s’imposent de l’extérieur à la conscience des sujets et qui sont toujours globales. Stratégies d’action quand il s’agit cette fois de significations et de schémas cognitifs socialement différenciés, et utiles pour traiter des nécessités pratiques et des processus concrets dans lesquels les sujets sont plongés, dont ils ont une forme et un certain degré de conscience, à travers leur activité comme leur discours dans les contextes où ils les assument.

    Mais on peut suspecter que, dans tous les cas, y compris après les rectifications de la récente histoire culturelle, les réticences de Foucault ne seraient pas levées, du fait de l’indifférence de ces approches à la quasi matérialité des phénomènes de discours, de la « pratique discursive » (l’expression est maintenue plus tard par Foucault), et aux règles dans lesquelles sont produites les significations qui constituent la pensée dans un milieu social ou culturel donné. Ceci pourrait d’ailleurs également dispenser de s’interroger sur la question de savoir quel est le coefficient de conscience ou d’inconscience qui affecte les représentations dans la pensée – j’allais dire : dans la tête -  des acteurs sociaux, soit la question de savoir si on a affaire à des déterminations structurelles aveugles ou bien à des actes et des actions qui comportent une part réfléchie. Je fais allusion ici à la discussion sur ce thème entre M. Gauchet et R. Chartier, discussion qui se solde par l’idée qu’il y a bien de l’inconscient dans les actions, mais un inconscient qui n’est pas une structure agissant derrière les actes, car il est au cœur des actes, comme étant ce qui a débordé les acteurs par rapport à ce qu’ils croyaient ou voulaient faire (in Le débat, 1999, n° 103, «  Inquiétudes et incertitudes de l’histoire », pp. 131-168).

    J’arrête là pour cette année.

    Merci et, surtout, à celles et ceux qui m’auraient suivi jusqu’au bout : bravo !

     



    [1]Voir Dits et Ecrits, t. IV, op. cit.,  p. 639 et p.28-29.

    [2]Voir la façon dont Weber interprète les systèmes d’idéaux et de normes, comme « signification culturelle » d’une activité, dans « L’objectivité de la connaissance », article de 1904, in Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1969, pp. 180 et suiv.

    [3]Cf. le petit livre Titres et travaux, Paris, 1969, repris dans Dits et Ecrits, t. I,  op. cit., p. 842.

    [4]On peut parler à  ce propos, j’y ai déjà fait allusion, d’un « nominalisme » essentiel de Foucault. On l’a souvent relevé, P. Veyne le premier, et Foucault l’a accepté. Par exemple, J. Rajchman, dans Michet Foucault, la liberté de savoir, Paris, PUF, 1987. pp. 65 et suiv., parle justement d’une « histoire nominaliste », en référence à l’Histoire de la folie, et Surveiller et punir. Cette option est cependant discutée par les commentateurs, en particulier : H. Dreyfus et P. Rabinow, dans M. Foucault. Un parcours philosophique, op. cit., qui soulignent l’autonomie totale du discours selon Foucault, et concluent à une position « intenable » selon laquelle le discours serait lui-même non seulement autonome mais « unificateur du système global de pratiques » (p. 100).

    [5]Voir François Dosse, L’empire du sens. L’humanisation des sciences humaines, Paris, La Découverte, 1997 [1995], p. 95 ; et Christian  Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia, Les courants historiques en France, 19-20e siècle, Paris, Armand Colin, 1999, p. 275.

    [6]Voir Jacques Guilhaumou, « L’histoire des concepts : le contexte historique en débat », in Annales ESC, 2001.

    [7]L’archéologie du savoir, op. cit., p.  128 et 129 ; cf. Dits et Ecrits, t. II, p. 123 ; et t. IV, p. 632, 651. En quoi il faut nuancer une formulation de Paul Veyne qui note trop rapidement que le discours est tout ce qui est dit (comme les pratiques c’est tout ce qui est fait), dans « Foucault révolutionne l’histoire », in Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1978. p. 215.

    [8]L’archéologie du savoir, op. cit., p. 131 et 136. Voir aussi Deleuze, Foucault, op. cit., p. 14-15.  Il y a un rapport visible, à propos de ce problème du contexte, entre la démarche de Foucault et la théorie des actes de discours. Voir  H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault, op. cit., chap. « Vers une théorie de la pratique discursive ». Nous pouvons nous demander quelle est la différence (et l’analogie) entre la théorie foucaldienne des énoncés et la théorie des actes de discours. Foucault a hésité sur ce point, on le voit dans une lettre à Searl (citée ici, p. 73, en note). Tous les deux s’en tiennent au sens littéral, sans chercher un sens caché, ce qui les oppose conjointement à une approche herméneutique. Mais chez Searle, ce sens est saisi par les interlocuteurs en fonction du contexte local, qui est aussi un arrière plan des pratiques - disent Dreyfus et Rabinow ; tandis que Foucault n’est pas attentif à un tel contexte, parce qu’il s’intéresse aux règles de production des énoncés, donc qu’il regarde les énoncés et le discours comme des sphères « relativement autonomes » (p. 75). Il y aurait même chez Foucault (cf p. 80), « pure décontextualisation ». C’est l’interprétation – pas satisfaisante selon moi -, que j’ai déjà évoquée dans la note 4 ci-dessus.

    [9]Dis et Ecrits, par exemple t. IV, pp. 591 et 597.

    [10]C’est d’ailleurs une histoire économique qui s’ouvre aux dimensions sociales, dans le sillage d’Ernest Labrousse et d’un ouvrage comme l’Esquisse du mouvement des prix et des revenus en ­France au XVIIIe siècle, 1933.

    [11]Alphonse Dupront, « Problèmes et méthodes d’une histoire de la psychologie collective », Annales ESC, 1961.

    [12]Cité par Ph. Ariès, « L’histoire des mentalités », in la Nouvelle histoire, op. cit., p. 414.

    [13]Pierre Chaunu, « Un ­nouveau champ pour l’histoire sérielle : le quantitatif au ­troisième niveau », in Mélanges en l’honneur de Fernand. Braudel, Toulouse, Privat, ­1973, t. 2, p. 105-125.

    [14]Je pense au travail de M. Vovelle sur les testaments au XVIIIe siècle en Provence dans : ­Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle, ­1973 ; et surtout à Ph. Ariès, Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie, 1948 ; et, bien sûr, souvent cité ici, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime, 1960, ainsi que L’homme devant la mort, 1977.

    [15]Michel Vovelle, « Histoire sérielle ou case ­studies : vrai ou faux dilemme en histoire des mentalités », in Histoire sociale, sensibilités collectives et mentalités, ­Mélanges Robert Mandrou, Paris, 1985.

    [16]Je renvoie ici  au précieux ouvrage de C. Delacroix, F. Dosse et P. Garcia, Les courants historiques en France, op. cit., p. 211.

    [17]Alain Corbin, « Le vertige des foisonnements, Esquisse ­panoramique d’une histoire sans nom », in Revue d'histoire moderne­ et contemporaine, janvier-mars 1992).


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  • séance 1

     

    HISTOIRE DES PRATIQUES D’ENSEIGNEMENT

    A L’EPOQUE MODERNE ET CONTEMPORAINE

     

      

    Dans les circonstances présentes, lisez ou relisez l'article "Fanatisme", du Dictionnaire philosophique, de Voltaire (1764) : tout y est! (Sans rapport avec ce qui va suivre, quoique...).

      

      

    INTRODUCTION

     

      

     

    Je ne commence pas cet exposé, dont je ne peux dire à l’heure actuelle combien d’envois lui seront consacrés, sans une certaine appréhension. Ceci pour la raison fondamentale que la description et la compréhension des pratiques d’enseignement, qu’elles se fassent d’un point de vue historique, sociologique, ou autre…,  est un sujet courant, très familier donc fortement investi dans les sciences de l’éducation, alors qu’en même temps, je m’en suis persuadé, c’est un sujet assez méconnu au fond : disons qu’il est insuffisamment investigué. De ce fait, il faut se méfier du sentiment de familiarité qu’il nous procure, et qui est probablement un obstacle à une explication ou une compréhension plus profondes que celles dont nous disposons. En fait, à mon humble avis, je puis le dire tout de suite, il y a une raison simple pour laquelle les sciences de l’éducation n’ont pas fourni un éclairage satisfaisant des pratiques et de l’évolution des pratiques d’enseignement, c’est-à-dire un éclairage d’ensemble de ces pratiques et de leur genèse à l’époque moderne et post moderne (je dis « genèse » car c’est bien là mon objectif, supposant toujours que le point de vue historique - ou généalogique - est celui qui peut et qui doit précéder, pour les aider, les approches des sociologues, des didacticiens, des psychologues, et des autres spécialistes). Quelle est donc selon moi la raison de cette insuffisance ? C’est que l’on a pris pour argent comptant le discours moderniste, le discours de la réforme scolaire, qui vient du grand mouvement de réforme institutionnelle et pédagogique de la Troisième république (cette référence nationale ne doit pas nous faire oublier que le schéma se retrouve dans d’autres pays), et qui est passé comme tel dans les doctrines prônées par les courants dits d’Education nouvelle, quoiqu’ils furent souvent critiques vis-à-vis des organismes étatiques. On a admis comme une évidence définitive ce discours, et plus précisément l’opposition qu’il a établie entre l’ancien et le nouveau dans la pratique de l’enseignement, l’ancien étant caractérisé par la réduction de l’élève à un rôle passif, ce qui serait le propre d’une relation que nous qualifions aujourd’hui de « frontale » (puisqu’on ne dit plus « magistrale »), tandis que le nouveau, le « moderne » (terme si important dans ce qu’il valorise voire sacralise : comme Freinet lorsqu’il parle de « l’école moderne »), serait le propre d’une situation qui entraînerait un élève « actif » dans un processus permanent de découverte et dans une communication ouverte et vivante avec le maître.

    Certes, les historiens  ont fourni  sur ces questions des indications plus fiables, mais, malgré des travaux récents très intéressants et importants, ce sujet d’histoire pédagogique n’a été jusqu’à aujourd’hui abordé que de façon fragmentaire, et lacunaire. D’où l’idée de rassembler et d’exposer ici quelques données utiles…

    En fait, le discours moderniste témoigne aussi de la volonté des pédagogues qui le produisent (individus, groupes, institutions dans l’Etat ou hors de l’Etat,) et qui diffusent comme une incontestable et incontournable évidence leur idée du moderne et l’opposition du nouveau à l’ancien, témoigne de leur volonté, dis-je, de s’approprier  et de conserver le monopole de la modernité. Ils veulent en être les propriétaires, ils veulent être reconnus comme les inventeurs de la modernité en éducation, et avoir ainsi, et eux seuls, la capacité de la formuler comme un idéal et d’en énoncer les valeurs  (valeur de l’enfance, de l’activité enfantine, de l’expérience spontanée du monde au lieu de l’enfermement dans les livres, etc.), et d’en diffuser les normes théoriques et pratiques. Et du coup, être autorisé, légitimé dans la dépréciation et la condamnation de l’ancien comme « routine », habitude « rétrograde », lieu de contrainte, de passivité, d’ennui etc.

    Ces termes réveillent immédiatement nos images les plus communes. Chacun de nous a en tête et imagine facilement les références pratiques de ce discours, ce qui est la preuve de son efficacité historique. L’ancien, que l’on dit contraignant, ennuyeux, etc., ce serait la leçon « traditionnelle » dans l’enseignement primaire et le cours « magistral » dans l’enseignement secondaire. Le maître sur son estrade, exposant ou pérorant, c’est selon, et les élèves dociles et penchés sur leurs cahiers ou leurs copies, voilà ce que notre progressisme de bon aloi ferait effort pour le dépasser depuis plus de cent ans ; voilà ce qu’il faudrait toujours débusquer, et vaincre, au grand dam, désormais, des nouveaux et bruyants (et vindicatifs) tenants d’un retour à la tradition.

    Or le problème est le suivant. Je pense que la thèse fondamentale de ce discours moderniste et anti-traditionnaliste, l’opposition à l’ancien qu’il faudrait rejeter au profit d’un nouveau à instituer, cette thèse, avec son cortège de valeurs et de normes, ne résiste pas à un examen sérieux de l’évolution des pratiques d’enseignement au XIXe siècle. Pourquoi donc ? Parce qu’un tel examen montrera que, précisément, les pratiques de la leçon dans le primaire, et du cours dans le secondaire (dans ce dernier cas sur le modèle d’ailleurs plus ancien des facultés), loin de définir la forme passée, séculaire, ancestrale, depuis toujours enracinée dans les usages des maîtres, relèvent au contraire d’une modalité d’action tout à fait récente à cette époque, tout à fait nouvelle pour le coup. Autrement dit, la leçon et le cours, du moins une forme de leçon et une forme de cours -  formes qu’il faudra décrire très précisément -  sont les formes qu’ont prises les pratiques modernes d’enseignement et dans lesquelles se sont stabilisées ces pratiques. Je le dis sans détour :  la leçon et le cours que nous connaissons, loin d’être des pratiques sans âge que la modernité aurait enfin dépassées, sont au contraire les produits de la modernité, et ce sont eux qui ont prononcé une rupture avec la tradition pédagogique la plus ancienne – laquelle est donc parfaitement méconnue par le discours moderniste contemporain. On verra en quoi a consisté cette tradition oubliée par l’Education nouvelle et tout le discours moderniste à la suite dans lequel nous pensons (mal) encore aujourd’hui.

    C’est donc ainsi que je formule la thèse, ou l’intuition initiale, sur laquelle je fonde et sur laquelle se fonde la totalité des analyses qui vont suivre. En gardant cela en tête, on pourra donc suivre très facilement mes explications.

    Le constat liminaire que je fais a une conséquence. Il faut bien s’avouer que ce discours moderniste, spécialement lorsqu’il a été développé dans le cadre de l’Education nouvelle, nous induit en erreur, car, pour faire croire qu’il créait cette modernité, il s’est donné un adversaire qui était en réalité lui-même le vrai créateur de la modernité pédagogique. Avec ce discours qui s’est diffusé bien au-delà de ses propres acteurs et bien au-delà de l’Education nouvelle et des ses institutions, on ne comprend donc pas bien que ces mouvements de réforme représentent plus certainement une phase d’évolution, un approfondissement de la modernité pédagogique plutôt que l’origine de cette modernité, l’acte de naissance et la création ex nihilo de cette modernité. La modernité précède la réforme et l’Education nouvelle, et celle-ci (l’ « école active », et toutes ses variantes françaises, européennes, américaines, etc.) a eu dans la modernité plutôt la fonction d’un affermissement critique, ce qui lui a peut-être conféré un statut privilégié dans cette histoire…, mais qui n’est pas le statut d’une rupture radicale. Quand je parle de rupture, je pense à un phénomène très lent comme on s’en doute lorsqu’on évoque cet ordre de phénomène de culture.

     

    *****

     

    Un problème historiographique.

    Un problème historiographique à résoudre avant tous les autres, maintenant, est le suivant. On se souvient que, jusqu’à une période récente (depuis 50 ans), et surtout sous l’Ancien Régime et au XIXe siècle, il y a au moins deux grands modes de scolarisation séparés, alors qu’ils sont aujourd’hui unis, unifiés. Il y a la scolarisation par les petites écoles, pour l’apprentissage des rudiments, et très peu voire rien au-delà ; et il y a la scolarisation par les collèges, les pensions privées à côté d’eux, etc., qui peuvent inclure un apprentissage des rudiments mais qui sont dédiés à l’apprentissage de la culture littéraire, la haute culture, essentiellement la rhétorique appuyée sur les langues anciennes et les œuvres de l’antiquité latine et grecque. On a là deux finalités de la culture de l’écrit, d’une part un enseignement en vue d’un usage utilitaire des signes, et d’autre part un enseignement en vue d’un usage lettré. Il y a là aussi deux motifs idéaux de scolarisation (je renvoie à nouveau au début du cours de 2013). Ce sont bien deux systèmes étanches - on parlera après la Révolution de primaire et de secondaire, aujourd’hui de premier degré et de second degré, ce qui souligne la continuité, très forte mais nouvelle, récente. Or pour nous, cela pose une question : puisqu’on observe deux univers distincts de scolarité, d’enseignement et de culture, peut-on faire une seule histoire des pratiques pédagogiques les concernant ? Je réponds : oui et non. Non, parce qu’il a existé, dans ces deux univers scolaires, des modes d’actions spécifiques (aujourd’hui, le primaire est au contraire assez imprégné du secondaire, ce qui pose de graves problèmes) ; mais oui, d’un autre point de vue, parce qu’il y a de l’un à l’autre système ou segment, une logique commune, une sorte de paradigme unique ou commun de la diffusion culturelle, ce qui est bien évident, si bien que la rupture, le changement va se produire dans les deux systèmes, avec bien sûr des différences et des décalages dans le temps. Je vais ici commencer par le niveau inférieur ou « élémentaire » de la scolarité (sans oublier le principe admis par Durkheim dans L’évolution pédagogique en France, selon lequel le niveau secondaire recèle davantage d’éléments significatifs dans cette histoire).

     

    Quelles sources vais-je interroger ?

    Les sources accessibles sont diverses, dès lors qu’on entreprend d’explorer un univers cultuel qui est certes spécifique et fortement institué dans l’école, mais qui n’a d’existence que dans sa relation avec des univers de culture et de pratiques de la culture dans la société, et dans certains groupes sociaux. Il faut donc d’abord se donner un corpus de récits et de témoignages relatifs aux pratiques dans l’école et en dehors de l’école. De tels témoignages apparaissent dans toutes sortes de textes, on l’imagine. Ce sont des textes autobiographiques avant tout, puis de la littérature d’administration, des enquêtes, des rapports d’inspection, des comptes rendus de conférences pédagogiques ou d’autres situations institutionnelles de réflexion collective, des essais destinés à tel ou tel lectorat, etc. Les monographies que l’on trouve ici ou là, publiés sous forme de plaquettes ou dans des bulletins locaux, recueillis par des dépôts d’archives municipales ou même départementales, peuvent d’ailleurs nous faciliter le travail, car, même lorsqu’il s’agit d’ouvrages ou d’articles écrits par des personnes qui n’appartiennent pas forcément à la corporation des historiens de métier, il s’agit souvent d’amateurs très éclairés,  qui mettent à notre disposition des sources parfois abondantes, ou bien seulement les moyens de les localiser.

    Puisque mon exposé est, bien davantage que ceux des années passées, le résultat, pas trop hasardeux, je l’espère, d’un tel travail d’enquête empirique, je pense utile et plus convaincant de citer précisément dans ce qui va suivre les sources que j’ai mobilisées, sur la base d’extraits bien sûr, sources que je tiens pour révélatrices des grandes transformations pratiques que je cherche à repérer et décrire.

    Face à cette diversité, je n’ai pas organisé de séries, je n’ai pas cherché d’exhaustivité – par paresse sans doute. Cependant, pour ne pas négliger les sources les plus faciles d’accès, et qui peuvent être très riches, à savoir les sources scolaires, je me suis penché de manière plus rigoureuse et systématique cette fois sur la Revue pédagogique, une source connue mais peu prise en compte. En l’occurrence, mon examen a porté sur une décennie de livraisons, la décennie des années 1880, précisément : la décennie qui a vu naître les grandes réformes de la Troisième République.

    Un mot sur cette revue. Beaucoup moins investiguée (mais elle l’est parfois, comme dans le livre de Pierre Ognier, Une école sans Dieu ? 1880-1895, P. U. du Mirail, Toulouse, 2008) que le fameux Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (publié sous la direction de Ferdinand Buisson à la même époque), la Revue pédagogique n’en constitue pas moins un objet d’un grand intérêt pour développer la connaissance, encore très lacunaire, des évolutions pédagogiques accompagnées, encouragées ou déclenchées dans cette période de la Troisième République naissante. Créée et publiée en 1878 par un groupe comprenant des membres de l’Institut, des directeurs d’écoles normales, des professeurs et des inspecteurs etc., la Revue pédagogique a été prise en charge comme revue mensuelle en 1882 par le Musée pédagogique (lui-même créé en 1879) - sous les auspices du Ministère de l’Instruction publique, par conséquent avec un statut quasi officiel (voir la notice qui lui est consacrée dans La presse d’éducation et d’enseignement, XVIIIe siècle – 1940, par P. Caspard-Karydis et A. Chambon, tome III, dir. P. Caspard, INRP-CNRS, 1986, p. 478-481). Moins en prise sur l’actualité des réformes et des débats parlementaires associés aux réformes que d’autres périodiques en circulation dans ce champ, comme le Journal des Instituteurs, la Revue pédagogique a toutefois ceci de particulier et d’important, si on s’intéresse à la production normative de l’administration scolaire républicaine, qu’elle se voulut « à la fois théorique et pratique », et qu’on y trouve, de ce fait, autant d’articles de pédagogie générale, c’est-à-dire de philosophie pédagogique ou psychologique, ou encore d’exposés sur l’histoire des institutions et des méthodes, sur les système et les écoles des pays étrangers, etc., que de récits relatifs à certaines pratiques d’enseignement (comme en  lecture, en orthographe, en histoire…), assortis de jugements sur les méthodes et les techniques utilisées par les maîtres. On y trouve également des présentations de procédés nouveaux (ou anciens parfois), des explications relatives aux programmes en vigueur ou à des disciplines encore peu enseignées mais très valorisées (comme les sciences expérimentales ou la morale). Ceci, à côté de rubriques à caractère plus corporatif que professionnel : notamment, une « Chronique de l’enseignement primaire en France » accueille l’actualité des décisions ministérielles et signale de nombreux événements, des concours, des préparations d’examen ; tandis qu’une « revue départementale » consigne toutes sortes de faits – inaugurations, expositions, excursions - y compris pour célébrer des conduites dignes d’être offertes à l’admiration publique (dévouement, générosité, sacrifice). On aura compris dans ces remarques tout le profit qu’on peut tirer d’une étude attentive de cette publication, qui est un témoin exceptionnel des évolutions pratiques et de leurs justifications, à cette époque de l’histoire de l’enseignement primaire.

     

    Remarque historique complémentaire

    Dès les premières décennies du XIXe siècle, les réformateurs et pédagogues - administrateurs, professeurs d’écoles normales, inspecteurs départementaux (crées en 1835), etc.-  lorsqu’ils ont entrepris de diffuser de nouvelles normes d’efficacité auprès des futurs instituteurs ou des instituteurs en exercice – que l’on convoquait alors dans les premières conférences pédagogiques -, ont été dans le cas de produire des codifications très rigoureuses, et ont élaboré une série de définitions qui ont pour nous l’intérêt de porter sur les différents aspects de la pratique d’enseignement. Ces définitions ont fourni des repères aussi essentiels que durables au discours pédagogique qui a pris véritablement naissance à ce moment-là, comme réflexion professionnelle. Une classification très usitée en ce sens distingue alors trois grands registres de la vie et du travail scolaire, c’est-à-dire, pour nous, trois blocs de normes : le registre des modes d’enseignement, celui des méthodes et enfin celui des procédés. C’est ainsi que Louis  Arsène Meunier (un instituteur dont je reparlerai plus loin, ex directeur d’école normale à Evreux),  affirme, en parlant de l’inspection générale de 1833, à laquelle il a participé et qui a été déclenchée dans le contexte de la loi Guizot, qu’il a observé « la conduite générale de l’école » (soit le mode d’enseignement), puis « les méthodes spéciales à chaque branche d’études », et enfin les « procédés divers au moyen desquels on stimule l’intelligence des enfants » ; et Meunier dit avoir surtout entrepris, d’après sa propre expression, de « pénétrer dans le secret des méthodes ».

    De cette tripartition, il y a souvent à l’époque des formulations stabilisées, voire stéréotypées. On peut se reporter au Cours normal des instituteurs primaires, de Gérando, qui recueille une série de leçons dispensées aux élèves–maîtres de l’école normale de Paris en 1831[1]. Dans l’organisation compliquée et minutieuse de l’enseignement mutuel, le registre des « procédés » contient la panoplie des exercices possibles. Ce sont les petits programmes d’actions que les élèves effectuent sous la direction de leurs moniteurs à l’aide de supports matériels ad hoc - tableaux, ardoises, guidons, etc. Pour Gérando, la catégorie des procédés désigne les « instruments extérieurs et mécaniques » de l’enseignement, tandis que la catégorie de la méthode renvoie à « l’ordre suivant lequel les connaissances sont présentées », autrement dit au chemin que doit suivre l’esprit de l’enfant. Il est remarquable, pour l’histoire que je cherche à reconstituer ici, que la distinction méthode-procédés deviendra un passage obligé des cours de pédagogie des écoles normales primaires. Quant au terme de « mode », il se confond déjà, à l’époque, avec celui de « méthode », lequel peut donc recouvrir soit l’exposition progressive des notions (on parle alors de « méthodes spéciales aux branches d’enseignements »), soit l’organisation de l’école (et on dit, comme Gérando : « méthode générale pour la direction d’une école »). Pour nous, l’intérêt de ces distinctions, c’est qu’elles témoignent d’une volonté  de déclencher ou d’accompagner une évolution des pratiques d’enseignement et spécialement, concrètement, des exercices possibles dans les cadres organisationnels établis.

    Ces élaborations s’appuient aussi sur un acquis déjà ancien, car la réflexion sur les méthodes d’éducation et d’instruction était déjà un classique au XVIIIe siècle. On en jugera grâce à quelques études récentes sur ces questions[2]. Présentation des connaissances ou programmation des notions en tant qu’elle est asservie à certaines conditions formelles, c’est-à-dire à un ordre qui se présente sous forme de trajet (par exemple le trajet qui va du simple au complexe, ou du concret à l’abstrait, ou encore, comme on l’entend de nos jours, du « vécu » au « pensé », du spontané à l’élaboré, etc.), l’idée de méthode est principalement traitée chez les philosophes dans le sillage du sensualisme et de l’œuvre de Condillac. Et toute la pédagogie de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe, celle des Idéologues en premier lieu, est en conséquence attachée à valoriser l’ordre de l’analyse, ce qui débouche sur l’idée pédagogique essentielle de l’élémentaire, début et base de l’acquisition des connaissances. (Au XVIIIe siècle, on appelle également méthode un petit opuscule qui permet, en suivant son déroulement, de maîtriser de façon autonome une technique symbolique donnée, par exemple la rédaction de lettres, le calcul appliqué à la tenue des comptes, etc. De tels supports d’autodidaxie sont bien entendu valorisés dans un contexte de vulgarisation encyclopédique des savoirs).

    (à suivre)



    [1]J.-M. de Gérando, Cours normal des instituteurs primaires, ou directions relatives à l’éducation physique, morale et  intellectuelle dans les écoles primaires, Paris, 1832.

    [2]Gibert Py, Rousseau et les éducateurs, Etude sur la formation des idées pédagogiques de Jean-Jacques Rousseau en France et en Europe au XVIIIe siècle, Presses de la Fondation Voltaire, Oxford, 1997; et Marcel Grandière, L’idéal pédagogique en France au dix-huitième siècle, Presses de la Fondation Voltaire, Oxford, 1998.


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